Le voleur à l’œil mort qui m’avait accosté à l’Auberge des Quatre Lances se tenait devant moi, me fixant d’un œil impassible. Je me trouvais étreint d’un curieux sentiment de malaise tandis que mon esprit tentait en vain de trouver une explication rationnelle à cette singulière situation.

– Comme on se retrouve n’est-ce pas ? s’exclama Meurtus Vn’Kan.
– J’avoue ne pas bien saisir à quel jeu vous jouez maître voleur…
– Je ne laisse à personne d’autre le soin de recruter un voleur si je l’ai moi-même repéré. Quant à mon identité, bien peu de personne la connaisse en dehors des membres de la Lame de Lune, et je fais en sorte que cela reste ainsi.

L’explication était claire, concise et parfaitement logique. Tout à fait en accord avec le caractère du personnage. L’homme ne s’embarrassait pas de fioritures.
– Es-tu toujours prêt à entendre ma proposition, ou ce petit subterfuge t’a-t-il refroidi ? continua-t-il avec un calme inébranlable.
– Un bon voleur fait une habitude des faux-semblants, répondis-je sans hésiter. Qu’attendez-vous de moi ?
Mon vis-à-vis sourit d’un air satisfait.
– Je t’avais bien jugé. Je n’aime pas les gens qui tergiversent. Mais avant d’entrer réellement au service de la Lame de Lune, tu vas devoir faire tes preuves.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
– Je suis prêt.
C’était la vérité. J’étais, en cet instant, plus que jamais déterminé à réussir. Qu’importait après tout les méthodes de Meurtus Vn’Kan tant que cela me permettait de louer lucrativement mes services.
– Parfait ! s’exclama Meurtus. Si tu as autant de talent qu’il y paraît, cette petite mise à l’épreuve devrait être une promenade de santé. Je suppose que tu connais la Tour Rastrame.
– Bien entendu. Elle est célèbre dans tout Edania.
– Tu devras t’y introduire, de nuit cela va sans dire, et y dérober un objet magique de très grande valeur, le Sceptre Conjurateur d’Armandir. Inutile de perdre mon temps à t’expliquer où il se trouve précisément dans la Tour. Tu devras donc t’y rendre de jour et le repérer. Cela te permettra aussi d’étudier les protections dont il dispose. Et elles sont nombreuses, crois-moi ! Inutile également de te préciser que si tu échoues, nous t’abandonnerons à ton sort.

La précision était en effet superflue. Je savais pertinemment que l’on ne me pardonnerait pas le moindre échec.
– Tu as une semaine pour mener à bien ta mission, et sache que tu ne recevras aucune aide de notre part. Retourne chez Mektrok Iebus quand tu auras réussi, Irvan t’y attendra.
Il désigna de la tête le voleur qui m’avait servi de guide, et celui-ci poussa un soupir résigné.
– Je te souhaite bonne chance, Flad, dit Meurtus d’un ton presque solennel.
– Je vais réussir, répondis-je, ne m’étonnais même plus d’être nommé ainsi. N’en doutez pas ! Je quittai la pièce sur les talons d’Irvan. Ce ne fut que plus tard, alors que le voleur me ramenait vers le sous-sol de la boutique d’Iebus, que je me rendis compte d’une chose bien singulière. Pas une seule fois au cours de notre entretien, Meurtus Vn’Kan ne m’avait regardé dans les yeux.

La Tour Rastrame est le plus vieil édifice de Valthur. Edifiée à la fin du Premier Age, elle a d’abord été un sanctuaire dédié au panthéon d’Edania. Au Deuxième Age, la Tour devint l’école de magie de Valthur, les différentes écoles de magie disposant chacune de l’un des étages de l’édifice. Gagnant en puissance et en richesse à la fin du Deuxième Age, ces factions ont toutes entrepris de faire bâtir des édifices privés où serait délivré leur savoir.
Abandonnée, la Tour Rastrame se métamorphosa alors petit à petit en un lieu de pèlerinage pour tous les mages d’Edania. Aujourd’hui, elle abrite une impressionnante collection d’objets magiques liés de près ou de loin à l’histoire de la cité de Valthur.
Plantée tel un tronc géant en plein cœur de la ville, la Tour domine de ses cinq étages le quartier religieux. Montée sur une gigantesque âme de pierre et de métal, elle est recouverte de plaques de bois peintes dans un ton rouge sombre. Les pans de toit circulaires entourant chaque étage sont couverts d’une pierre noire et brillante extraite des carrières de Bald’s.

Les lieux de pèlerinage sont habituellement baignés d’un silence sépulcral, propice au recueillement des fidèles qui y affluent. Le brouhaha qui régnait au rez-de-chaussée de la Tour Rastrame tranchait radicalement avec cet aspect des choses. Une foule compacte se pressait autour des tables et des étagères sur lesquelles trônaient toutes sortes d’objets magiques. Armes, sceptres, gemmes et bijoux s’alignaient sous les regards attentifs de l’assemblée. Je passai plusieurs minutes à examiner du regard tous les recoins sans parvenir à discerner le moindre système de protection. Ni garde, ni barrière, ni bouclier magique, rien qui ne semblait pouvoir empêcher les visiteurs de faire main basse sur n’importe quel objet.
– Ma parole, la confiance est loin d’être la dernière vertu de cette ville, marmonnai-je d’un ton sardonique.
– Ne vous méprenez pas.
Je pivotai et avisai, adossé au mur, un jeune mage, enveloppé dans une robe à capuchon d’un rouge éclatant. Son visage était tatoué d’arabesques sombres et entrelacées, indiquant qu’il appartenait à l’école des Mages de la Terre.
– Vous ne les voyez peut-être pas, mais ce sont des centaines de glyphes gardiennes qui tapissent cette salle. Quiconque oserait ne serait-ce qu’effleurer un objet se retrouverait immédiatement prisonnier de milliers de liens magiques… dans le meilleur des cas !
– Hum, je vois, répondis-je. La protection la plus efficace est celle que l’on ne devine pas.
Le mage acquiesça d’un signe de tête.
– Merci du conseil, en tout cas.

Je m’étais efforcé de prendre un ton parfaitement désinvolte. En y repensant, je doute fort cependant que le jeune mage ait jamais soupçonné la véritable valeur du renseignement qu’il venait de me fournir. Un renseignement capital. Crocheter une serrure, passer inaperçu d’une cohorte de garde était une chose mais passer outre la vigilance de plusieurs centaines de barrières magiques en était une autre.
Je me mis un instant à espérer que le Sceptre Conjurateur d’Armandir soit protégé par un système plus conventionnel contre lequel mes talents auraient eu tout loisir de s’exprimer. Je compris bien vite cependant que mon espoir relevait de l’utopie la plus naïve. Etant donnée l’absence totale de protection visible autour du sceptre, il était évident qu’elle était tout aussi invisible et magique que dans le reste de la Tour Rastrame. Le défit qui m’attendait n’allait pas être facile à relever. Mes talents de voleur étaient certains, mais ils ne s’étendaient pas au champ du magique.
Je disposais certes d’une semaine pour trouver une solution, mais sans appui ni relation dans une ville que je venais à peine de découvrir, l’entreprise ne serait pas aisée. Je ne savais absolument pas par où commencer. Valthur ne manquait pas de mages en tout genre, mais je doutais fort que les écoles de magie ou les magiciens qui avaient pignon sur rue acceptent de traiter avec un voleur. Et certainement moins encore avec un agent d’une guilde.

Autrement dit, il allait falloir que j’écume les auberges, les bas quartiers, les lieux de débauches et tous les recoins les moins reluisants de la grande cité de l’Ouest. J’allais à nouveau devoir me fondre dans le monde de la nuit et du secret, dans la crasse poisseuse des bas-fonds. C’est la toute la contradiction du métier de voleur. Pour parvenir à s’introduire dans les demeures les plus luxueuses ou à dérober les objets les plus précieux, il fallait bien souvent se résoudre à fréquenter tout ce qu’une cité pouvait contenir de scélérats et de traine-misères, près à louer leurs services et leur savoir pour quelques pièces. J’avais néanmoins une piste pour commencer mes recherches. Les mercenaires de tout poil ne manquaient sûrement pas dans la salle enfumée et bruyante de l’Auberge des Quatre Lances.

Granek Ort’Vor déposa une écuelle de potage fumant devant moi. La nuit était déjà bien avancée et je restais seul dans la petite salle à manger de l’auberge. J’avais passé la journée à filer un groupe de magiciens qui m’avaient paru convenir à ce que je recherchais, mais ils s’étaient finalement révélés n’être que de jeunes novices s’adonnant au trafic de parchemins. Ils n’avaient certainement pas les connaissances nécessaires pour briser les glyphes gardiennes de la Tour Rastrame.
Ses corvées achevées pour la soirée, Granek Ort’Vor vint s’attabler en face de moi. L’aubergiste était manifestement d’humeur à discuter. Et à boire. Il saisit la bouteille d’eau-de-vie de Glace qu’il avait posée devant lui et s’en servit un généreux gobelet. J’acceptai celui qu’il me proposait mais refusai cordialement les suivants. J’aimais à boire un ou deux verres d’alcool pendant le souper ou à la veillée, mais si je dépassais ce volume, mon estomac se mettait à me jouer des tours et je me retrouvais à vomir tripes et boyaux dans les premières latrines venues.

Pendant que j’avalais avec entrain le réconfortant potage aux légumes, Granek m’entretenait des dernières rumeurs que colportaient les aventuriers. A ce que l’on disait, les caravanes de marchands attaquées sur la Gran’Route se faisaient de plus en plus nombreuses, sans que l’on sache réellement qui en était responsable. On savait néanmoins qu’il ne s’agissait pas de bandits de grand chemin. En effet, les pillards se contentaient de s’emparer des armes et de l’argent, sans se donner la peine d’examiner la marchandise ou de rafler les chevaux ou les bœufs.
– Sûrement des démons de basse classe, conclu Granek avec une moue de dégoût. Des gobelins ou des kobolds, j’en mettrais ma main au feu.
Il avala une grande rasade d’eau-de-vie et ajouta :
– Je me demande bien ce qui leur prend d’attaquer les caravanes. Comme s’il n’y avait pas assez de voyageurs solitaires dans les Terres Sauvages !
Je ne savais que répondre, peu au courant que j’étais de ce qui se passait dans les Terres Sauvages, et je me contentai d’acquiescer. Il du prendre mon expression pour du scepticisme car il ajouta :
– Enfin, il vaut mieux faire attention aux dires des aventuriers. Ils n’ont pas leur pareil pour enjoliver ou dramatiser les choses.
Comme pour mettre un terme définitif à son discours sur le sujet, il vida d’un trait le reste de son verre.
– Et toi mon jeune ami ? As-tu trouvé le travail que tu es venu chercher de notre bonne vieille cité ?
Je levai vers lui un regard intrigué mais avant même que j’ai pu ouvrir la bouche, il continua.
– Surtout ne va pas t’imaginer que j’en sais plus que j’en ai l’air. Mais ils sont nombreux les jeunes gens qui, comme toi, ont quitté leur terre natale pour tenter leur chance à Valthur.
Je souris pour moi-même. Après tout, cela ne coûtait rien de lui répondre. Le Semi-Ogre avait été fort aimable avec moi depuis que je m’étais installé à l’auberge, aussi un minimum de politesse n’était-il pas superflu.
– Mes recherches avancent bien pour le moment. Mais la concurrence est rude !
– Dans ce cas, je te souhaite bonne chance, et n’ais crainte. A Valthur, il y a toujours du travail.

Il s’arrêta ici sur le sujet. Mais quelque chose ne m’avait pas échappé. Il n’avait pas une seconde chercher à savoir quel travail je recherchais. Comme s’il le savait déjà. Notre conversation dériva sur le marché de l’hiver, puis sur la rigueur de la saison à venir et enfin sur les récoltes étonnement faible de l’automne précédant. Je fus rapidement rassuré. En effet, mon interlocuteur passait d’un sujet et d’une histoire à l’autre, en omettant parfois des détails élémentaires. Je finis par me rendre à l’évidence que son oubli était sans doute complètement normal et naturel.
Je prétextai finalement une soudaine fatigue pour mettre un terme à la conversation. J’avais besoin de calme pour réfléchir et le bavardage incessant du Semi-Ogre commençait à me porter sur les nerfs. Granek ne sembla pas s’en formaliser plus que ça. Sa lourde main se posa sur mon épaule au moment où je m’apprêtais à passer la porte. Son visage s’était soudain durci et il me regardait d’un air curieusement sérieux.
– Fais bien attention, jeune homme. Je suis l’un des rares dans cette cité à connaître la véritable identité du vieil Œil de Lune, aussi j’imagine fort bien quel genre de travail il a pu te proposer. Si tu acceptes son offre, tu t’engageras sur un terrain très dangereux. Alors je te conseille de bien réfléchir.
Il attendait une réponse et je sentais que celle qui reflétait mes pensées ne lui conviendrait pas.
– Je vais y réfléchir, je n’ai rien décidé.
En y repensant, je ne crois pas que le Semi-Ogre ait cru un seul mot de ma réplique.

– Granek est pourtant le mieux placé pour savoir que rien de ce qui se dit aux Quatre Lances ne reste secret. Une chance pour lui que j’ai été la seule à avoir pu entendre votre conversation.
Le couloir était sombre et je ne distinguais pas la femme qui venait de s’adresser à moi. Une porte s’ouvrit soudain, laissant s’échapper un cône de lumière jaune et éclairant du même coup la jeune fille qui venait de l’ouvrir. Vêtue d’une ample tunique, la jeune serveuse de l’auberge, me souriait, le visage à demi dissimulé derrière ses longs cheveux roux. Là, au beau milieu de la nuit, dans ce couloir étroit et sombre, cette soudaine apparition avait quelque chose de surnaturel. Mais, étonnement, je n’étais pas surpris. Comme si j’avais su que cela allait se produire, sans comprendre cependant pourquoi.
– Venez, nous avons à parler, dit-elle en pénétrant dans la pièce chaudement éclairée.
Je la suivis, tiraillé entre méfiance et curiosité. Ma main droite tenait fermement le manche de ma dague dont la lame restait collée à mon poignet. La jeune fille referma la porte derrière moi et entreprit de tisonner le feu qui brûlait dans un petit âtre. Elle se retourna d’un mouvement vif, son visage radieux éclairé par la lumière dansante des flammes. Si j’avais eu l’imprudence de boire plus d’un verre de l’eau-de-vie de Granek, je serai certainement tombé à la renverse. Je l’avais aperçu deux fois depuis mon arrivée à l’auberge et pourtant pas un instant cela ne m’avait effleuré l’esprit. Mais ainsi vêtue et les cheveux dénoués, le doute n’était plus permis. Cette jeune fille, c’était Korr’Alle.

Elle était devenue une femme mais l’expression de ses yeux et son sourire espiègle n’avaient pas changé. Comment avais-je pu ne pas la reconnaître ?
– Korr’Alle, dis-je dans un souffle.
– Tu en as mis du temps, Flad !
J’attendais le moment où elle viendrait m’asséner une grande claque dans le dos comme lorsque nous étions enfants, mais il ne vint pas. Au lieu de cela, elle s’assit sur le rebord de la cheminée et me regarda d’un air désolé.
– J’aurais préféré te revoir dans d’autres circonstances Flad, mais j’imagine qu’il devait en être ainsi.
Vingt fois, cent fois, j’avais imaginé nos retrouvailles, cent fois j’avais imaginé tout ce que j’aurais à lui dire et pourtant je restais planté là, incapable de prononcer un mot. Elle s’approcha de moi, plantant ses yeux d’azur dans les miens, et sa voix devint un souffle.
– Alors te voilà au service de la Lame de Lune.
Je me reculai d’un pas et me surpris à serrer davantage le manche de ma dague.
– Mais comment diable es-tu au courant ?
– Ne t’inquiète pas ! Si je le sais, c’est simplement parce que moi aussi, je travaille pour la Guilde.
Il me fallu, je l’avoue, quelques instants pour digérer la nouvelle.
– Alors te voilà devenue voleuse toi aussi ? finis-je par demander.
– Pas exactement. J’officie pour la Lame de Lune en tant que mage Abjurateur.
Elle me tourna le dos et retourna s’asseoir sur le rebord de l’âtre.
– J’ai appris que l’on t’avait confié une mission et je sais que tu ne pourras la mener à bien sans l’aide d’un magicien.
– Dois-je comprendre que tu me proposes ton aide ?
– Tu l’as déjà compris.
Korr’Alle avait toujours su ponctuer nos conversations de ce genre de répartie destinée à me clouer le bec. Cela, au moins, ne semblait pas avoir changé.
– C’est fort aimable de ta part mais je doute que le patron voit d’un très bon œil que j’utilise les services d’un agent de la Guilde.
– Te l’a-t-il interdit ?
– Non.

Elle avait raison. J’avais toujours suivi la maxime qui dit que tout ce qui n’est pas interdit est permis et que les interdictions peuvent toujours s’interpréter. Un proverbe d’ailleurs tout à fait adapté au monde des voleurs. Voilà bien une chose à laquelle j’étais pourtant plus qu’habitué. J’avais cependant toujours travaillé seul, et le fait de savoir que j’avais des comptes à rendre à quelqu’un semblait altérer mon jugement.
– Dans ce cas, que peux-tu faire pour moi ?
– Faire en sorte que tu n’ais pas à te soucier des glyphes gardiennes de la Tour. Car c’est bien cela qui te pose problème, n’est-ce pas ?
La sensation d’avoir été espionné d’aussi près sans m’en être seulement douté me procurait un désagréable sentiment d’amertume et je m’abstins de répondre à sa question.
– Que me proposes-tu ? dis-je enfin.
– Un simple sort de Dissimulation à la Magie devrait suffire. Tu n’as qu’un seul objet à voler, ton exposition aux pouvoirs magiques des glyphes restera donc limitée. Ce sort fera parfaitement l’affaire à conditions que tu ne t’attardes pas.
– Ce n’est nullement mon intention !
Elle sourit. La situation avait tout de déroutante.
J’avais toujours imaginé nos éventuelles retrouvailles comme une débauche d’éclats de rire, de boutades et de récits hauts en couleur. Or nous étions là, dans cette chambre étriquée d’une modeste auberge, à discuter du comment associer nos talents pour opérer un vol, sans même savoir comment l’autre en était arrivé là.
Peut-être était-ce là un aboutissement logique, après toutes ces années, mais une désagréable sensation s’insinuait dans mon esprit, se muant petit à petit en certitude. Quelque chose semblait s’être brisé entre nous. Ce lien subtil, magique, qui nous unissait lorsque nous étions enfants n’avait pas résisté à l’éloignement et au passage des ans. Mais plus encore, une gêne palpable paraissait s’être érigée entre nous, telle une barrière qui nous empêchait de rétablir ce lien que le temps avait brisé. Cela, je ne me l’expliquais pas.

La nuit était sombre et froide et la lune d’hiver avait peine à éclairer les larges rues pavées du quartier religieux. Dissimulés dans l’ombre de la colonnade du temple de Krartir, nous observions la Tour Rastrame de l’autre côté de la rue. Aucune patrouille en vue, tout était calme.
– Tiens toi prêt, me prévint Korr’Alle.
Je restais silencieux tandis que la magicienne commençait à psalmodier la formule du sort de Dissimulation. Elle accompagnait ses incantations de gestes étranges, traçant dans les airs des arabesques du bout des doigts. Soudain, elle cessa de chanter et tandis les mains, paumes ouvertes vers mon visage. Un halo lumineux m’enveloppa quelques instants puis disparu.
– Te voilà invisible à la perception des glyphes de garde. Hâte-toi Flad, le sort dure à peine une vingtaine de minute.
Là encore, je ne répondis pas, me contentant de hocher la tête, avant de m’éloigner. La main de Korr’Alle m’attrapa l’épaule.
– Fais attention. Tu es invisible aux yeux de la magie mais pas à ceux des humains. Les gardes de la Tour sont tous d’anciens soldats, ils n’hésiteront pas à donner la mort.
– Ne t’inquiètes pas pour moi, je sais ce que j’ai à faire.
Je ne m’étais pas retourné pour lui répondre. Je descendis les marches du temple et me perdis dans l’obscurité de massifs végétaux qui agrémentaient les parcs ouverts du quartier religieux.
A mesure que j’approchais de la Tour Rastrame, un profond malaise me gagnait. Étrange, inexplicable, mais furieusement présent. J’avais préparé ma mission avec autant de rigueur que d’habitude, sans rien laisser au hasard. Pourquoi donc ressentais-je une telle angoisse ?

Lorsque j’arrivai en vue des portes, mes doutes se muèrent en certitude. Quelque chose ne tournait pas rond. Il n’y avait aucun garde à l’entrée de la Tour.
J’entrepris d’examiner les abords. Ni sang ni traces de lutte, rien n’indiquait ce qui avait pu leur arriver. Le lourd battant de la porte était entrouvert, mais la serrure était intacte. Du travail d’expert. C’était illogique. Un voleur suffisamment doué pour crocheter une telle serrure sans y laisser la moindre trace n’aurait jamais commis l’erreur de laisser la porte entrouverte, au risque d’attirer l’attention d’une patrouille. Tout cela puait la mise en scène à plein nez.
Il ne me restait plus qu’à espérer que celui ou ceux qui m’avaient devancé dans la Tour n’étaient pas là pour la même chose que moi. Sans quoi l’affaire risquait sérieusement de se compliquer. J’avais la désagréable sensation que tout ceci n’était pas une simple coïncidence. Mon instinct de voleur me criait de rebrousser chemin mais mon désir de faire mes preuves prenait le pas ou voulait en avoir le cœur net.
Le hall de la Tour était aussi sombre et austère la nuit que bruyant et encombré pendant la journée. Une crypte hantée n’aurait pas été plus sinistre. Comme à l’extérieur, ceux qui m’avaient précédé n’avaient laissé aucune trace de leur passage. Je tendis l’oreille. Aucun bruit ne venait troubler les ténèbres. J’hésitais quelques secondes puis m’engageait dans le couloir circulaire du rez-de-chaussée.
Les salles qui s’ouvraient le long du passage étaient toutes aussi lugubres les unes que les autres à cette heure de la nuit et il n’en allait pas différemment pour celle où se trouvait le sceptre d’Armandir. Les pâles rayons de la Lune s’engouffraient à travers une large fenêtre et éclairaient le sol et les murs d’une lumière blafarde, faisant ressortir d’étranges entrelacs gravés à même la roche : des glyphes de garde.
Cet étrange phénomène n’attira cependant mon attention que quelques secondes, car la lumière de la Lune éclairait également le piédestal où se trouvait le Sceptre Conjurateur d’Armandir. Du moins, où il aurait du se trouver, car son emplacement était vide. Terriblement et évidemment vide. Mon instinct me l’avait hurlé dès le moment où j’avais posé le pied dans la Tour, mais j’avais refusé de l’écouter. La réalité n’était cependant plus contestable. Une autre question se posait à présent, car l’évidence aurait voulu que le Sceptre ait été dérobé par une autre guilde. Et c’eu été une bonne explication si c’était un autre objet qui avait été dérobé. Mais que ce fut cet objet en particulier et précisément le soir où j’avais décidé d’agir, tout cela sentait trop le coup fourré pour n’être qu’une simple coïncidence. Quelqu’un m’avait doublé, et ce pour une raison bien précise. Une raison qui devait me concerner personnellement, sans que je la connaisse.
Me faire doubler dès ma première mission n’était pas quelque chose que j’avais envisagé. Je ne disposais malheureusement pas du moindre indice pour découvrir qui était derrière tout cela, et donc pas de la moindre chance de mettre la main sur le Sceptre dans le temps qu’il me restait.
Un cri rauque me tira de mes réflexions :
– Quelqu’un s’est introduit dans la Tour ! Déployez-vous !

La garde ! Cette fois, plus de doute possible, on m’avait tendu un piège. Je ne perdis pas de temps à m’interroger plus avant sur la signification profonde de tout ce qui venait de se passer. Je bondis vers la fenêtre, grimpai sur le rebord et débâclai le battant d’un coup d’épaule, cassant un carreau au passage. Je sautai le plus loin possible au dehors, me réceptionnai en roulé-boulé et me mis à courir sans me retourner. Le bruit de la fenêtre brisée avait néanmoins attiré l’attention de la patrouille.
– Il est là !
Le cliquetis des hauberts m’indiqua que les gardes s’étaient lancés à ma poursuite.
Heureusement, leurs cuirasses les ralentissaient tandis que je filais dans les larges rues dallées du quartier religieux. J’avais pris sans hésiter la direction du Nord-est, celle du quartier des habitations, dans lequel j’étais certain de pouvoir semer mes poursuivants en me dissimulant dans les petites venelles tortueuses.
Une chance dans mon malheur, il n’y avait pas d’archer dans la patrouille qui me poursuivait et je n’en croisai pas d’autre pendant ma fuite. Autrement, dans les grandes allées du quartier religieux et de la place du marché, j’aurais été une cible plus que facile.
Je pénétrais enfin dans les ténèbres rassurantes du quartier Nord-est. Les gardes me poursuivaient toujours mais leur allure ralentissait. Alourdis par leurs armures, ils commençaient à fatiguer, mais moi aussi. Soudain, au détour d’une ruelle, j’avisai la porte d’une cave restée entrouverte. Je n’hésitai pas une seule seconde et me faufilai derrière le battant, en prenant bien soin de le refermer derrière moi. L’oreille collée au bois, j’entendis les gardes passer dans la rue, leur souffle rauque couvrant presque le claquement de leurs chausses ferrées sur les pavés.

Épongeant mon front d’un revers de la main, je m’assis sur les marches grossièrement taillés et repris lentement mon souffle. Je restai là, tapi dans l’ombre, pendant un long moment. J’en profitai pour retirer ma tunique à capuchon, sous laquelle ma chemise était trempée de sueur. Profitant du calme, une centaine de questions étaient revenues tournoyer dans ma tête. Qui avait pu me tendre ce piège et pourquoi ? En avait-on personnellement après moi ou était-ce la Guilde que l’on cherchait à atteindre ?
Toutefois, s’il y avait bien une chose sur laquelle je ne m’interrogeais pas, c’était la conséquence de mon échec. Je ne me faisais plus d’illusion quant à mon intégration à la Lame de Lune. Ma seule chance était d’arriver à prouver à Meurtus Vn’Kan que ce revers n’était pas de mon fait. Le borgne avait semblé m’accorder un certain crédit mais cela suffirait-il pour qu’il accepte de me croire et de m’accorder une seconde chance, rien n’était moins sur.
L’aube commençait à poindre derrière les planches disjointes de la porte. Il était temps de quitter mon abri pour ne pas attirer l’attention des propriétaires des lieux. Ma tunique de voleur sous le bras, je sortis sur le pavé, frissonnant dans cette atmosphère froide qui précède le levé du soleil. Aussi me hâtais-je de traverser le quartier Nord-est et de regagner l’auberge des Quatre Lances. A cette heure précoce, les rues étaient déjà animées, mais aucune agitation particulière n’y régnait et les gardes que je croisai ne semblaient pas particulièrement préoccupés. La nouvelle du vol du sceptre d’Armandir ne leur était sans doute pas encore parvenue. Mieux valait cela. Je préférais ne pas avoir à raser les murs.

A peine une heure plus tard, je passais à nouveau la porte branlante de l’armurerie de Mektrok Iebus. Un curieux bruit de chuintement résonnait dans la boutique mais, à première vue, le Nain n’était pas là. Je me dirigeais vers la tenture qui masquait l’entrée de l’arrière boutique lorsque retentit un grand fracas métallique. Je me retournai à temps pour voir un dangereux amoncèlement d’armures s’écraser au sol, accompagné d’un juron guttural. Une main tenant une fiole d’huile jaillit du chaos de fer, bientôt suivit d’un bras et de la tête hirsute et ahurie de Mektrok Iebus. Le Nain secoua la tête comme pour se remettre les idées en place et éclata de rire :
– Une journée qui commence bien ! s’écria-t-il.
Sa voix devint un murmure et il ajouta :
– Allez-y, il vous attend.

Je le remerciai d’un hochement de tête et passait dans l’arrière-boutique. Irvan était là, aussi taciturne et apathique que lors de notre première rencontre. Sans un mot, il tourna les talons et ouvrit la trappe des égouts. Je le suivis, tout en prenant un soin tout particulier à me maintenir à distance d’une éventuelle attaque. Après tout, si la nouvelle de mon échec était parvenu aux oreilles de Meurtus Vn’Kan, il pouvait bien avoir décidé de me supprimer. Et si c’était le cas, je n’étais pas décider à me laisser faire. Me fait doubler sur un vol était une chose, perdre la vie pour cela en était une autre. De plus, je n’avais pas l’intention de me laisser trucider avant d’avoir découvert le fin mot de l’histoire. Mais Irvan se contenta de me guider, par maints détours, jusqu’à une nouvelle trappe, dont le bois, vermoulu et humide, menaçait de tomber en lambeaux. Nous débouchâmes alors dans une ruelle sombre et puante, encombrée de déchets et infestée de rats. Dégageant à grands coups de pied les rongeurs qui s’approchaient un peu trop prêt, mon guide s’engagea par la lourde porte métallique d’un haut bâtiment. Avec étonnement, je me retrouvais dans une boutique d’objets magiques, probablement l’une des rares qui se trouvât dans le quartier des habitations. Plus étonnant encore, personne dans la boutique ne sembla s’étonner de notre entrée impromptue. Irvan ne me laissa pas le temps de pousser plus loin mon questionnement.
– Montez, le chef vous attend, dit-il en désignant un escalier raide qui s’ouvrait sur notre droite.

Nous y étions. Les minutes à venir seraient sans doute déterminantes. La mince volée de marche donnait accès à un couloir minuscule ouvrant sur longue pièce bien éclairée. Meurtus Vn’Kan y faisait les cents pas, l’attention rivée sur un rouleau de parchemin jaunis et craquelé. Il se retourna à mon entrée et son visage sec se fendit d’un sourire satisfait.
– Ah ! Je t’attendais, dit-il d’une voix étonnement enjouée.
Il posa le parchemin sur un large bureau et se laissa aller contre une bibliothèque massive.
– Je dois te féliciter, poursuivit-il, tu as parfaitement mené à bien ta première mission.
La bouche sèche, je ne réussi pas à prononcer le moindre mot, mais la phrase pour le moins étrange de Meurtus Vn’Kan n’y était que pour peu de chose. Une vision venait de me couper le souffle. Sur le bureau de bois noirci, à quelques centimètres à peine du parchemin que Meurtus Vn’Kan venait de déposer, trônait, scintillant à la pâle lumière d’un matin d’hiver, le Sceptre Conjurateur d’Armandir. Difficilement, comme si le choc avait altéré mes cordes vocales, les mots parvinrent à franchir mes lèvres.
– Est-ce le Sceptre d’Armandir ? demandais-je.
– Bien évidemment ! répondit Meurtus Vn’Kan. Tu as pu constater par toi-même qu’il avait disparu de la Tour Rastrame.
Le premier choc passé, mon cerveau se remit lentement en ordre de marche. Les pièces commençaient à s’assembler, mais des zones d’ombre demeuraient encore et m’empêchaient de comprendre toute la logique des évènements.
– De deux choses l’une en ce cas, dis-je, à demi pour moi-même. Soit vous avez réussi à reprendre le Sceptre à ceux qui me l’ont soufflé sous le nez, soit tout cela relève d’une manipulation plutôt malsaine !
– Nous t’avons manipulé, certes, mais cela n’avait rien de malsain, répondit Meurtus Vn’Kan d’un ton toujours aussi impassible. Les protections magiques mises à part, dérober le Sceptre d’Armandir ne présentait aucune difficulté pour un voleur doué d’un minimum de talent. Il nous aurait suffi de te fournir une protection magique contre les glyphes et tu aurais sans aucun doute réussi à dérober le Sceptre. Toutefois, cela nous aurait rien appris de nouveau sur ton véritable potentiel.
– En ce cas, pourquoi m’avoir confié cette mission ?
– Car en nous emparant du Sceptre juste avant ton arrivée, nous te mettions face à une situation à laquelle tu n’étais pas préparé. Quelle qu’ait été l’issue ensuite, la guilde était gagnante. Ou bien la garde te tombait dessus et tout soupçon était ôté des guildes, ou bien tu parvenais à t’échapper et nous nous assurions définitivement de tes talents.
– En quoi le fait d’être poursuivi par les soudards de la milice constitue une preuve de mes compétences ?
– Je connaissais tes compétences de voleur bien avant ton arrivé à Valthur. La Lame de Lune a des yeux et des oreilles dans bien des lieux d’Edania. Tu es un bon voleur, je le savais, autrement tu ne serais pas dans cette pièce aujourd’hui. Mais la différence entre un bon et un excellent voleur ne réside pas dans sa rapidité à crocheter les serrures ou dans sa dextérité au vol à la tire. Elle réside dans sa capacité à se sortir libre et en vie d’une situation inattendue.

Imparable. Comme la première fois, sous un aspect retors et irrationnel, la stratégie de Meurtus Vn’Kan était d’une logique absolue. Toute l’histoire était devenue parfaitement claire, à un détail près toutefois. J’hésitais puis fini par poser la question qui me brulait les lèvres :
– Korr’Alle était-elle au courant de vos intentions ?
– L’agent Korr’Alle a agi selon les ordres et a mené parfaitement à bien sa mission…. (à suivre)

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