— Le quartier sud est perdu…
— Répète-moi ça ?

Mal-à-l’aise, le lutin retira son chapeau et le fit tourner entre ses mains. La tête baissée, il n’osait pas affronter le regard perçant de son boss. Ce dernier s’était levé de sa chaise pour s’avancer vers lui. Il n’avait pas haussé la voix, et pourtant, une menace sourde emplissait toute la pièce.

— Le quartier sud est perdu.

Le fée poussa un cri de rage et fit voler tout ce qui se trouvait sur son bureau. Le lutin rentra la tête dans ses épaules sans rien dire. Il n’y était pour rien, il ne faisait que rapporter le message ; il savait aussi que les colères de son boss étaient légendaires et qu’elles frappaient au hasard.

— Raconte-moi donc ce qu’il s’est passé.

Le ton était dangereux et le lutin prit le temps de soigneusement réfléchir à ce qu’il allait dire. Tout était à cause du nouveau responsable de quartier que le boss avait lui-même nommé le mois précédent, mais s’il le tournait ainsi, il risquait fort de servir de nourriture aux nuisibles des égouts.

— C’est à cause de ce détective privée, Pavel Erkum.

Les ailes de son boss s’agitèrent violemment mais le visage de ce dernier resta impassible alors qu’il se rasseyait ; il était plus facile de présenter les choses de cette façon.

— Il a fait tomber le vieux Klark pour une histoire de trafic de plans volés.
— Klark n’avait pas d’activité cachée de ce genre.
— Sauf votre respect boss, il le faisait. Les policiers ont retrouvé tous les plans dans son appartement quand ils l’ont fouillé après l’arrestation. Comme c’est lui qui gérait le quartier sud, les commerçants ont retourné leur veste par peur.
— Tu sous-entends que c’est ma faute ?

Le lutin rentra une nouvelle fois la tête dans les épaules. Malgré les précautions qu’il avait prises, il savait déjà que tout allait lui retomber dessus.

— Non boss. Je dis juste ce qu’il s’est passé. Vous pouviez pas savoir que Klark faisait ça dans votre dos.

Un courant d’air vint soulever les quelques mèches couleur feu de sa frange poissée de sueur, et il devina que le fée s’agitait de nouveau. Finalement, il entendit ce dernier se lever et se rapprocher de lui.

— Que faisons-nous maintenant ?

Le lutin releva la tête d’un air surpris et croisa le regard du fée qui haussa les sourcils en attendant la réponse.

— On reprend le contrôle du quartier ?
— Et on garde un œil sur ce détective. Il n’est pas question qu’un tel incident se reproduise. Tu contrôles le quartier sud maintenant. Tu as une semaine.

Une multitude d’excuses lui vinrent à l’esprit pour refuser la promotion, mais il savait qu’il signerait alors son arrêt de mort. Quelques minutes passèrent dans un lourd silence angoissant, et il remit finalement son chapeau sur sa tête et s’efforça de montrer un peu de gratitude.

— Merci boss.

***

Il l’avait joué finement. Pas de menaces ouvertement prononcées ou de fusillades au coin des rues. Pour regagner la confiance des commerçants — ou à défaut leur soumission —, il avait procédé autrement : il avait fait tomber le gang qui avait pris le contrôle du quartier sud à leur place. Les hommes qui étaient passés sous son commandement s’étaient montrés plutôt réticents au début, bien conscients que s’il échouait, cela pourrait tout aussi bien retomber sur n’importe lequel d’entre eux, mais finalement, il avait gagné leur confiance. A l’issue de la semaine, il se rendit de nouveau dans le bureau de son boss.

***

Le fée l’attendait visiblement, bien assis dans son lourd fauteuil de velours noir. Le regard qu’il posa sur lui à son entrée signifiait bien qu’il était déjà au courant des résultats et qu’il avait suivi les opérations de près. Restait à savoir si cette façon de procéder lui convenait ; jamais les gangs n’avaient procédé ainsi jusque là.

— Tu as coulé le gang des Teigneux.

Aucune émotion ne perçait dans la voix du fée et le lutin eut bien de la peine à trouver la réponse adéquate. Il finit par se contenter d’un simple hochement de tête.

— Et leur chef est sous les verrous.
— Une erreur de débutant de sa part.

Le fée plissa les yeux pour l’observer plus attentivement, puis il tapa une fois dans ses mains avant de se lever.

— Les méthodes qu’utilisent mes gars m’importent peu. Je ne suis pas du genre à commettre d’erreurs de débutant. Tâche d’en faire de même.
— Oui boss.

La conversation était visiblement finie et le lutin ne demanda pas son reste. Alors qu’il allait passer le pas de la porte, le fée lâcha un dernier avertissement.

— Si je sens que tu menaces de m’en faire commettre une, tu y passes.
— Oui boss.

***

C’était celui qui se servait le mieux de son cerveau qui gagnait dans cette guerre sans fin des gangs de Bellwade. Le fée commit cette erreur de débutant quelques mois plus tard ; le lutin prit sa place.

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