Je vérifiai ma liste d’un air incertain ; j’avais oublié quelque chose, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Bouteilles d’eau, check ; viande séchée, chips, Skittles et autres vivres indispensables, check ; boussole… ? Où avais-je posé cette satanée boussole ? Je retournai les coussins du canapé, sans succès. Je l’avais pourtant sortie du tiroir du bureau, non ?
La sonnette interrompit mes pensées. Je sautillai jusque la porte d’entrée de mon appartement, mais m’arrêtai avant de l’ouvrir, nerveuse. Je pris une profonde inspiration, et tentai un sourire qui ne me donnerait pas l’air d’avoir passé ma journée entière à attendre l’arrivée de Néo avec impatience. Mon reflet acquiesça : j’avais presque l’air détendu.
Je déverrouillai la serrure, détachai la chaîne de sécurité et ouvrit à Néo. A peine m’avait-il saluée que je lui sautais dans les bras, faisant fi de ma contenance. Son éclat de rire se termina dans une quinte de toux :
— L.A, tu m’étrangles, toussa-t-il.
Je me reculai, au comble de la rougitude, et l’invitai à entrer. Il soupira à peine avait-il mis les pieds dans le salon. Son regard passa du gigantesque sac à dos de randonnée, à la table basse recouverte d’articles de journaux, de nourriture et de carnets remplis d’infos piochées sur le net, avant de s’arrêter sur moi. Un instant, je crus déceler une petite lueur étrange dans ses yeux, avant qu’elle ne soit remplacée par l’expression qu’il réservait à chacune de mes nouvelles lubies.
— Je rêve, ou t’es habillée en Lara Croft ?

Après lui avoir expliqué qu’en effet, je préparais mes tenues en fonction de l’évènement auquel nous devions faire face –sans pour autant lui avouer que j’espérais tomber un jour sur un portail qui nous transporterait dans une aventure à la Indiana Jones – nous nous installâmes sur le canapé, et mîmes au point notre plan d’action… qui se résumait tout simplement à nous rendre dans cette étrange forêt, trouver la maison de mes rêves et voir s’il existait vraiment un second portail, ou si notre imagination ne nous avait pas tout simplement joué des tours.

Nous quittâmes mon appartement deux heures plus tard, équipés et jouasses comme des gamins un départ de vacances. La voiture de Néo sentait bon le cuir et le produit à vitres, et j’inspirai à pleins poumons, la tête pleine de délires made in Disney, pressée de voir ce fameux Dumbo. Le soleil était encore haut dans le ciel lorsque nous arrivâmes à l’orée de la forêt de Crécy-la-Chapelle. Les conseils de ma prof de SVT du collège me revinrent en mémoire, et je troquai mon mini short de dinde contre un pantalon de marche pour ne pas tenter les tiques qui se tenaient en embuscade dans les buissons.
— Ben quoi ? Lara Croft, elle s’en fiche des insectes carnivores et des ronces, elle est pas réelle…
— Je ne comprends décidément rien aux femmes, fut la seule réponse sensée que Néo trouva.

Je lui offris mon plus beau sourire, et ouvris la marche dans une bruyante reprise de « Promenons-nous dans les bois ». Un chemin réservé aux promeneurs s’offrait à nous : la commune avait soigneusement entassé de nombreux rondins de bois pour en faire de bucoliques murets naturels, qui me firent fondre immédiatement. Dans cette ambiance, je m’attendais presque à tomber sur la maison des nains de Blanche-Neige. A quelques mètres de là, un chemin broussailleux caché derrière des herbes folles nous faisait de l’œil. Je le montrai du doigt.
— Le chemin des princesses, ou celui des aventuriers sans peur ?
Un lapin s’engagea au même moment dans le tunnel que formaient les buissons, pour mon plus grand bonheur. Néo leva les yeux au ciel, et, dans une révérence guindée, me fit signe de passer devant.
— Plus qu’à suivre le Lapin Blanc, dans ce cas. Après toi, Alice.

***

L.A s’engagea sur le sentier qui s’enfonçait dans la forêt. Elle prenait son rôle d’éclaireuse très au sérieux, s’arrêtant régulièrement pour me montrer des empreintes d’animaux, me prévenant quand elle tenait des ronces pour ne pas que je me prenne une branche pleine d’épines, etc. Plus nous avancions, plus les arbres se resserraient, et notre progression ralentissait fortement. Nous n’étions plus du tout dans une zone touristique ou même aménagée. Je me retournai brièvement pour contempler le chemin parcouru et constatai avec déplaisir qu’il était peu visible. Nous aurions peut-être du mal à faire demi-tour.
— Alors, tu fatigues ? me demanda L.A, ou plutôt me souffla-t-elle entre deux respirations saccadées.
J’avisai la taille de son sac à dos, et me souvins de son poids quand il avait fallu le mettre dans le coffre de la voiture.
— Oui, faisons une petite pause.
— D’accord, mauviette, au pied du grand chêne, là-bas, ça te convient ?
— Parfait.
Et je me dirigeai en toute hâte vers l’arbre en question, surtout pour dissimuler mon visage à ma coéquipière. Ma poker face n’était pas encore au point…

Nous déposâmes nos sacs respectifs, bûmes un peu et profitâmes du calme reposant de la nature.
— T’as vu ça ?
J’ouvris les yeux à regret et regardai dans la direction qu’elle me désignait. Rien.
— Non, qu’y avait-il ?
— Un oiseau trop bizarre.
— Ah.
J’étais sur le point de fermer les yeux à nouveau quand un instinct, de survie oserais-je dire, me fit sentir que ce serait une très mauvaise initiative.
— En quoi était-il étrange ?
— Il ressemblait à une pie, mais les couleurs de correspondaient pas. Il avait des plumes brunes et or, avec un liseré rouge sang sur le bord des ailes et de la queue. Mais surtout, ce sont ses yeux qui m’ont choquée : des yeux brillants et rouges qui m’ont fait frissonner et reflétaient une malice qui n’avait rien d’animal.
— Des yeux rouges ? Pas fréquent dans le monde animal, ça. Un albinos ?
— Un oiseau albinos ? Arrête de renifler tes sièges en cuir, il n’était pas blanc de toute manière.
— Je ne sais pas quoi te répondre alors, je ne l’ai pas vu.
— Taisons-nous, il va peut-être revenir.
Nous tentâmes de nous fondre dans notre environnement en restant parfaitement silencieux, mais à l’affût de chaque mouvement animal. En vain.
— Repartons, proposai-je.

L.A acquiesça et s’arcbouta pour remettre son barda sur ses épaules. Je m’approchai et mis la main discrètement sous son sac pour l’aider à le soulever. Elle me regarda d’un air entendu mais ne fit aucun commentaire.

— Je passe devant cette fois, moi aussi j’aime jouer les explorateurs.
— J’étais sûre que tu aimais Lara Croft…
— Je pensais au Dr. Jones.
— Tout à fait, mon petit Néo, j’en suis absolument convaincue. Mais je ne jouerais pas la bimbo blonde hystérique qui a peur de son ombre.
— Oh, je n’ai jamais imaginé une seule seconde que tu puisses jouer ce rôle.
— Ah oui ? Pourquoi ? Je ne suis pas assez mince ou assez grande, c’est ça ?

Si seulement je pouvais trouver un portail qui m’amènerait dans le monde de la logique féminine. Ça doit forcément se trouver sur une autre planète, pas possible autrement. Je me souvins d’un conseil donné par mon collègue Kevin, grand dragueur devant l’éternel malgré le handicap de son prénom. Ne jamais complimenter une fille sur son physique. Si elle est belle, elle l’aura entendu des millions de fois et n’y prêtera aucune attention. Si elle est ne serait-ce que normale, elle ne te croira de toute façon pas une seconde à cause de tous les complexes qu’elle trimballe. Et dire que, sur le coup, ça m’avait presque paru sensé…
— Toi, tu jouerais Elsa, la blonde autoritaire qui se n’en laisse pas compter, qui mène l’expédition et qui porte le cuir comme personne.
— Oh ! C’est gentil ça.
J’étais vraiment fier de ma réplique. Il faudrait que je la replace.
— Hé ! Tu m’as comparée à une nazie !

Et m…..

***

Je suivais Néo lentement, mais ne prêtais guère attention à ce qu’il me racontait. Les arbres touffus formaient un dôme au-dessus de nos têtes, et de magnifiques chants d’oiseaux nous parvenaient de toutes parts. C’était merveilleux, et je me régalais. Le sentier que nous suivions était parsemé de petits bouquets de fleurs épars, certains de couleur terne, d’autres aux couleurs de l’arc-en-ciel. Si j’avais pu, j’en aurais cueilli une de chaque espèce, et les aurais mises à sécher en rentrant à la maison. Même les ronces étaient étranges ; dorées, elles reflétaient les quelques rayons de soleil qui parvenaient à filtrer à travers les branches. J’avais perdu toute notion de temps, à flâner ainsi dans la forêt, mais cela ne me posait pas plus de problème qu’on pourrait s’imaginer. Après tout, j’avais appris à mes dépends plusieurs semaines auparavant que le temps était assez subjectif.
Toujours perdue dans mes pensées, je me heurtai au sac à dos de Néo, et compris qu’il s’était arrêté. J’allais lui demander ce qu’il lui arrivait, mais il posa sa main sur ma bouche, et me montra le buisson qui nous barrait la route. Je haussai un sourcil questionneur, mais ne dis rien. Il soupira lourdement, et écarta les branches du bout des doigts.
— Regarde, tu vas pas en croire tes yeux.
Je regardai à travers le minuscule interstice entre les feuilles, me reculai et me tournai vers Néo, hébétée.
— J’en crois pas mes yeux.
C’était impossible. Je me glissai entre les branches, m’écorchant les mains et la joue droite, mais n’en avais cure. Je devais m’approcher, il le fallait. Je n’y croirais qu’une fois de l’autre côté. Néo cria mon prénom, mais je l’ignorai. Lorsqu’il me rejoignit, j’étais assise en tailleur, la bouche grande ouverte dans un « oh » muet.
— T’as vraiment aucun sens du danger, L.A, c’est pas croyable ! T’es complétement folle de foncer comme ça sans même savoir ce qui t’attend de l’autre côté !
— Néo, tais-toi et laisse-moi apprécier cet instant.
Dans un sursaut digne des meilleures groupies, j’imitai alors Flynn Rider, et repris :
— Ça y est, j’ai apprécié. Néo, je veux une maison magique dans les bois.
A son expression, je compris qu’il n’avait pas saisit la référence, mais qu’il avait enfin pris conscience de l’endroit où nous nous trouvions.
— L.A… C’est magnifique.
J’acquiesçai. Sous nos pieds, un épais tapis d’herbe verte ; des arbres hauts de centaines de mètres cachaient la lumière du soleil, et pourtant, nous y voyions comme en plein jour. Je remarquai de nouvelles fleurs qui répandaient une douce lueur rosâtre intimiste ; un parfum de menthe fraîche flottait dans l’air, d’étranges animaux, mi- écureuils, mi- lémuriens sautaient d’arbre en arbre et nous observait curieusement. Nous étions dans une bulle. Et au centre-même de cette bulle ensorcelée, se dressait la maison que nous cherchions.
Faite exclusivement de bois, elle reposait sur les troncs des feuillus avoisinants. Un large perron de bois clair s’ouvrait sur une petite terrasse –enfin, petite n’était pas vraiment le terme approprié alors qu’on aurait pu y garer cinq limousines mises bout à bout. Chaque étage était entouré d’un balcon avec vue sur la clairière, et je m’imaginai un instant allongée dans une balancelle, une tasse de thé dans une main et un bouquin dans l’autre. De la bave devait me couler sur le menton, car lorsque j’émergeai de ma rêverie, Néo m’observait telle une bête malade.
— On achète, chéri, dis, on achète ? quémandai-je d’une petite voix.
— Pas sans avoir visité l’intérieur, voyons. Et si les toilettes se trouvaient dans le salon ?
Je ris, et lui pris la main, l’entrainant dans une course effrénée jusque la demeure.

— Bon, le tout maintenant, c’est d’entrer…
Je frappai à la porte. Mes coups résonnèrent atrocement fort.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
— Et bien, je frappe à la porte pour qu’on vienne nous ouvrir…
Néo sourit, et me lança un clin d’œil.
— Ah, les Elfes sont pas connus pour leur intelligence !
Je lui tirai la langue, et fis mine de bander un arc invisible :
— Arrête les Chiantos, nabot.
Personne ne vint nous ouvrir, et Néo prit les rênes en poussant la porte du bout du pied. Elle s’entrebâilla dans un grincement sinistre auquel je n’étais pas préparée.
— Si c’est pas malheureux d’avoir une baraque pareille et ne pas en prendre soin, murmurai-je en entrant.

Nous arrivâmes dans un gigantesque vestibule aux murs entièrement recouverts par une fresque peinte. Je m’approchai et étudiai une des scènes représentées. On y voyait une armée d’hommes, tous vêtus de bleu, affrontant des créatures sorties de mes pires cauchemars de môme : des ogres aux dents acérées, d’énormes tigres couverts d’armures étincelantes ; un instant, je crus reconnaître Gtujliko dans la foule de monstres. Je clignai des yeux, et la vision disparu. Je reportai mon intérêt sur une licorne blanche, et sur la femme qui la montait ; elle était d’une beauté à couper le souffle, couverte de peaux de bêtes, de cuir, et, à en juger par la couleur, de sang. Au bout de son bras levé, une fine épée tranchante. Néo vint à mes côtés, et chuchota :
— Dis donc, j’aimerais pas me retrouver seul avec elle…
Je lui lançai un regard dubitatif.
— Bon, ok, mais désarmée alors.
Nous reprîmes la visite en riant.
— Les hommes, tous les mêmes…

***

Je me détachai de la fresque et me lançai dans le tour du propriétaire. L’intérieur de la bâtisse était tout aussi impressionnant que sa façade. De grandes pièces, spacieuses, agréables à vivre. La visite de chacune d’elles était marquée par un petit couinement extatique de L.A qui tombait raide amoureuse mètre après mètre.
Il me fallut un moment pour réaliser que la décoration avait une particularité fort singulière. Rien de métallique n’était visible, rien de plastique non plus. Tout était en matières naturelles, en bois la plupart du temps. Ce qui signifiait, bien évidemment, qu’il n’y avait pas le moindre appareil électrique.
— Une vie en osmose avec la nature, laissai-je échapper.
— Génial, n’est-ce pas ?
— Tu sais ce que cela signifie ?
— Pas de vilaines ondes Wifi qui te grillent la cervelle, pas de télévision pour abrutir les quelques neurones qui auraient survécu ?
— Pas de cafetière…
Elle émit un petit gémissement plaintif, et me fit son regard de suricate blessé.
— Pas de café ? murmura-t-elle, à l’agonie.
— Ne sois pas défaitiste, l’humanité n’a pas commencé à boire du café qu’à partir de l’ère industrielle. Mais, une bonne tisane avec des herbes de la forêt est peut-être toute aussi savoureuse.
Elle poussa un soupir à fendre les pierres et monta un étage supplémentaire en traînant les pieds. Je la laissai à ses souffrances et continuai de mon côté. Je pris un tems pour admirer la vue depuis le somptueux balcon et avisa le soleil qui déclinait. J’appelai L.A pour l’avertir, mais elle ne répondit pas. Je finis par la trouver au tout dernier étage, aménagé comme un observatoire, où elle admirait la forêt, perdue dans des pensées insondables. Un peu gêné de l’avoir taquinée sur sa drogue favorite, et de l’avoir perturbée à ce point, je retournai terminer l’exploration.

Passé le moment magique de la découverte, il me fallait revenir sur terre, et chercher une relation entre la Licorne et cet endroit. A part la fresque, rien ne laissait penser que la traficante de drogue la plus connue du pays pouvait avoir un quelconque rapport avec un manoir en bois.
— Tu as trouvé quelque chose ? fit une voix bien connue dans mon dos.
— Non, rien de révélateur. Au fait, la journée avance bien, je crois qu’on devrait dormir ici. Je ne suis pas sûr de retrouver le chemin facilement, et si on se fait surprendre par la nuit, ce ne sera pas amusant.
— C’est cela que tu voulais me dire tout à l’heure, sur l’observatoire ?
— Hum, oui.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Oh, tu étais… tu avais l’air… concentrée. Je ne voulais pas te déranger.
Elle me regarda d’un air dubitatif.
— Tu t’inquiétais pour moi ?
— Non, pas du tout, mentis-je effrontément.
— Tu savais que « non, pas du tout » signifie presque toujours « oui, tout à fait » ?
— Où as-tu entendu cela ?
— Tu n’as pas nié !
— Bref. On dort là ?
— C’est une invitation ? minauda-t-elle.

Conscient que j’étais en train de perdre légèrement la main sur la conversation… d’accord, de me faire mener par le bout du nez, nous partîmes vaillamment, ma honte et moi, à la recherche de deux chambres habitables.
— Avec vue sur la terrasse, s’il te plaît, chéri ! me cria ma compagne auto-proclamée.

Je n’avais que l’embarras du choix, étant donné la taille de l’endroit, et je réalisai qu’un danger bien plus grand me pendait au nez. Miss Sac à Dos 2014 avait emporté beaucoup de choses, dont un sac de couchage. Ce que j’avais omis de faire, ne pensant pas en avoir l’utilité, et préférant voyager léger. Heureusement, je pouvais compter sur sa discrétion proverbiale pour ne pas en faire mention. Ou pas.
La chambre retenue obtint l’approbation de sa future occupante et nous prîmes le temps de discuter de la source de notre aventure.
— Que sais-tu sur la Licorne, et la Poussière d’Etoile ? lui demandai-je.
— J’ai lu une référence pour la première fois sur mon site shamanique. Un des membres les plus actifs utilise souvent des psychotropes pour certains rituels.
— Hum…
— Oui, je sais ce que tu en penses, mais je ne m’en sers jamais personnellement. Quoi qu’il en soit, ce gars-là est très calé et explore souvent de nouvelles voies. Il a mentionné un produit qu’il a appelé la poussière d’étoiles, nommée ainsi parce qu’elle provient de débris de météorites. Et cela lui a retourné la tête comme jamais auparavant. Il a vu des choses complétement inédites.
— Si j’avais reniflé du gravier, moi aussi j’aurais vu des choses complétement inédites. Les urgences, pour commencer.
— Ah, mais laisse-moi finir, rabat-joie. La PEF a augmenté ses perceptions, il arrivait à deviner les pensées de sa copine, à voir son aura et à ressentir ses émotions. Et, apparemment, quand tu l’utilises en pleine nature, c’est encore plus fort. C’est vraiment terrible, et il n’y a eu aucun effet secondaire. Du coup, ça a fait tâche d’huile et beaucoup ont cherché à s’en procurer.
— Pas d’effets secondaires ?
— Ben, oui.
— Je t’ai dit comment j’en ai entendu parler de mon côté ?
— Non, dis-moi !
— Un des commerciaux de ma boîte a fait une overdose avec ton produit sans effets secondaires. Il en est mort.

J’étais conscient de la violence de ma phrase, mais je ne voulais pas qu’elle se laisse tenter. Même si je la croyais sincèrement quand elle me racontait pratiquer de petits rituels magiques sans danger. Tant qu’elle se contentait de se tenir la main avec ses copines autour de bâtons d’encens et de pentacles à la peinture noire, cela ne me stressait pas plus que ça. Mais la rencontre avec un Dévoreur d’Ombres m’avait laissé entrevoir qu’un autre monde existait, et j’avoue que son enthousiasme sans bornes engendrait chez moi une petite boule dans l’estomac qui m’était assez désagréable. Bon, j’aurai mérité qu’elle me traite de papa poule pour une fois.
— Désolée pour ton collègue.
— Ce n’est jamais neutre de se vriller la tête. Ce que je trouve bizarre, c’est que ce n’était pas vraiment le genre mystique, ce type-là. Plutôt le registre boîte de nuit sur les Champs Elysées et poudre blanche récréative. Je ne comprends pas que la même PEF puisse être utilisée de ces deux façons-là.
— Et pourquoi Crécy-la-Chapelle ?
— J’ai été rencardé par quelqu’un qui avait remarqué mes messages sur différents forums et autres blogs. Il m’a envoyé cette photo en disant que cela m’intéresserait sûrement.
— Tu le connaissais ?
— Ni d’Eve, ni d’Adam.
— Et tu lui as fait confiance ? Comme ça ?
— Pas spécialement. C’est en apprenant que tu avais découvert des éléments qui allaient aussi dans ce sens que je me suis décidé.
— Et si c’était un piège ?
— Quel intérêt de me piéger, moi ?
— Tu es trop confiant, Néo, ça te jouera des tours.
— Si tu le dis. En tous cas, chou blanc, nous sommes venus ici pour rien. Enfin, au moins la balade était sympathique. Nous aurons peut-être les idées plus claires demain. Dodo time.

Je m’apprêtais à me lever pour regagner ma chambre quand je remarquai qu’elle m’examinait d’un air interrogateur.
— On est pas fâchés, dis ?
— Non, on est pas fâchés. Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai lu qu’il ne fallait jamais aller se coucher sur une dispute.
Je pris quelques secondes pour savourer par anticipation ce qui allait irrémédiablement se produire.
— J’ai lu cela aussi. Ce n’est pas ce qu’on dit des couples qui dorment ensemble, d’habitude ?

Elle ouvrit de grands yeux effarés et piqua un fard, tandis que je restais à contempler le résultat de ma fourbe réplique.
— Va te coucher, Néo !
— Bonne nuit…
— Oui, oui, bonne nuit.

Et je partis enfin me coucher en retournant l’idée dans ma tête comme un bonbon dont on a envie de conserver longtemps le parfum.

***

Un grondement de tonnerre me réveilla en sursaut. Les yeux grands ouverts sur une pièce que je ne reconnus pas comme ma chambre, ma première pensée fut qu’une fois encore, j’avais dû bien picoler au bar la veille. Je cherchai du bout des doigts, anxieuse, une personne allongée à mes côtés sous les draps, et n’en trouvai aucune. La mémoire me revint alors, et je poussai un soupir de soulagement. Je n’étais pas dans le lit d’un inconnu, mais dans une magnifique maison qu’on aurait crue sortie de l’imagination de Tolkien. Je refermai les paupières, et décidai de me rendormir.
Un nouveau bruit sourd me sortit des bras chauds de Morphée. Ce n’avait rien d’un coup de tonnerre… Mon pouls s’accéléra légèrement, et j’hésitai entre me cacher sous les draps, comme une gamine apeurée, ou courir chercher du secours. J’optai pour la seconde solution, et quittai le refuge de la chambre en quatrième vitesse. Je traversai le couloir au rythme sourd des bruits extérieurs, et entrai comme une furie dans celle qu’avait choisie Néo. Je le trouvai roulé en boule sur le matelas, engoncé dans le sac de couchage que je lui avais prêté. Je le secouai doucement.
— Néo, réveille-toi. Vite.
— Encore cinq minutes, s’il te plaît… grommela-t-il, à moitié endormi.
Je n’avais pas le temps pour m’attarder sur son aspect mignon au réveil, et le poussai violemment de son petit nid douillet. Il atterrit dans un BOUM sonore du plus bel effet, et je me maudis intérieurement de trouver ça hilarant. Il se remit debout, un air mauvais sur le visage, mais je me ruai sur lui et le forçai à s’accroupir. Il dût comprendre à mon expression que je n’étais pas dans un énième délire, mais qu’un vrai danger nous menaçait, car son visage passa de la colère extrême du pauvre homme jeté du lit, à celle que je préférais : le Néo concentré sur la tâche qui s’offrait à lui.
— C’est quoi le topo ? me demanda-t-il immédiatement.
— Il y a un truc dehors, qui rôde autour de la baraque. J’ai pensé que c’était un orage, mais le bruit ressemble plus à des pas qu’autre chose.
— T’as vu ce que c’était ?
Je levai les yeux au ciel, exaspérée.
— Non, sinon je te l’aurais déjà dit. T’es drôlement long à la détente, au saut du lit.
Il marmonna d’obscures paroles, que je balayai d’un signe de la main. On aurait tout le loisir de débattre de mon manque de tact et de douceur plus tard, si nous survivions à cet ennemi inconnu. Les pas reprirent, plus proches qu’auparavant. Ils semblaient venir de toutes parts, résonnant dans le silence de la nuit. J’imaginais déjà des centaines d’armées, similaires à celles dépeintes dans le vestibule, et ma vision m’arracha un petit gémissement terrifié. Néo prit les commandes de l’opération « Night Survival ».
— Ok. La première chose à faire, c’est découvrir ce qui nous encercle.
— …
— La dernière chose à faire, c’est quitter cet abri et s’enfuir dans les bois à l’aveuglette.
— Ah…
— Alors tu arrêtes d’enrouler ton sac de couchage, et tu te calmes, L.A. D’accord ?
— Néo ?
— Quoi, encore ?
— Et si on était tombés dans un piège tellement gros qu’on l’avait pas vu venir ?
— L.A, arrête la parano, me rassura-t-il aussi gentiment qu’il put. Personne ne sait que nous sommes ici ; ce n’est pas un traquenard.
A ces mots, il se hissa vers la fenêtre, et écarta les rideaux de velours rouge. Un énorme fracas nous parvint de l’étage inférieur, et je frissonnai.
— Ohmondieunéoletrucestdanslamaison, lâchai-je d’une traite, paniquée.
— Non. Le truc en question vient juste de déraciner un arbre. Regarde.
Je me hissai à mon tour, et observai les alentours. En effet, un petit arbre arraché du sol trônait au milieu de la clairière, brisé en mille morceaux.
— Je ne sais pas ce qui nous attend dehors, mais c’est très fort. Très, très fort.
— Mon couteau Suisse ne nous servira donc à rien, je suppose…
— M’est avis que c’est d’un char d’assaut dont nous aurions bien besoin.

Au même instant, un cri grave me glaça jusqu’aux os ; un souffle digne des plus gros cyclones souleva les rideaux, et nous éloigna de la fenêtre ; la maison grinça, et sembla sur le point de s’écrouler.
— C’est quoi ce bordel ? hurla Néo par-dessus le hurlement du vent.
— C’est la fin du monde ! hurlai-je en retour, la peur au ventre.
Une masse noire gigantesque cacha la lumière de la lune, nous laissant dans la pénombre. Néo commença à ramper jusque la fenêtre, mais je lui attrapai la main : hors de question qu’il me refasse le coup du héros qui finit dans les vapes. Il regarda nos doigts entrelacés, et revint vers moi, résigné.
— Aucune chance que tu oublies mon epic fail avec Gtujliko, hein ?
— Zéro chance.

Le cri reprit, plus fort et plus… reconnaissable.
— C’était un… barrissement, non ?
— Ça y ressemblait. Tu crois que –
— C’était ton Dumbo ? Ça se pourrait, en effet.
La partie Disney de mon esprit sauta sur place ; mais mon instinct de survie doucha son enthousiasme d’un froid « Dumbo n’a pas l’air content. T’approches pas, ou tu vas finir en petit bois ». L’obscurité se fit plus opaque encore, mais le vent s’était calmé. Ce qui ne rassura pas Néo.
— Le calme avant la tempête, l’entendis-je murmurer.
Je déglutis difficilement. Néo choisi ce moment pour allumer sa lampe de poche, et éclaira la pièce. Je me retins de lui faire remarquer que cela faisait bien cinq bonnes minutes que nous étions dans le noir, et qu’il aurait pu y songer avant parce que j’étais pas loin de m’évanouir telle une donzelle effarouchée, moi, dans cette ambiance. Le mince rayon de lumière illumina enfin la fenêtre, et ce que nous vîmes nous arracha simultanément un hoquet de terreur. Un œil noir immense, aux cils longs comme mes bras, nous observait. Je n’osais pas imaginer la taille de la bestiole qui allait avec, mais mon cerveau, lui, prit un malin plaisir à faire le calcul insensé, et je pouvais entendre ma petite voix intérieure prendre les mensurations : si ses cils font la longueur de mon bras, on peut facilement en conclure que sa trompe fait trois fois ma taille ; la trompe d’un éléphant fait les trois quarts de sa hauteur, donc il ferait dans les quatre, quatre fois et demi ma hauteur ; au niveau du poids, je miserais sur les cent tonnes, parce qu’il vaut mieux se préparer au pire ; ce qui impliquerait donc qu’il pourrait détruire la maison d’un seul coup de patte, nous écrasant Néo et moi dans le processus, mettant ainsi fin à notre –
— Ferme-la ! criai-je pour la faire taire.
Néo m’éclaira, l’air surpris.
— Mais j’ai rien dit !
— Pas toi, ma conscience, répliquai-je en mode folle à lier.
Cela ne choqua pas outre mesure Néo, qui étudia l’animal hors du commun, tel un zoologue zélé échappé de Discovery Channel.
— T’imagines la taille de ses défenses ?
Génial, j’avais oublié que les éléphants, normaux ou pas, possédaient une paire d’armes redoutables 100% ivoire naturel, et mon sang ne fit qu’un tour. S’il se décidait à épargner la maison, rien ne nous garantissait qu’il n’allait pas nous empaler.
— Merci, Néo, t’es un vrai copain, grognai-je, la mâchoire contractée.
Un rire nerveux lui échappa, et il murmura des paroles d’excuses, que je n’entendis pas vraiment. Ma petite voix me poussait à m’approcher de notre voyeur animal. Je repoussai cette idée, mais ma curiosité se ligua contre moi à son tour, et, avant que Néo puisse m’en empêcher, je me faufilai entre le lit, en direction de l’ailéphant.
L’énorme œil avisa ma présence, et cligna deux fois, probablement pour faire le point sur ce minuscule insecte nerveux qui risquait aussi impunément sa vie. Je levai une main tremblante, et touchai la peau grisâtre de la bête. Les cils soyeux et doux me chatouillèrent le bras. Je pris ce contact comme un signe de paix, et continuai à le caresser. Sa peau était couverte à certains endroits par de petits amas de poils qui me firent l’effet de câliner un gros Saint Bernard.
— Oh, t’aime les doudouces, hein, grosse bêbête poilue ! C’est qui le gros néléphant à L.A ? Bah oui, c’est toi ! gagatisai-je d’une voix aigüe.
Néo me saisit le poignet brusquement, et me tourna vers lui, les yeux inquiets.
— Tu ne tiens pas à ta vie ?! Et si tu l’énerves, là, et que ses défenses traversent d’un coup la cloison ?
Je haussai les épaules, et lui offris mon plus beau sourire carnassier :
— On mourra ensemble, chéri, vu que t’es pile face à lui toi aussi. C’est romantique, hein ?
Notre petite dispute sembla ennuyer l’ailéphant, qui dut trouver notre sitcom indigne de son intérêt pachydermique, car il s’éloigna de la fenêtre dans un vrombissement d’ailes qui n’était pas sans rappeler le décollage d’un Boeing, très vite suivi d’un barrissement qui me laissa d’insupportables acouphènes. Ce qui n’était pas forcément désagréable, en fait, car à peine notre nouvel animal domestique avait-il mis les voiles et survolait-il la clairière, que Néo se lançait dans une tirade pleine de colère à l’encontre de mon inconscience… Ce qui ne m’empêcha pas de sourire pour moi-même : nous avions survécu à notre nuit dans le manoir, et en plus, j’avais fait des câlins à Dumbo. Et ça, c’était grave la classe.

***
Au bout d’un moment, je compris que mes paroles glissaient sur L.A comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elle était en mode Disney, son esprit perdu dans des hauteurs stratosphériques complétement hors d’atteinte. Je la laissai à ses pensées, et parti voir l’étendue des dégâts. Le manoir était plus solide qu’il n’en avait l’air, il ne risquait pas de nous tomber sur la tête. J’entrevis cependant une lueur blanchâtre qui provenait du deuxième étage. Je m’approchai doucement, mais fis promptement demi-tour quand j’entendis des voix sourdes, qui devinrent rapidement plus nettes. Je remontai à toute allure, mais silencieusement —je vous assure que l’on peut faire les deux.
— T’as pas entendu du bruit ? fit une voix d’homme un étage plus bas.

D’accord, on ne peut peut-être pas faire les deux…

— L.A, murmurai-je. Y a du monde en bas qui vient d’arriver.
Elle plaqua sa main sur sa bouche pour réprimer un hoquet d’inquiétude.
— Montons, proposai-je. On va se faire prendre sinon, le plancher grince trop.

Nous prîmes nos précautions pour accéder au quatrième étage, et entendîmes les voix se rapprocher de nous.
— Tiens, quelqu’un a dormi dans mon lit, déclara le même homme.
— Oh, quelqu’un a dormi dans mon lit aussi, lui répondit une femme.
L.A et moi nous regardâmes en faisant d’intenses efforts pour ne pas éclater de rire. Peu importe que ce moment fût le moins bon de toute la création pour se fendre la poire, l’instant tutoyait la perfection… Quand le bruit caractéristique d’une carabine que l’on arme résonna dans notre dos.
— Et quelqu’un est couché dans ma propriété, tonna une grosse voix bourrue que n’aurait pas reniée Gandalf.

Ah, je ne connaissais pas cette version…

110