Les mains moites, le front perlé de sueur, je tendis l’oreille pour déceler un éventuel bruit de pas, qui annoncerait l’apparition imminente d’un garde. Je m’accroupis devant la serrure et entrepris de la crocheter à l’aide d’un passe-partout, fait d’une fine tige de fer, terminée par un accroc triangulaire et crénelé. Je le tournai lentement, pendant plusieurs minutes, faisant sauter tour à tour les boutoirs métalliques de la serrure. Quelques instants plus tard, j’entendis enfin le déclic familier, qui m’indiquait que, de l’autre côté de la porte de bois, le verrou avait cédé.
Je pénétrai dans une grande salle plongée dans l’ombre, où les parfums de bois et de poussière, caractéristiques des entrepôts, se mêlaient à l’odeur acre des diverses fioles alignées sur les étagères. Elles contenaient pour la plupart diverses potions de soins mais elles ne m’intéressaient pas. Je me dirigeai silencieusement vers une rangée de coffres de bois alignés dans un renfoncement du mur. Les rares rayons de lune qui filtraient d’une lucarne située en hauteur les éclairaient suffisamment pour que je puisse trouver rapidement celui que je cherchais : bas mais large, bardé de cuir et garni de clous en cuivre, disposés en rosace. Le cadenas était vieux, rouillé et il céda rapidement sous les assauts répétés de mon passe-partout.

Sous les liasses de cartes tracées à l’encre noire, je dénichai ce pourquoi j’avais entrepris de m’introduire clandestinement dans le plus grand complexe d’entrepôts de Jaïran : un petit coffret de bois sculpté, contenant une collection de poisons extrêmement rares et, par ailleurs, extrêmement efficaces. Ils ne m’étaient personnellement d’aucune utilité. Les assassinats n’avaient jamais fait partie de mes activités, et si à quelques reprises, j’avais été obligé de donner la mort, c’était uniquement par nécessité vitale. Je savais cependant que nombre de mercenaires et d’assassins professionnels seraient prêts à payer une petite fortune pour se procurer de telles substances.

Quelques minutes plus tard, je me faufilais dans les ruelles sombres de Jaïran, mon précieux butin soigneusement sanglé dans un repli de mon manteau de laine noire. C’est légèrement essoufflé que je gravis les marches menant au réduit poussiéreux qui me tenait lieu de chambre. Je m’assis lourdement sur ma paillasse, étroite mais confortable et, de fait, mon seul objet de valeur honnêtement gagné à cette époque. Bientôt, il faudrait que je m’en aille. Jaïran était un bourg de trop moyenne importance pour qu’un nombre régulier et élevé de rapines passe inaperçu.

Valthur était néanmoins la cité idéale pour ce que j’étais alors, c’est-à-dire un jeune voleur qui cherchait à mener la grande vie en exerçant l’art obscur du larcin. L’immense ville de l’Ouest comptait un nombre important de guildes de voleurs qui, bien loin de se livrer uniquement au crime organisé, avaient en réalité découpé la cité en zones d’influence, et se livraient une guerre farouche. Les talents que j’estimais posséder, et que j’avais alors la vanité de penser exceptionnels, me permettraient sans aucun doute de m’engager dans l’une de ces corporations du vol. Ensuite, il y avait fort à parier que le travail ne manquerait pas. Les guildes passaient en effet davantage leur temps à se voler entre elles qu’à dérober leurs petits trésors personnels aux honnêtes citoyens de Valthur.

Cependant, un obstacle se dressait encore entre moi et mes projets. La seule façon de toucher assez d’argent pour m’installer à Valthur était de cambrioler l’unique établissement de Jaïran qui garda en réserve des joyaux des mines de Reshad : la Première Banque des Terres Sauvages. Le directeur était un homme consciencieux et prudent, et il m’avait fallu déployer des trésors d’habileté et de patience pour parvenir à pénétrer dans sa résidence et à y dérober les plans de la banque. Il m’avait fallu ensuite étudier minutieusement les rondes de surveillance. La nuit, quatre équipes de deux gardes tournaient le long de l’édifice, de sorte qu’à aucun moment l’un des quatre murs de la banque ne restait sans surveillance. L’avantage de ce système était d’éviter que les gardes ne restent en faction et finissent par roupiller, appuyer sur leur lance. Mais comme toute médaille a son revers, cette organisation comportait un inconvénient de taille, que j’allais mettre un point d’honneur à exploiter. Afin que les gardes restent suffisamment concentrés, les équipes étaient renouvelées deux fois dans la nuit, au carillon de la mie-nuit et à celui des trois heures. Le tout était bien rodé et la rotation des binômes ne prenait que peu temps. Suffisamment malgré tout pour me permettre de pénétrer dans la banque puis d’en ressortir trois heures plus tard. Je n’aurais toutefois pas le droit à l’erreur et mon minutage devait être parfait.

Je savais bien également que mon entrée par effraction dans la Première Banque des Terres Sauvages allait m’amener, tôt ou tard, à être repéré, mais cela ne m’importait guère. Mon seul souci était, une fois mon méfait accomplit, de mettre le plus de distance entre moi et les palissades de Jaïran. Dans un premier temps, j’avais envisagé d’emprunter un temps la Gran’Route, puis de la quitter une fois arrivé dans les Terres Sauvages du Centre, au moment, avais-je calculé, où mon identité et ma destination auraient sans doute été découvertes à Jaïran. Cependant, j’avais finalement renoncé à ce plan Je ne savais combien de temps la milice de Jaïran mettrait à se lancer à ma poursuite, et leurs coursiers étaient rapides. S’ils me gagnaient de vitesse sur la Gran’Route, je ne pourrais leur échapper. En étudiant les anciennes cartes, j’avais alors découvert une route plus sure, sur laquelle on ne me chercherait pas. Je me dirigerais d’abord vers le Sud, par la route d’Usvald. A une bonne journée de marche, elle traversait le Liquenrol, et de là, à une autre journée tout au plus, se trouvaient les ruines Zûl-Garâl, l’ancien comptoir commercial des Nains, depuis longtemps abandonné. Néanmoins, à l’époque où les Nains y tenaient fièrement commerce, une route entretenue le reliait aux Mines de Reshad, traversant l’Ân-Zul au haut col de Vahal. C’est elle que je voulais trouver. Des mines, il me serrait ensuite aisé de rejoindre Valthur. Ce trajet me ferait perdre plusieurs jours, une semaine peut-être si l’ancienne route des mines s’avérait mauvaise, mais la sécurité était à ce prix.

Toutefois, cette phase de mon plan n’était ni la plus compliquée ni la plus dangereuse. Il ne me restait que quelques jours pour peaufiner les derniers détails de mon cambriolage et chacun de ces détails avait une importance capitale dans l’accomplissement de mon projet. Je ne pouvais me permettre d’être approximatif. Lorsque l’on s’apprête à commettre un vol d’une telle envergure, on ne peut se permettre de laisser quoi que ce soit au hasard. La moindre imprécision, le moindre détail négligé peut s’avérer fatal.

Je levai les yeux vers la lucarne noire de crasse et contemplait les pâles rayons du soleil qui commençaient à poindre derrière les tristes nuages d’un ciel d’hiver. J’aurais préféré choisir une autre saison pour traverser près de trois centaines de kilomètres dans les steppes arides des terres sauvages, mais ce choix, je ne l’avais pas. L’occasion était unique et je ne pouvais me permettre de la laisser passer. J’avais repoussé ce moment jusqu’à l’inéluctable et maintenant, je me trouvais à deux doigts de franchir la limite critique. Le temps s’écoulant m’avait retiré la possibilité du choix, ne me laissant que celle de saisir une ultime opportunité de mettre mes plans à exécution. Et je ne devais pas, je ne pouvais pas reculer maintenant.

Mon travail de jour aux abattoirs de la ville n’allait pas tarder à commencer. J’enfilai une courte chemise de laine, nouait à ma taille et sur ma nuque le tablier de cuir des écorcheurs puis ouvrit la porte. Elle ouvrit sur une froide matinée d’hiver, annonciatrice des frimas avenirs. A l’instant où je franchis le seuil, je m’engageai, sans le savoir, sur un chemin duquel je ne pourrais plus me détourner.

Les chausses à semelles ferrées des gardes crissaient sur le gravier de l’allée transversale qui longeait le mur sud de la banque. Les cloches du beffroi venaient tout juste de sonner la mie-nuit. Tapis dans l’ombre, j’attendais patiemment que les deux hommes aient disparus à l’angle du mur. Alors, tout se mis en action. Mon bras se détendit et les dents du grappin s’enfoncèrent dans la chaux tendre des joints. Plaquant mes pieds au mur, j’entrepris de l’escalader, ce qui me prit, au jugé, moins d’une minute. Je me hissai alors jusqu’à l’embrasure de la fenêtre, récupérai le grappin et la corde et me coulait silencieusement contre la colonne décorative qui émergeait du mur à ma droite. Quelques instants plus tard, des pas crissèrent à nouveau dans l’allée en contrebas. La nouvelle équipe de garde passa en dessous de moi. Leur marche régulière et leurs voix, traitant de sujets qu’ils ne devaient sûrement pas aborder avec leurs compagnes, m’indiquèrent qu’ils n’avaient rien remarqué. J’avais réussi.

Je n’avais pas choisi le mur sud par hasard. J’avais eu tout le loisir, pendant que je surveillais les tours de garde, de m’apercevoir que, une dizaine de centimètres sous la poignée intérieure de la fenêtre, un carreau était délogé. Je sortis de ma poche une longue tige métallique que je passais dans l’interstice entre le carreau et le bois, afin de faire partir les derniers restes de gomme de lentisque. Maintenant venait le moment le plus délicat. Je commençai à exercer une légère pression sur le carreau, afin de le déloger totalement. Cependant, si par malheur le carreau ne tombait pas du bon côté, il se briserait au sol et je serais immanquablement repéré.
Le carré de vitre vacilla quelques secondes puis bascula dans ma main. Poussant un soupir de soulagement, je le posai en douceur sur le rebord de la fenêtre, puis passai ma main par l’espace libre qu’il avait laissé en tombant. Je tournai la poignée puis poussai les deux battants de la fenêtre, avant d’en enjamber le rebord. J’étais à l’intérieur.

Le plan du premier étage de la banque était, fort heureusement, d’une relative simplicité : la Salle des Coffres, au centre, occupait plus de la moitié de l’espace et elle était flanquée, au Sud et au Nord, par de petites salles tenant lieu de postes de garde. Deux couloirs, partant chacun d’un de ces postes, et terminés par deux escaliers circulaires menant au rez-de-chaussée, complétaient l’ensemble. Autrement dit, il était tout à fait impossible de pénétrer dans le saint des saints sans passer par l’un des postes de gardes. Sauf si l’on connaissait également les plans des greniers de la banque et la présence de la trappe de maintenance qui débouchait au milieu de la Salle des Coffres.

Je devrais cependant au préalable pénétrer dans les greniers par une trappe de maintenance similaire à celle-ci. Outre cette dernière, il en existait deux, une dans chaque couloir. Le danger principal était la proximité des postes de gardes. Si je faisais trop de bruit en grimpant par la trappe, je ne manquerais pas d’attirer les hommes d’armes et je serais alors pris au piège dans les greniers comme un rat dans une cage.
Progressant en silence dans le long corridor, je m’efforçais de repérer l’ouverture, en espérant de tout cœur que le battant ne serait pas trop lourd. Elle apparue soudain devant mes yeux et je constatai avec soulagement que l’obstacle n’était guère qu’une plaque de bois montée sur une paire de charnières. Je me saisis du crochet suspendu sur le mur de droite pour ouvrir la trappe, puis j’avisai avec bonheur un escalier pliant, dont je n’aurais plus qu’à me servir. Si la chance continuait ainsi à me sourire, je n’aurais aucune difficulté à m’emparer du contenu du coffre n°187.

La tunique rouge et beige du garde venait à peine de disparaître derrière l’une des portes lorsque j’atterri en douceur sur le sol de marbre noir de la Salle des Coffres. Je mis quelques secondes à repérer le coffre qui m’intéressait, puis je me mis au travail. Je ne disposais, au mieux, que de quelques minutes pour crocheter la serrure, m’emparer des joyaux, refermer le coffre, et remonter par la trappe.
En étudiant rapidement la serrure, je me rendis compte qu’elle était constituée de six boutoirs métalliques, dont aucun n’avait la même forme. Je me surpris en cet instant à louer intérieurement le sieur Bafchkort, dont j’avais cambriolé la demeure quelques semaines auparavant et chez qui j’avais découvert une petite merveille pour tout voleur digne de ce nom : un trousseau complet de passe-partout métalliques, d’une bonne douzaine d’éléments. J’en essayai plusieurs avant de faire sauter le premier boutoir puis, procédant par élimination, je mis de moins en moins de temps pour faire sauter les cinq autres.

Je me hâtai de fourrer les pierres précieuses dans le petit paquet que j’avais préparé pour l’occasion, puis je refermai la porte du coffre afin qu’à son prochain passage, le garde ne se rende compte de rien. Pressant le pas, je remontai rapidement le long de la corde que j’avais attachée dans le grenier, puis la détachai avant d’empoigner la lourde trappe de fer pour la rabattre. Le bruit soudain d’une poignée que l’on tournait m’arrêta dans mon geste. Le garde venait de pénétrer dans la Salle des Coffres, marchant de son pas régulier de soldat en direction de la porte opposée. Je devais à tout prix retenir la grille le temps qu’il sorte, faute de quoi, je n’aurais plus qu’à dire adieu à tous mes rêves. Les muscles des avant-bras tétanisés, une sueur âcre me coulant sur le front, je regardais l’homme progresser avec une lenteur exaspérante. Au bout d’un temps qui me paru interminable, l’homme ouvrit la porte du second poste de garde, s’y engouffra et referma le panneau derrière lui. Relâchant la trappe aussi lentement que me le permettaient mes muscles endoloris, je m’efforçai de reprendre à la fois mon souffle, mon calme et mes esprits. Il ne me restait maintenant plus qu’à effectuer à l’inverse le chemin que j’avais utilisé pour pénétrer dans la banque. Mes pensées se portaient maintenant en direction de l’Ouest vers les monts de l’Ân-Zul, et au-delà, vers la grande cité de Valthur, où, j’en étais persuadé, mon avenir m’attendait.

Mon butin sanglé dans l’habituel repli de ma cape, je m’enfonçai dans les ombres familières des abattoirs. Me faufilant entre deux entrepôts, je me frayai un chemin parmi les multiples caisses qui encombraient les moindres recoins de ce quartier. Après quelques minutes à circuler dans le labyrinthe des greniers et des puits de stockage, j’aperçus enfin la masse sombre du petit immeuble dont j’habitais la soupente. Je gravis quatre à quatre les marches de mon taudis et y entrai en trombe. Il me fallait partir la nuit même et ce, le plus vite possible. J’avais donc pris soin de préparer à l’avance mon paquetage dans lequel je finis de ranger mon butin de la soirée ainsi que ma cape de voleur. J’attachai alors à ma taille mon épée bâtarde et enfilais la brigandine que j’avais acquit quelques semaines plus tôt. L’armure de cuir clouté était dure, usée, mais de très bonne qualité et encore amplement assez résistante. Je nouai enfin sur mes épaules une cape de voyage poussiéreuse et enfilai des bottes de cuir, chaussées de métal.
La nuit était claire et je n’aurais aucun mal à sortir de Jaïran en empruntant un moment la route du Sud, jusqu’aux ruines de Zûl-Garâl. A ce moment là, je devrais tenter de mettre sur l’ancienne route commerciale. C’était l’essentiel pour le moment. J’aurais ensuite tout le loisir en chemin de réfléchir à un moyen de passer les monts de l’Ân-Zul sans perdre trop de temps.

Les gardes de la porte Sud ronflaient dans leur cahute. Il n’y avait rien d’étonnant à cela, rares étaient les voyageurs qui venaient d’Usvald une fois l’hiver commencé, et encore plus rares étaient ceux qui pouvaient arriver de nuit. Tant mieux, je n’aurais pas de temps à perdre à me dissimuler dans les ombres. Sans un regard vers la ville qui m’avait vu grandir, je m’enfonçais silencieusement dans la nuit.

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