Chellis se rendit au potager sud. Elle portait une coiffe blanche et un collet écru sur les épaules. Elle avait croisé la route de quelques Gardiens – plus nombreux qu’à leur habitude – près de la porte sud. Étonnamment, ils n’eurent pas l’air de partir en inspection dans les quartiers. Ils demeurèrent tournés vers l’extérieur.

Un vieil homme binait la terre plutôt par dépit. Depuis quelques années, les légumes poussaient laborieusement. Le froid persistait et les rayons du soleil perçaient trop rarement la nuée pour stimuler la germination. Seules les variétés les plus résistantes subsistaient comme les navets, topinambours et poireaux.

Soudain, Ty apparut. Il entrevit Chellis et la rejoignit. Pour être méconnaissables, ils avaient décidé de se vêtir différemment en ressortant de vieux habits : d’où sa coiffe, sa pèlerine et sa tunique déteinte. Quant à Ty, il avait opté pour un vieux chapeau de paille et des vêtements encore plus usés et troués que ceux qu’il portait habituellement.

« Comment fais-tu ? lui demanda-t-il.

— Bien et toi ? répondit-elle en souriant avec les yeux.

— Je suis exténué, et je suis censé aller acheter de la farine.

— Très bien, nous ferons vite. Nous ne devons pas nous faire remarquer »

Loya entra dans le jardinet également, suivie de Cil. Ils s’assirent tous en cercle, derrière une rangée de hautes fleurs d’aulx fanées, sous les yeux intrigués de l’homme âgé qui continuait à biner.

C’était le lieu idéal pour se cacher. Les feuilles mortes des plantations suspendues en faisaient l’un des seuls endroits de la ville où l’on ne voyait pas distinctement ce qu’il s’y passait. En outre, comme plus rien ne croissait, peu d’habitants venaient y perdre leur temps.

« Avez-vous déjà entendu parler de la Cheffe des Gardiens ? demanda Cil.

— Oui, j’aurais tellement souhaité vivre à cette époque, lors de la souveraineté du roi Geldir, confessa Chellis.

— Sans Gardiens pour nous épier à chacun de nos gestes, lança Loya.

— Pouvoir sortir de la ville comme bon nous semble, découvrir le continent, ajouta Chellis.

— Ne pas travailler aussi dur, ni aussi tôt », soupira Ty.

Les leçons de Cyr lui permettaient d’avoir un peu de répit, en secret. Car il travaillait tous les jours au réfectoire des Gardiens. Il devait préparer les chaudrons de soupe, ou encore veiller près du feux alors que ses yeux lui piquaient et brûlaient. Il prétendait aller chercher des ingrédients dans la ville, qu’il achetait bien mais en prenant son temps, puis revenait allégé pour tenir le reste de sa journée.

« J’ai tout essayé : penser au feu, tenter de faire bouger des objets, faire mouvoir l’eau… rien n’y fait, exposa Ty.

— Il paraît qu’il y a plusieurs façons d’utiliser les pouvoirs. Certaines personnes possédant l’Inflammation vont penser au feu et à sa source là où d’autres vont penser aux flammes crépitantes, précisa Loya.

— Il faut parfois écouter son corps et son cœur », dit Chellis en fermant les paupières et en se concentrant.

Les autres firent de même, sans vraiment savoir ce qu’ils devaient entreprendre, ni à quoi penser.

Cil joignit ses mains en espérant y sentir une énergie, mais rien ne vint. Tout en gardant les yeux fermés, il aplatit ses paumes sur le sol pour sonder la terre.

Tout à coup, il sentit une force vibrer autour de ses mains. Il fronça les sourcils. L’énergie semblait se rapprocher mais il n’avait aucune idée de ce que cela pourrait produire.

Il releva les bras aussitôt :

« J’ai senti quelque chose !

— Chut ! lui fit Chellis, tu vas nous faire remarquer.

— Désolé, j’ai eu peur. J’ai senti quelque chose mais je ne sais pas ce que ça aurait provoqué, dit-il, agité.

— Qu’as-tu ressenti exactement ? l’interrogea Ty.

— Une énergie dans la terre qui entourait mes mains, mais je ne savais pas dans quel but, ni quoi en faire.

— Nous allons nous éloigner, et tu peux, par exemple, penser à l’éjecter. Peut-être que tu as le pouvoir de contrôler la terre ?, exposa Chellis en regardant les autres.

— Oui, ça me paraît une bonne idée, tu vas rester ici tout seul et tenter de diriger cette force. Mais fais attention, tâche de garder la maîtrise de tes émotions et tes gestes, compléta Ty.

— Ça pourrait être dangereux, ajouta Loya.

— Non, restez ici, je vais m’éloigner », dit-il en se levant.

Il alla s’asseoir à quelques mesures plus loin, dans la terre, sa tunique grise en serait salie. Les autres restèrent à leurs places et l’observaient, prêts à s’abriter en cas de danger.

Cil se concentra à nouveau. Il posa ses mains paume contre terre. La force se remit à vibrer dans le sol. Il faisait le vide dans son esprit pour tenter de canaliser cette énergie, de voir son étendue et d’en comprendre son utilité.

La force s’intensifiait, la terre vibrait même sous son poids. Ceci dit, il ne se laissa pas impressionné. Il prolongea la contiguïté avec cette puissance latente. Il esquissa un mouvement vers les profondeurs du sol mais rien ne survint. Puis il tenta un geste vers la surface, et là, la terre jusque sous Chellis, Ty et Loya trembla légèrement.

« Que se passe-t-il ?! s’exclama Loya.

Ils commencèrent à se lever.

— Je n’en ai aucune idée, nous devrions peut-être nous éloigner ! s’exclama Chellis.

— Cil, que se passe-t-il ? » demanda Ty.

Soudain, sur toute la surface autour de Cil jusqu’aux pieds de ses amis jaillirent de l’herbe et des pousses. Le sol nu et gris était à présent recouvert de germes jaunes et verdoyants. Il avait fait accélérer et bonifier la pousse de toutes les graines contenues dans la terre.

Le vieil homme s’approcha pour constater le miracle.

« C’est ton pouvoir, petit ? demanda-t-il.

— Je crois, répondit Cil en revenant vers ses amis.

— C’est incroyable, tu peux faire pousser les plantes ! s’enthousiasma Chellis.

— Tu peux revenir ici quand tu le souhaites !, dit le vieil homme.

Un sourire se dégagea d’entre ses joues flétries, et ses yeux, enfouis sous ses paupières plissées et tombantes, pétillaient de malice. Il cligna des yeux de gratitude, agitant ses épais sourcils broussailleux, avant de repartir chez lui d’une mine réjouie.

— Ce n’est pas le pouvoir dont je rêvais… confessa Cil.

— Idiot, c’est un très bon pouvoir ! Grâce à toi nous allons pouvoir mieux nous nourrir ! le sermonna Loya.

— Oui, mais il ne faut en parler à personne pour l’instant, ça pourrait être dangereux pour toi Cil, conseilla Chellis.

— D’accord. Je vais en parler à maître Cyr.

— Oui, nous verrons cela avec lui. Bon, je pense que nous devrions repartir, nous risquons de nous faire remarquer. C’en est assez pour aujourd’hui », rétorqua Ty.

Ils repartirent tous dans des directions opposées. Chellis jeta un dernier regard au parterre recouvert d’herbe fraîche et de plantules. Un sourire discret s’afficha sur son visage, puis elle tourna les talons.

56