Quelques semaines après le renversement de Geldir, Selna et son père s’installèrent dans la forêt de Kelumistaa à l’est. Il s’agissait de l’une des plus vastes du royaume et l’une des plus vallonnées également. C’était le lieu idéal pour échapper à la Garde.
Afin de devenir méconnaissable, Pars s’était laissé poussé la barbe et les cheveux. Les deux étaient devenus hirsutes et parsemés de blanc ce qui ne se voyait pas tout à fait lorsque sa pilosité était encore courte. Il ne changeait plus de vêtements : ils étaient tâchés et déchirés par les travaux du quotidien comme la coupe de bois, et leurs couleurs ternies. Lui qui était de nature plutôt potelée s’était déjà clairement aminci.
Selna, quant à elle, portait une coiffe et les cheveux longs noués en tresse. Elle revêtait des habits et des chaussures de moindre qualité également.
Le père et la fille établirent une tente à l’aide d’étoffes et de planches en bois de pin que celui-ci avait acheté au cœur d’un village. La douleur se voyait sur son visage, elle l’avait fait vieillir soudainement. Il était encore plus difficile de le reconnaître.
Selna, elle, paraissait plus triste qu’à son habitude tout en parvenant à supporter leur sort. Elle faisait tout pour surmonter cette affliction, car elle voyait comme son père avait beaucoup de mal à supporter la mort de Kolin.
Qu’allaient-ils devenir ? Comment allaient-ils s’en sortir ? Comment serait leur vie sans sa mère ? Elle songeait à toutes ces questions et s’efforçait de les chasser le plus vite possible de ses pensées. Si elle se hasardait à y penser, alors elle ne pourrait plus s’arrêter. Cela l’entraînerait dans une spirale infernale.
Elle choisit de garder à l’esprit que sa mère n’était peut-être pas vraiment partie. Qu’elle reviendrait un jour, après tout, elle n’était pas sur place au moment des faits. On lui avait seulement conté que la Cheffe des Gardiens avait été vaincue.
Cela lui permettrait de garder espoir, de préserver ses forces afin de s’occuper de son père et de lui remonter le moral. Elle ne voulait pas perdre ses deux parents. Elle le voyait assis là, le regard vide. Il ne mangeait presque rien. L’enfant devait le forcer à avaler ses potages. Désormais, ses seules préoccupations étaient de prendre soin de son père et de développer ses pouvoirs : ils pourraient être utiles pour leur avenir.
Afin de lui faire penser à autre chose, elle expérimentait ses capacités devant lui. Alors qu’ils se trouvaient dans la tente elle occupait le milieu de la pièce :
« Me vois-tu ? lui demanda-t-elle.
— Oui, je te vois, soupira-t-il.
La petite fille se demandait à quoi pouvait-elle penser pour devenir invisible. Elle songeait à son corps qui se mouvait sans être vu. Elle tentait d’y penser de manière élémentaire, puis de manière plus élaborée : elle discernait chaque partie de son corps, tentant de ressentir quelque chose.
— Quand je songe à être invisible rien ne se produit, répondit l’enfant, déçue.
— Ce doit être autre chose. Comme le vent ou l’air ?
Cette idée ne lui avait pas encore parcouru l’esprit. Cette fois-ci, elle s’imagina légère comme le vent, que tout pouvait la traverser, puis agita les bras.
— Et là, me vois-tu ? l’interrogea-t-elle.
— Oui » répondit-il laconiquement.
Que fallait-il bien faire ?
Elle se tourna, puis scruta ce qui se trouvait derrière : la toile de la tente, des bûches entassées et des réserves de légumes.
Elle se tourna de nouveau face à son père qui avait l’air toujours absent, puis ferma les yeux. Dans son esprit, elle se remémora les images de ce qu’elle avait vu derrière elle.
L’enfant devint soudainement invisible. Pars en resta bouche bée.
« Et maintenant, me vois-tu papa ?
— Non ! Tu es enfin invisible ! s’exclama-t-il.
— C’est vrai ?
Elle réapparut et abaissa le regard vers ses pieds.
— Mais moi je me vois, répondit l’enfant.
— À présent oui, mais tu as été invisible un instant. Par quoi as-tu été inspirée ?
— Je pensais au décor tel de la peinture me recouvrant de haut en bas. J’imaginais les formes et les couleurs sur moi, comme si j’en faisais partie !
— C’est cela alors. Veux-tu essayer une fois de plus ?
— Oui ! Je dois m’entraîner pour le maîtriser ! » s’engoua-t-elle.
Les paupières closes, elle disparut à nouveau.

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