[MAJ le 20-04-2016]
Une pluie de perles gelées tombait lentement du ciel, nappant les immenses champs qui bordaient la route. Un temps propice pour les affaires de Seth qui attendait patiemment derrière la barrière de sécurité, installé nonchalamment contre le seul arbre trônant dans ce paysage glaciaire.

Je suis en avance…

C’était bien souvent le cas quand il travaillait à côté de son domicile. Et la patience n’était pas son fort, surtout lorsque le contrat à venir se révélait d’un ennui à mourir. Il ne vit aucune trace de la concurrence et cela accentua davantage sa mauvaise humeur. D’un geste nerveux, il tira sur la capuche de son blouson noir pour échapper à la morsure du froid, même si cette dernière se cassait les dents sur sa peau aussi laiteuse que la neige. Las, il soupira bruyamment avant qu’un rictus espiègle ne s’imprime sur son visage. Enfin, l’heure était venue !

Les phares d’une voiture éblouirent ses yeux sans fond bien qu’il soit totalement invisible. Il détourna le regard quand les freins crissèrent violemment dans l’espoir de déjouer les plans du destin. Seth fit un pas sur le côté, puis un deuxième, tout en se frottant énergiquement les mains comme pour les réchauffer. Il observa avec détachement le conducteur perdre le contrôle de son véhicule et tenter de rétablir sa trajectoire. C’était trop tard.

Boom…

La voiture s’encastra sans ménagement dans l’arbre, juste à côté de Seth qui levait les yeux au ciel, se moquant de la futilité de cet accident. Le bruit de la tôle froissée et les gémissements du moteur rendant son dernier souffle lui vrillèrent les tympans. La ferraille mêlée au plastique s’enroula autour du tronc, accompagnant le chant abominable des os cédant sous la pression soudaine et implacable. Quelques sanglots se transformant en glapissements lui parvinrent, puis le silence reprit ses droits.

— Classique, constata-t-il en se dirigeant vers la portière du conducteur.

Il l’ouvrit et fit très attention de ne pas s’entacher du liquide visqueux empestant le fer qui coulait sur la vitre. La tête du pauvre garçon s’était écrasée sur le pare-brise qui n’avait miraculeusement pas cédé sous le choc.

— Allez, allez, on se réveille, s’exaspéra Seth en secouant son épaule. J’ai pas que ça à foutre !

Un halo de lumière se matérialisa tout autour du corps et ondula pour le reproduire au détail près. Seth pouvait le voir à présent et sentait tous les parfums qu’il dégageait : peur, appréhension, angoisse… Mais une autre essence lui chatouillait les plumes, celle d’une vie qui continuait de se battre, rétive à l’idée de complaire la fatalité qui la frappait. Il se pencha dans l’habitacle et aperçut une jeune enfant dans son siège adapté. D’un coup d’œil expert, il sut que ses jours n’étaient pas comptés – pour le moment -, car aucun symbole ne s’était dessiné sur le cœur de la fillette.

— Tu as tiré le bon numéro, Alice. Je vais m’occuper de ton papa, mais nous nous reverrons bientôt, très bientôt, soit sans crainte.

Seth retourna à sa principale occupation, la seconde ne valant rien tant qu’elle respirait encore, et attrapa un objet lourd à peine dissimulé sous son manteau. Il ne lui ferait pas la morale bien que l’homme roulât sans ceinture, ce n’était pas son job, il ne désirait pas ôter le petit plaisir d’un de ses frères. Il lui laissa quelque instant pour reprendre ses esprits – enfin, façon de parler – puis attira son attention pour lui déclarer d’une voix formelle :

— Bonsoir, Mathieu, vous êtes mort et je vais vous accompagner jusqu’au Paradis. Je m’appelle Seth et je suis le faucheur en charge de votre transfert.

La suite se déroula comme dans un rêve lointain aux douceurs délicieusement sucrées. Sa main extirpa une longue faux de son dos afin de scinder l’âme et le corps à jamais. Il arracha cette vie innocente, dont la seule erreur fut une plaque de verglas fourbe et mesquine, coupant la liaison qui l’attachait à cette existence. Comme toujours, la délivrance de l’âme provoqua chez lui un merveilleux sentiment proche de la jouissance et il dut contenir le plaisir qui l’animait pour rester concentré. Il se mordit férocement la langue et fit taire les râles qui manquaient de s’échapper alors que ceux de douleur de l’humain alimentaient son allégresse. Secoué de soubresauts, le corps vibra avant de s’écrouler sous l’effort qu’il venait de produire. De son autre main, il plongea cueillir le fruit de son travail.

La voix de l’âme déchira le calme imposé par les ténèbres avant de se volatiliser dans un nuage de fumée.

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