Le soleil de l’aube se levait sur un paysage immaculé de givre. Des lueurs roses irradiaient progressivement les pentes des monts les plus proches, à l’image des sculpteurs Nains de Kâlad, peignant leurs dernières créations de peinture d’or. Les chapes de brume qui s’effilochaient dans les vallées prenaient, à l’ombre, une couleur bleutée. Le spectacle était impressionnant, magnifique, envoûtant.

Et redoutablement inquiétant. L’hiver arrivait en effet sur les lignes de l’Ân-Zul et même si les traverser ne me prendrait que peu de temps, cela n’avait rien de réjouissant. Je devrais en effet trouver chaque soir un abri sûr, sous peine de finir gelé par le blizzard. Reprenant mon chemin, je me préparais mentalement à gravir la route qui serpentait sur les pentes raides et caillouteuses en direction du Col de Vahal. Jadis très fréquenté, ce passage restait cependant synonyme de danger pour les marchands. Les bêtes de sommes lourdement chargées progressaient avec lenteur et les chutes étaient chose fréquente, même alors que la route était entretenue. Cependant, pour un homme seul et à pied, le passage de cet étroit renfoncement dans les monts de l’Ân-Zul ne revêtait pas de difficulté insurmontable.

A mesure que j’avançais, je me rendis compte que le vent froid et pénétrant qui m’avait accompagné pendant les deux premiers jours de mon ascension semblait avoir enfin cessé ; à présent, je pouvais progresser beaucoup plus rapidement et régulièrement. La route des mines, abandonnée depuis des siècles, était encore large et stable, et on pouvait encore aisément en suivre le tracé sans risquer de s’égarer. Sans doute aujourd’hui ne permettait-elle plus le passage de caravanes de marchand comme celles qui se rendaient jadis de Zûl-Garâl aux mines de Reshad, mais un voyageur solitaire et faiblement chargé comme je l’étais pouvait progresser à une allure plus que satisfaisante.

J’étais d’autant plus satisfait de suivre cette piste que la découvrir n’avait pas été aisé. Comme je l’avais calculé, deux journées de marche m’avaient été nécessaires pour rallier les ruines de Zûl-Garâl, que j’avais atteintes vers le milieu de l’après midi. Le soleil brillait alors aussi clair qu’il pouvait l’être au début de l’hiver, et pourtant, l’endroit était des plus lugubres. Des imposants entrepôts de pierre qu’avaient bâtis les Nains ne subsistaient que quelques pans de murs, épars et recouverts d’une mousse épaisse et brunâtre. De rares moellons surgissaient encore ça et là, tristes vestiges des larges rues pavées sur lesquelles avaient autrefois circulé tant caravanes, pleines de marchandises de toutes sortes. A l’entrée de la cité ancienne, se dressait, gris et froids, les restes d’une arche. Elle avait dû être de haute taille, forte et puissante, mais aujourd’hui, seule au milieu des débris, elle semblait frêle et courbée, comme si un simple souffle pouvait la balayer, et avec elle, tous les vestiges de la puissante cité commerciale qu’avait été Zûl-Garâl. J’avais rapidement détourné le regard de cette vision désolante, pour me mettre à la recherche de la route des Mines. Malheureusement, le temps avait trop bien fait son œuvre, et aucun chemin n’était visible à l’Ouest.

J’avais sillonné les Terres Sauvages sur plusieurs kilomètres dans cette direction, sans succès, et le jour touchait alors à sa fin. N’ayant aucune envie de passer la nuit aux abords des tristes ruines du comptoir des Nains, j’avais tracé à travers à lande, maintenant un cap aussi stricte que possible vers l’Ouest.

Après une nuit courte et froide, j’avais repris mon chemin, toujours dans la même direction. A la mi-journée, mes pas m’avait portés sur les pentes d’une petite colline, au sommet couronné d’un bosquet de conifères rabougris et secs. De là, le regard portait sur plusieurs kilomètres à la ronde, et à une courte distance au Sud, j’avais vu se dessiner le ruban sinueux d’un chemin bien tracé, serpentant en direction de l’ouest. Je l’avais suivi pendant deux jours, tenaillé sans cesse par l’incertitude, car rien n’indiquait qu’il s’agissait bien là de l’ancienne route des mines. Ce n’était qu’au matin du troisième jour que mes craintes s’étaient apaisées. Le chemin menait en effet aux contreforts est des monts de l’Ân-Zul, et là se dressaient les ruines d’une ancienne halte, flanquée d’une tour ronde à demi effondrée. Un large panneau de fer en barrait encore l’entrée. Dessus étaient représentées deux figures divines : Arkliford, le dieu bicéphale des mines et des forgerons, et son fils Jurionas, protecteur des mineurs de Reshad. A présent que j’étais engagé sur la bonne voie, il ne me restait plus qu’à espérer n’avoir d’autres ennemis à affronter que le vent et le froid avant d’atteindre les Terres Sauvages du Centre.

Le vent en question, que j’avais cru s’être essoufflé depuis la veille, fit à nouveau son apparition vers la mi-journée. Les bourrasques glacées, qui soufflaient de plus en plus fort à mesure que je gravissais la pente raide du col de Vahal, manquèrent plusieurs fois de me faire mordre la poussière. Le dos voûté, le poids du corps porté vers l’avant, je progressais avec peine, m’efforçant à chaque pas d’assurer mes appuis et de laisser le moins de prise possible au vent. J’avais vite cessé de tenter de mesurer la distance parcourue et j’évitais de regarder devant moi, tout autant pour regarder où je mettais les pieds que pour ne pas me décourager. La piste était plus raide que je ne l’avais tout d’abord imaginé et les attaques incessantes du vent m’avaient peu à peu fait perdre la notion du temps. J’aurais été tout à fait incapable de dire si cela faisait plusieurs heures que j’avais entamé l’ascension, ou seulement quelques minutes.

Je débouchais soudain sur une plate-forme taillée dans le roc. Je levais doucement les yeux, craignant de constater qu’il ne s’agissait que d’un palier ménagé dans la pente. Je contemplai alors un spectacle admirable. Au Nord et au Sud, s’étendaient les lignes et les crêtes déchiquetées des monts de l’Ân-Zul, sur lesquels le pâle soleil d’hiver jetait sa faible lumière, donnant un aspect presque surnaturel aux larges bandes neigeuses qui ne tarderaient plus maintenant à s’étendre à l’ensemble de la chaîne. La succession des versants et des pics m’empêchait de voir la bibliothèque-citadelle de Kalvran, nichée entre les masses imposantes des deux pics les plus hauts de l’Ân-Zul : Fragredel et le Mont aux Griffes.

Au Nord-est, la vue portait jusqu’aux plaines au-delà de Jaïran, mais mon regard, bien qu’à demi elfique, n’était pas assez perçant pour distinguer le bourg de mon enfance. Très loin, dans la même direction, se devinaient les contreforts des Pics des Brumes, dont les pentes s’abaissaient loin au-delà de la Cité des Nains. A l’Est, s’étendaient les Terres Sauvages, immense plaine d’herbe jaunâtre et morne. Leur monotonie n’était brisée que par quelques bosquets de conifères et, vers le Sud, par le cours paresseux du Liquenrol, qui, prenant sa source dans l’Ân-Zul, se perdait un temps dans le lac d’Îrh-Liquen, puis poursuivait son chemin jusqu’à la mer. A l’occident, les Terres Sauvages du Centre déroulaient leur tapis vert, strié par les lignes des murets datant de l’époque lointaine où cette région était une fertile terre agricole.

Une exclamation gutturale me tira de ma contemplation. Faisant brusquement volte-face, je me retrouvai face à un petit être que je pris d’abord pour un Nain, mais dont la barbe extraordinairement fournie et le teint olivâtre me firent réaliser que j’avais affaire à un individu de la gente des Gnomes. Ses vêtements étaient constitués d’un curieux enchevêtrement d’étoffe, de plaque de cuir et de fer et de pans de mailles. Il était coiffé d’un casque à cornes, garni de multiples pointes, et balançait entre ses mains une énorme hache à double tranchant.

Le Gnome étendit ses larges bras, faisant craquer les jointures de ses coudes et de ses épaules, puis il finit par s’appuyer des deux mains sur le manche de sa hache, un curieux sourire aux lèvres.
– Hom, jeune homme, dit-il d’une voix éraillée. Qu’est ce qu’un voyageur solitaire et si peu chargé peut bien faire dans les Montagnes Brunes, tandis que l’Hiver aux cheveux blancs chasse par le vent du Nord l’Automne aux yeux de feu ?

Sans même me laisser le temps d’ouvrir seulement la bouche, l’étrange Gnome continua de son timbre rauque :
– Si toi tu veux franchir le col des anciennes caravanes, tu vas devoir payer à Norovîn le droit de passage.

Je mis quelques secondes avant de répondre, tant l’apparition de ce petit être aux habits hétéroclites, s’appuyant sur sa hache et me demandant un droit de passage, me laissait perplexe.
– Mais dit moi Gnome, qui est ce Norovîn dont tu parles ? Et pourquoi devrais-je le payer pour traverser ce col ?
– Hom, moi je suis Norovîn, hom, oui c’est moi. Et toi, tu dois payer, hom, oui payer, car sinon ma hache va aller te siffler vers les oreilles.

Je réfléchissais à deux possibilités, l’une et l’autre également tentantes. Je n’avais pas, de toutes manières, la moindre intention de donner quoique ce soit à ce Gnome, aussi avais-je deux solutions : soit je pouvais l’occire sur le champ et m’emparer, en outre, des biens de valeur qu’il pouvait transporter. Soit, j’avais également la possibilité de lui demander si je pouvais faire quelque chose pour lui, moyennant le droit de passage et quelques vivres, car les miennes commençaient à s’épuiser et que je n’avais guère de temps à perdre à chasser. J’étais cependant sur le point d’opter pour la première solution, bien plus rapide et expéditive à mon goût, lorsque j’avisai les reflets d’un bleu électrique que lançaient les larges lames de la hache du Gnome.

Sans aucun doute, la hache était une arme magique et je n’avais guère envie de m’y frotter. De plus, pensai-je après un temps de réflexion, un Gnome qui semble vivre seul dans ces collines, et qui a l’outrecuidance de demander un droit de passage aux voyageurs, doit certainement être versé dans l’art du combat. Et si, de surcroît, il maniait une hache à double tranchant dotée de pouvoirs magiques, je doutais fort d’avoir le dessus si le duel s’engageait. Je préférai donc jouer la carte de la prudence.
– Je ne suis qu’un pauvre voyageur, mentis-je, et je n’aurai sûrement pas de quoi te payer Gnome.
La bouche de Norovîn se tordit d’un rictus à mi-chemin entre le sourire et la grimace, dévoilant une rangée de dents d’un jaune douteux.
– Alors toi, tu ne pourras passer, hom, non tu ne passeras pas. Et si tu essais, Norovîn t’assure que ta tête prendra un autre chemin que ton corps hom !
– Je te propose un marché, Gnome. En échange du droit de passage et de quelques vivres, j’accomplirai pour toi la tâche que tu me diras d’effectuer.

J’avais usé de tout le talent de diplomatie et de déférence que je réservais d’habitude aux imbéciles qui me donnaient les ordres aux abattoirs, afin de les convaincre que j’étais un faible d’esprit, à la limite de l’attardement mental. J’avais entretenu cette croyance afin de limiter les doutes que l’on pourrait avoir sur moi quant aux vols qui se produisaient de temps à autre à Jaïran, vols dont j’étais, bien entendu, l’auteur. Le visage buriné du Gnome traduisait une intense réflexion.
– Voyons, voyons, hom, oui un jeune homme robuste comme toi pourrait être utile à Norovîn. Hom, oui ces sales Grouillants. Mais d’abord, sais-tu manier l’épée ?
– J’ai appris à m’en servir en effet et j’ai eu régulièrement l’occasion de m’entraîner. Je ne suis pas un bretteur hors pair mais je me débrouille.
– Hom, bien. Oui, très bien.

L’attitude du Gnome changea soudain. Il se redressa, et il sembla curieusement plus sérieux, comme s’il n’avait fait jusque là que jouer un rôle maintes fois répétés. Même sa manière de parler avait changé, et ses étranges exclamations se firent plus rares.
– Bien jeune homme, venons en au fait. Tu peux m’aider en effet. Depuis quelques temps, les Grouillants infestent ces collines. J’en occis un certain nombre chaque jour, hom, mais cela ne suffit pas. Le seul moyen de les empêcher de coloniser toute la chaîne, c’est d’attaquer et de détruire leur nid. Mais, j’aurais bien besoin d’un peu d’aide pour cela. Alors, j’accepte ton marché : si tu me prêtes main forte contre ces créatures hom, je te ferai cadeau du droit de passage et te fournirai des vivres si tu en as besoin.

Le Gnome me tendit une main couturée de cicatrices et entourée de fines lanières de cuir. Je la saisi sans hésiter, tout en pensant que si les Grouillants possédaient un quelconque butin, j’en garderai bien une part pour mon propre compte.

Norovîn s’avéra rapidement être un hôte des plus agréables. Le jour de notre rencontre, il me proposa de passer la nuit dans sa caverne, comme il l’appelait, ce que j’acceptai de bon cœur après des jours de marches sans dormir dans un vrai lit. Nous empruntâmes un temps une piste raide qui serpentait en direction du nord puis, bifurquant soudain vers l’ouest, le Gnome me mena par une série de défilés vers une sorte de cirque, enclavé dans les monts.

Je restai bouche bée lorsque j’arrivai en vue de ce que le Gnome nommait caverne. Le cirque faisait plus d’une centaine de mètres de circonférence et n’était accessible qu’en empruntant le défilé dont nous venions de sortir. Face à cette seule issue, se dressait un immense portique, taillé dans la masse rocheuse. L’entrée, flanquée de colonnes, était surmontée d’un fronton entièrement décoré d’arabesques sculptées. Au dessus et de chaque côté, s’ouvraient une multitude de fenêtres, allant du simple trou quadrangulaire percé dans la roche, à des ouvertures à décors moulurées, qui n’avaient rien à envier à celles des grands palais de Valthur ou de Sacramanthis.

Suivant Norovîn à l’intérieur, je pénétrais dans une succession d’immenses salles, dont les murs nus portaient encore par endroit les restes des gigantesques fresques qui les recouvraient jadis. A en juger par la poussière que je soulevais lorsque je m’aventurais dans certaines salles, je constatais que, mis à part mon compagnon manieur de hache, personne n’avait du venir ici depuis des années ou, plus probablement, des siècles.

Norovîn me fit signe de le suivre dans un long couloir qui déboucha sur une vaste salle, au centre de laquelle se dressait un titanesque escalier en colimaçon. Les hautes rambardes étaient entièrement décorées de figures en bas-relief, sculptées dans la roche et qui, jadis, avaient sans aucun doute été rehaussées de peinture d’or. Les marches étaient parfaitement rectilignes, et leur régularité précise était une preuve supplémentaire de l’extraordinaire savoir-faire et de l’incontestable génie des bâtisseurs de ce sanctuaire, édifié au cœur même de la montagne ; car c’était bien d’un sanctuaire dont il s’agissait. Les restes d’autels, de chapelles et de statues colossales, m’avaient peu à peu amené à cette conclusion, dont Norovîn lui-même corrobora le bien-fondé :
– Avant même que Valthur ne soit fondée, déclara-t-il tandis que nous gravissions les marches du gigantesque escalier, le culte de la Déesse Mère, celle que vous autres Hommes et Elfes appelez aujourd’hui Arvida, était prépondérant, voire exclusif, et ce sanctuaire lui était consacré.
– Un édifice aussi imposant pour un seul culte, même important, c’est plutôt inhabituel, non ? demandai-je.
– Il n’était pas si gigantesque à l’origine. Mais, avant le début du Premier Age, le sanctuaire a accueilli de nouveaux cultes, annexes à celui de la Déesse Mère, et il s’est étendu en conséquence. Ce fut une période faste de notre histoire, acheva-t-il avec un sourire triste.
– De votre histoire ?
– Oui, de l’histoire des Gnomes. Ce sont les Gnomes qui ont bâti ce sanctuaire et qui l’ont agrandi au fil des années. Mais cette période de gloire n’a duré qu’un temps. Ce lieu fut notre fierté… et notre perte.

Il baissa les yeux vers les marches et je me gardai bien de l’interroger. Nul doute que je finirais par apprendre le fin mot de l’histoire, mais pour l’instant, mieux valait laisser le Gnome ruminer, une énième fois sans doute, la ruine de son peuple.

Progressant sur les talons de Norovîn le long d’un corridor sombre et humide, je parvins devant une lourde porte de fer, rouillée, crevassée mais qui semblait pouvoir encore tenir debout de nombreuses années. Mon hôte introduisit une clé en bronze dans la petite serrure et poussa le battant. Connaissant le naturel des Gnomes et leur goût pour les cavernes, je m’étais attendu à pénétrer dans une sorte de grotte, avec une simple paillasse et, tout au plus, une table et une chaise. Ce que je découvris alors n’avait toutefois rien à voir avec ce que j’avais imaginé.

La pièce était bien éclairée par la lumière d’une bonne dizaine de torches réparties sur les murs, dont les volutes de fumées s’échappaient par des trous ménagés dans le plafond. Les fresques, que l’ont devinaient tout juste dans les autres salles du sanctuaire, étaient ici beaucoup mieux conservées et on pouvait en lire aisément le dessin. Sur le mur de gauche, se déroulait une scène de chasse aux couleurs raffinées, tandis que le mur de droite arborait des arabesques entrelacées, encadrant des personnages en armes. Dans un coin de la pièce, se trouvait un lit bas recouvert d’une paillasse et de couvertures de laine noire. Au centre se dressait une large table en bois noirci, flanquée de deux solides bancs.

Au fond de la pièce se découpait une petite porte, qui ouvrait vraisemblablement sur une autre salle, à l’arrière. L’ouverture était fermée par une fine tenture d’un rouge sombre.
– C’est incroyable, dis-je. Qui aurait cru cela…
J’avais pensé à voix haute mais Norovîn se sentit de toute évidence obligé de répondre.
– Un endroit agréable, quoiqu’un peu silencieux ! dit-il en riant. Les salles hautes sont en meilleur était et l’air y est saint.
Je hochai la tête. Bien que le sanctuaire soit abandonné depuis des siècles, l’air n’était ici ni vicié ni poussiéreux.
– Hom ! Suivez-moi, compagnon. Je vais vous faire visiter.

Il passa sous la tenture au fond de la pièce. La porte donnait sur une sorte d’espace à tout faire, qui semblait cumuler les fonctions de cuisine, d’armurerie, d’atelier et de forge. Le choc me fut brutal lorsque, sortant de l’atmosphère de splendeur et de luxe du salon, je pénétrais dans une caricature de pièce, dans laquelle les murs nus, couverts de suie, et la chaleur anormalement élevée me firent croire un instant que j’avais pénétré dans l’antre infernale de quelque créature démoniaque de l’ancien temps. Dans l’ombre opaque, je discernai, grâce à la faible lueur du foyer et de la forge, où ne rougeoyaient plus que quelques braises, un large établi, sur lequel s’amoncelaient des armes et des armures aussi diverses que variées. Certaines, brisées ou en mauvais état, attendaient près de la forge que mon hôte les répare.

Au dessus du foyer, accrochée à une potence de fer, se trouvait suspendue une large marmite, d’où s’échappait le ronronnement appétissant d’un ragoût en train de mijoter. Sur la droite du foyer, s’ouvrait une porte basse. Elle donnait sur une petite pièce voutée, dont les murs et le sol étaient recouverts de carreaux d’un bleu tirant sur le gris. D’un côté, se trouvait une large vasque en céramique, montée sur court pilier de marbre blanc. Sur le mur qui lui faisait face était fixé un sceau de bronze, relié à une corde et une poulie. Au centre de la pièce trônait un large baquet en bois, cerclé de fer. Bien des choses chez Norovîn étaient étranges, mais cette pièce était de loin le détail le plus singulier. Les Gnomes n’étaient vraiment connus pour être portés sur l’hygiène. De toute évidence, mon hôte avait tranché avec les habitudes naturelles de sa race.

Alors que nous revenions vers le salon, je me surpris soudain à douter que ce fut seulement le hasard qui ait placé Norovîn sur ma route. Cette impression qui m’avait déjà saisi avant de cambrioler la Première Banque des Terres Sauvages, cette impression lancinante de ne plus avoir la liberté du choix, de ne pas être aux commandes de mon destin, me saisissait à nouveau en cet instant. Je devinais sans les voir les fils invisibles qui tissaient le chemin sur lequel une force tout aussi invisible me pressait de m’engager ; et j’y avais foncé tête baissée en organisant mon dernier vol à Jaïran. A présent, j’avais l’amer impression qu’en acceptant la proposition de Norovîn, je m’acheminais de plus en plus vers ce destin que je n’avais pas choisi.

Je passai une nuit agitée dans la couchette que Norovîn avait aménagée à mon intention. Non que celle-ci fût inconfortable, mais pour moi qui avait été habitué à dormir avec le bruit de fond de mon bourg natal, le silence imperturbable qui régnait dans ce sanctuaire abandonné avait quelque chose d’oppressant, d’anormal. Mon hôte et moi prîmes un petit déjeuner rapide, composé de fruits secs, de pain noir et d’hydromel. Nous étions tombés d’accord pour attaquer le jour même. Norovîn avait, en effet, l’air pressé d’en finir et de mon côté, malgré l’hospitalité de du Gnome, je n’avais pas la moindre envie de m’éterniser dans l’Ân-Zul. L’hiver était en train de s’installer et les Terres Sauvages du Centre ne m’offriraient guère d’abri digne de ce nom avant d’arriver aux mines de Reshad et au-delà, aux champs cultivés de l’Iterguat.

Je refusai cordialement l’armure de plate, beaucoup trop lourde, que me proposait Norovîn, mais j’acceptai avec reconnaissance la petite targe incrustée dont il me fit cadeau. Retirant ses habits habituels, il en enfila une solide armure feuilletée, et se coiffa d’un large casque à crêtes. Carachedaid, sa hache magique, pendait à son côté.

Au petit matin, alors qu’un pâle soleil éclairait l’Ân-Zul de ses rayons glacés, nous nous engageâmes à nouveau dans l’étroit défilé que nous avions emprunté la veille. Plusieurs heures de marches nous seraient nécessaires pour atteindre le repaire des Grouillants, situé au Sud-ouest du sanctuaire. Norovîn l’avait découvert par hasard quelques semaines auparavant, alors qu’il poursuivait un groupe de ces créatures qui avait réussi à atteindre les portes du sanctuaire. Nous cheminâmes de longs moments sur un sentier abrupt, caillouteux, où il fallait impérativement assurer chaque appui sous peine de dégringoler de plusieurs mètres le long de la pente. Le Gnome ouvrait la marche, recherchant les passages les moins escarpés, et m’entretenant dans le même temps des craintes qu’il nourrissait quant à ce que pouvait bien renfermer l’antre des Grouillants.
– Il est très rare, m’expliqua-t-il, que ces créatures se regroupent dans une aussi vaste caverne. Cela ne présage rien de bon, ni quant à leur nombre, ni quant à ce que nous pourrions y trouver d’autre que des Grouillants.
– D’autre ? demandai-je d’une voix rauque. Tu veux dire qu’il pourrait y avoir autre chose que des Grouillants dans cette maudite caverne ?
– Eh bien, il me parait étrange que des Grouillants aient pu décider seuls de coloniser l’Ân-Zul…
– Tu penses à un chef ?
– Peut-être, répondit mon vis-à-vis, sans perdre un instant son air flegmatique. Les Girithrûdhs sont censés avoir disparus de la surface d’Edania depuis des siècles, mais d’aucun affirme qu’il y en a encore qui rode de ce côté du monde. Peut-être en est-ce un qui dirige cette colonie de démons putrides.

Cette supposition me laissa sans voix. Les Grouillants qui peuplaient actuellement les Terres Sauvages d’Edania n’étaient que de pâles copies de leurs ancêtres, les Girithrûdhs, d’immenses démons aux crocs et aux griffes acérés, à la peau aussi résistante qu’une armure et au faciès aussi plat et imberbe que celui d’un serpent. Ils étaient célèbres pour être aussi sanguinaires que particulièrement véloces. Si c’était une de ces créatures qui menait les Grouillants, le combat risquait d’être singulièrement plus difficile que prévu, et nous n’aurions pas le droit à l’erreur. Je m’étonnai cependant de l’apparente sérénité de mon compagnon. La perspective de risquer de tomber sur un adversaire tel qu’un Girithrûdh ne semblait pas l’émouvoir le moins du monde.

Nous rencontrâmes les premiers Grouillants vers le milieu de la matinée. Je me rendis vite compte que les combattre n’avait rien de particulièrement difficile. Leurs piaillements suraigus nous parvenaient depuis plusieurs minutes lorsque nous vîmes se ruer vers nous une demi-douzaine de ces démons échevelés. Leur peau glabre, grisâtre, était recouverte par endroit de plaques d’un poil noir et dru, identique à l’épaisse tignasse qui leur recouvrait le dessus du crâne. Leurs pieds et leurs mains griffus martelant le sol, ils avançaient davantage sur quatre que sur deux pattes, et lançaient vers l’avant leur faciès plat, aux petits yeux uniformément noirs, surmontant une esquisse de fosse nasale qui s’ouvrait sur une large bouche garnie de petites dents pointues. Accourant en tout sens dans notre direction, ils ne faisaient preuve entre eux d’aucune organisation et ne laissaient pas présager la moindre amorce de conscience stratégique.

Les deux premiers virent leur tête arrachée de leurs épaules par le tranchant de Carachedaid. Un troisième vint s’empaler sur mon épée, répandant ses tripes à mes pieds. Aucunement affectés par la fin tragique de leurs congénères, les trois survivants se jetèrent à l’assaut, de manière tout aussi désordonnée que les premiers. Je rétablis les comptes en éventrant le premier d’un moulinet, avant de trancher la gorge de celui qui le suivait. Norovîn acheva le dernier en lui fracassant le crâne. Essuyant la lame de Carachedaid sur le dos d’un des Grouillants, le Gnome continua son chemin sans se retourner, sans moins d’indifférence que s’il venait de s’arrêter satisfaire un besoin naturel. Détachant le regard des corps sanglants qui gisaient à mes pieds, je rengainai mon épée dans son fourreau et lui emboîtai le pas.

Plus de deux heures de marche nous furent nécessaires pour arriver en vue de l’antre des Grouillants. Jusque là, nous n’avions eu affaire, en tout et pour tout, qu’à une vingtaine de créatures, mais cela n’était guère rassurant, car moins nous rencontrerions de Grouillants sur notre parcours, plus il nous faudrait en affronter au final. Nous nous trouvions à présent dans la partie la plus méridionale de l’Ân-Zul et, dans cette région tempérée par la mer de Swâal, l’emprise de l’hiver commençant se devinait tout juste.

A première vue, les Grouillants s’étaient regroupés dans une caverne naturelle, creusée par des siècles successifs d’une érosion due à l’un des nombreux torrents qui jaillissaient dans ces montagnes. Même si celui-ci semblait aujourd’hui tari, il avait néanmoins laissé une grotte de belle taille, dont l’ouverture béante ne laissait cependant rien entrevoir de l’intérieur. En tant que voleur aguerri, j’avais mentalement élaboré toutes sortes de stratégies qui auraient pu nous éviter d’attirer la totalité de nos ennemis d’un seul coup. Cependant, je dus bien vite abandonner mes plans, car Norovîn était loin d’être la discrétion faite homme.
Tournant un visage radieux vers moi, il s’exclama d’une voix enjouée :
– Allons-y, mon ami, hom ! Il est temps de se dégourdir un peu les jambes !

Brandissant devant lui les tranchants de Carachedaid, il se rua alors en direction de la grotte, en poussant un cri rauque.
– Norovîn ! Attends !
Trop tard, il ne m’entendait déjà plus. Ameutés par le vacarme, un groupe de Grouillants se précipita hors de la caverne. Norovîn les percuta de plein fouet, assommant deux d’entre eux d’un coup de tête. Leurs compagnons n’eurent guère plus de chance, littéralement tranchés en deux par la hache magique. Me précipitant à la suite du Gnome, je pénétrai sous l’immense voûte piquetée de stalactites.
Si, de l’extérieur, la caverne ne m’avait guère parue qu’une excavation dans la roche, de l’intérieur, je la vis s’étendre bien plus loin que là où mon regard pouvait porter. La voix de Norovîn me parvint d’un coin sombre de la grotte, là où les replis torturés de la roche m’empêchaient de le voir.
– Venez, ami ! Il y en a plein d’autres ici !
Je ne pu réprimer un sourire alors que je m’enfonçai dans sa direction, avisant des cadavres de Grouillants éparpillés ici et là.

J’avançais relativement vite dans la pénombre de la grotte, aidé en cela par la semi infravision que me conférait ma nature de Demi-Elfe. Les bruits de lutte se rapprochaient et je débouchai bientôt dans une sorte d’abside naturelle, partiellement éclairée par les cheminées creusées dans le plafond par l’érosion. Campé sur ses épaisses jambes, Norovîn menait un combat âpre contre des Grouillants de plus en plus nombreux.
– Les renforts arrivent, maître Gnome ! m’écriai-je d’une voix déformée par l’écho de la grotte.
– Eh bien, il était temps ! s’exclama-t-il d’un ton faussement réprobateur. C’est qu’ils commencent à se faire nombreux, ces corniauds !
Je parai d’une estocade l’attaque d’un premier monstre et en empalai un deuxième. Du coin de l’œil, je voyais les arcs de lumières bleutées que Carachedaid traçait dans l’air à chaque mouvement.

Notre combat dans la pénombre dura plus d’une heure. Je terrassai le dernier monstre en lui tranchant la gorge et m’écroulai de fatigue le long d’une paroi. Un sourire fatigué mais radieux sur le visage, Norovîn se pencha sur moi, me tendit la main et m’aida à me relever.
– Beau combat, mon jeune ami ! Voilà qui mériterait d’être porté en chanson, hom, et conté dans tout Edania !
– Beau combat certes, mais je crois n’avoir jamais rien fait d’aussi épuisant. Si je me laissais aller, je crois que je m’endormirais ici même !
– Ce n’est pas le moment ! Pas maintenant que le plus intéressant arrive !

Le Gnome m’asséna une grande claque dans le dos, puis s’éloigna à petits pas rapides vers le fond de l’espace semi circulaire. Je lui emboîtai le pas et découvrit le corps lacéré d’un monstre de haute taille, à la peau grisâtre et au faciès plat : un Girithrûdh. Mort. Norovîn se pencha sur le cadavre et, après l’avoir examiné, secoua la tête :
– Ces sales bestioles ont, dirait-on, fait le gros du travail à notre place.
– Comment se fait-il que…c’est tout bonnement incompréhensible…
– Pas tellement, en fin de compte, soupira Norovîn. Les Grouillants ont du tomber sur un butin beaucoup plus important qu’à l’accoutumé. Et le partage a du engendré un conflit. Un conflit qui a dégénéré en bataille rangée, hom, qui s’est soldée par la mort de ce Girithrûdh, leur chef, de toute évidence. Ce n’est pas rare chez ce genre de créature.

Le Gnome continua son discours sur les habitudes sociales des démons de basse classe, mais je ne l’écoutais plus. Mon attention s’était cristallisée sur l’idée d’un butin bien plus conséquent que prévu.

Tout en parlant, Norovîn s’approcha d’une anfractuosité du mur et, après y avoir jeté un coup d’œil, il m’invita avec un sourire entendu à approcher.
– Par Arvida, mère des dieux, lâchai-je, en découvrant au fond de sa cache d’ombre, un amoncellement d’or et de joyaux à côté duquel le butin de mon dernier vol faisait pâle figure…

Comme convenu, Norovîn me fit don d’une belle part du trésor récupéré dans l’antre des Grouillants et ajouta à cela assez de vivre pour permettre de tenir jusqu’aux mines de Reshad, voire jusqu’aux fermes de l’Iterguat. Nous avions encore passé une nuit dans le sanctuaire abandonné puis, tôt le matin, mon compagnon m’avait mené jusqu’aux pentes ouest des montagnes.
Le spectacle était tout aussi impressionnant et fascinant que lors de mes premiers jours dans l’Ân-Zul.
– C’est ici que nos chemins se séparent, mon jeune ami, hom, lança Norovîn, me tirant de ma contemplation. L’aventure se termine là où se terminent les montagnes.
Je lui donnai une franche accolade.
– Dorénavant, je saurais où m’arrêter si jamais il me venait l’idée de me perdre dans l’Ân-Zul en plein hiver.
Le Gnome éclata d’un rire tonitruant, et me scruta intensément des ses yeux verts sombres.
– Mais, dit moi, ami ; nous avons combattu ensemble, côte à côte, cependant je ne sais toujours pas comment tu t’appel.
La question revenait. Encore et toujours. Je n’ai jamais su pourquoi, mais encore aujourd’hui, j’éprouve un mal indescriptible à dire mon propre nom. Je tiquai un instant, puis me forçai à répondre.
– Fladerelfordens, dis-je en souriant. J’hésitai un instant puis ajoutai : Flad, c’est comme cela qu’on m’appel d’habitude.
Norovîn sourit et posa sa main sur mon épaule.
– Dans ce cas, Flad, que la Terre Mère veille sur toi, et guide tes pas à travers les Terres Sauvages. Hom !
Je ne pu répondre, et lui donnai une dernière et chaleureuse accolade. Me détournant, j’entamai la descente le long du versant ouest de l’Ân-Zul, et mon regard portait au loin vers les étendues encore verdoyantes que je m’apprêtais à traverser.

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