— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu sais que c’est la seule solution ! dit une voix si lointaine qu’Élisabeth entendit un simple murmure.
— Non, je ne souhaite ça à personne, pas même à mon pire ennemi, fit une seconde, bien plus grave et étouffée.
— J’ignorais que tu avais un cœur ! C’est nouveau, ça vient de sortir ? J’peux toucher ?
— Jenny… ta main…
— Oh, pardon ! ria la femme avec espièglerie. Bon, on en fait quoi du coup ? T’es certain que tu ne préfères pas que…
— J’ai dit non.
— OK, c’est toi qui vois, c’est ton âme après tout !
Les mots devenaient de plus en plus limpides pour la jeune femme qui s’éveillait progressivement d’un sommeil aussi sombre que les ténèbres. Ses paupières aussi lourdes que du plomb tentaient vainement de s’ouvrir au monde, mais elles restaient désespérément closes, comme si elle refusait une nouvelle fois la vérité.
— Dommage que son visage ne soit pas très harmonieux avec son corps aux formes généreuses… Enfin, façon de parler, puisqu’elle est morte ! Pauvre Grim, il va être jaloux à cause de ton nouvel animal de compagnie. Tu vas l’appeler comment ?
— Li… ly… souffla faiblement l’intéressée pour clouer le bec à cette voix insupportable qui l’arrachait de son moment de quiétude.
— Lily, répéta malicieusement la démone. C’est déjà moins ringard que « Élisabeth », ma chère ! Je valide ! Bon, sur ce, le devoir m’appelle. Aaron, je compte sur toi pour trouver une solution la concernant…
L’intéressé soupira et s’assit sur la table basse, attendant le claquement de la porte, et plus particulièrement le réveil de l’âme qui occupait bien trop d’espace dans cet appartement. Les paupières de Lily papillonnèrent, davantage pour la forme puisque la lumière perçante ne lui affectait aucunement la vue – en d’autres circonstances, elle aurait grogné contre ce faisceau intrusif. Sous le regard de cristal de son hôte, elle se redressa sans peine, presque brutalement, et resta là, les mains entrelacées sur les cuisses. Elle s’étonna un instant de pouvoir tenir cette position, les jambes parfaitement droites et perpendiculaires à son buste, avant de se souvenir de la raison : elle était morte, elle ne rêvait malheureusement pas.
— Je suis condamnée à porter mes dernières fringues pour le restant de l’éternité ? ironisa-t-elle, ses nerfs poussés à bout par l’intruse et le faucheur qui n’avait toujours pas esquissé le moindre geste. Je pourrai être nue, remarque. Ça aiderait peut-être ta langue à se délier…
Il lui adressa un sourire si mauvais qu’elle sentit un frisson la secouer. Elle était d’humeur à le chercher, soit, il allait la calmer sur le champ en s’amusant à son tour :
— Ce sera le cadet de tes soucis si tu deviens une écorcheuse. Et il sera sûr que ma langue ne trouvera aucun intérêt à parcourir ce qu’il te restera de corps…
La mine de la jeune femme se décomposa et il en tira une certaine satisfaction ; même si à présent, il ne pouvait plus se permettre de la terroriser pour qu’elle s’éloigne, plus cette nuit. Elle se recroquevilla sur elle-même, dévoilant le haut de ses cuisses, et serra ses jambes contre elle comme pour se calmer d’une grande angoisse l’engloutissant. Le regard d’Aaron glissa conjointement avec le tissu de sa robe avant de remonter le long de ses courbes à peine dissimulées. Jennifer exagérait en disant que son visage dénotait avec la générosité de ses formes. Il était d’une douceur angélique, animé par une certaine ardeur brûlant au fond de ses iris azur. Ses cheveux blonds illuminaient le teint laiteux et velouté de sa peau, renforçant ses attraits. Elle frôlait le canon convoité par le paradis… alors pourquoi diable se perdait-elle dans les Limbes ?
— Ne dis ça ! s’inquiéta-t-elle, sa voix déraillant dans les aiguës.
— Quoi ? Tu préfères quand je ne te parle pas finalement ? rétorqua-t-il en feignant d’être blessé.
— Aaron, se risqua Lily pour retenir son attention, s’asseyant en face de lui afin qu’il ne se dérobe pas. Pourquoi insinues-tu que je vais devenir une écorcheuse ?
Son prénom sonna étrangement aux oreilles du faucheur, certainement parce que seule Jennifer osait le prononcer à haute voix, et il s’empressa de repousser cette sensation inconfortable – et les genoux de la jeune femme effleurant les siens suffisaient à raviver un feu depuis bien trop longtemps éteint.
Te priver de femmes depuis tous ces siècles te monte vraiment à la tête…
Il ne se souvenait plus même à quand cela remontait pour la dernière fois. Jamais, sans doute, puisqu’il avait toujours été dans le camp de la lumière. Sa mémoire lui faisait défaut, tout comme ses pulsions de mâle frustré qu’il s’empressa de chasser en revenant au sujet principal :
— Tout simplement parce que j’ai manqué de le faire tout à l’heure.
— Quoi ? s’écria-t-elle, manquant de mourir une deuxième fois d’une crise cardiaque. Mais c’est impossible ! Je suis humaine et…
— Était humaine, la reprit-il pour son bon plaisir tout en se massant les tempes. Tu vas me donner mal au crâne à hurler comme ça. Laisse-moi t’expliquer rapidement la situation : il y a deux moyens de devenir faucheur : être un ange ou un démon.
— Attends, tu me parlais d’écorcheurs.
Il la foudroya du regard et elle leva les mains en signe de capitulation, le suppliant de reprendre ses explications en s’armant de sa moue la plus adorable.
— Un faucheur devient écorcheur lorsqu’il perd son âme sœur. Comme son nom l’indique, il se transforme en créature dévoreuse d’âmes. Si nous, faucheurs, sommes trop longs à intervenir alors ils prennent l’âme. Ce sont des poubelles, en quelque sorte. Certains anges ou démons le deviennent s’ils ne trouvent pas d’âme sœur au cours de leur transformation en faucheur. On dit que ce sont des sans-âmes et ils se perdent rapidement dans les tréfonds de la mort et s’y cache jusqu’à la mutation achevée.
Lily enregistrait chaque syllabe, chaque mot, chaque note, assurée que sa vie dépendait de cette nouvelle donne.
— Mais, il faut être un ange ou un démon pour devenir faucheur, donc pourquoi deviendrais-je une écorcheuse ? Ça n’a pas de sens !
Cette logique infaillible explosait en éclats quand il l’acheva en lui faisait part d’une légende urbaine que tous ceux de son espèce aimaient se raconter :
— Il existe un autre moyen de donner naissance à un faucheur : que l’un de nous transforme une âme.
— Comme les vampires ? s’étrangla-t-elle, comprenant maintenant le tableau qu’il lui exposait lentement.
— Ouais… j’ignore quelles sont les conditions pour y parvenir. Et, surtout, ce n’est qu’une putain de légende !
— Si je résume, tu as failli me changer en faucheuse, mais tu n’as aucune idée du pourquoi ?
— En fait, j’ai simplement retardé la transformation en repoussant ton âme, ce n’est qu’une question de temps pour que tu deviennes l’une des nôtres. Et donc, une écorcheuse.
Tout va bien, tout va très bien…
— Espèce de sale con ! Tu ne pouvais pas faire ton travail correctement et éviter de me sauter dessus au passage ?
— Oh ! Tu n’avais qu’à pas crever cette nuit-là, j’y suis pour rien si…
Il n’eut pas le temps de répliquer davantage, les mots s’étouffant dans le fond de sa gorge. Légèrement abasourdit, il lui fallut quelques secondes pour réaliser que la jeune femme le maintenait dos contre la table, ses deux mains lui privant de cet air si précieux aux humains. Un rire sourd et caverneux s’extirpa du plus profond de ses entrailles, désarçonnant la pauvre Lily qui tenait bon grâce à l’incroyable force de son âme.
— Tu sais que certains sont morts pour moins que ça ? Tu souhaites vraiment que je fasse de toi une créature abominable dès maintenant ?
Elle resserra sa prise, faisant rire de plus belle le faucheur qui se ravisa immédiatement lorsqu’un cri perçant lui vrilla les tympans.
— Finalement, c’est en démon que tu vas te changer ! Je comprends pourquoi tu n’étais pas tombée, ils attendaient que tu révèles ta véritable nature ! Une vraie tigresse, dans d’autres circonstances, je pourrai adorer ça !
Son amusement et ses tentatives de l’apaiser restèrent vains, redoublant même sa colère qui faisait naître des éclairs au fond de ses iris injectés de rouge.
— Voilà, j’ai vraiment mal au crâne avec tes hurlements d’hystérique.
La haine de son assaillante imprégna les sens d’Aaron pour devenir sienne. Le peu de patience dont il savait faire preuve s’évanouit, emporté par le hurlement dément de Lily aveuglée par le désespoir. Elle fit l’erreur de relâcher le cou du Faucheur pour mieux lui marteler le torse, mais celui-ci cueillit ses poings au creux de ses mains et se retint de les rompre quand une grimace écorcha son visage si doux. Il la repoussa d’un geste brusque, ne lui laissant aucune chance pour riposter, et la propulsa dans le canapé contre lequel elle s’écrasa sans douleur.
— Tu sais quoi ? Je vais te laisser te calmer et, quand tu seras d’humeur, nous pourrons envisager de te renvoyer là où est ta place : en train de pourrir dans les Limbes !
La porte de sa chambre claqua tel un coup de feu dans l’âme de Lily qui s’extirpa de sa prison moelleuse comme un zombie de sa tombe. Elle s’élança contre le bois massif, espérant le faire plier, en vain. Ses ongles s’enfoncèrent si profondément, traçant des sillons dans la porte, qu’elle expulsa le mal censé la ronger en se brisant la voix. Le tambourinement qui suivit pouvait se confondre avec les battements d’un cœur affolé, mais personne ne semblait l’entendre.
Finalement, le mécanisme de la poignée céda et Lily s’effondra juste devant le lit avant de se remettre d’aplomb avec le peu de dignité qui lui restait. Aaron n’était déjà plus présent, incapable de résister à l’appel de la Mort, il s’était envolé par la fenêtre sans un regard en arrière. L’âme en détresse s’en approcha et passa la tête au travers pour contempler le vide qui s’offrait à elle. Une envie folle lui traversa l’esprit, mais elle fit taire cette petite voix lui ordonnant de tout réduire en pièces à l’aide de sa tête, y compris celle-ci.
— Aaron ? appela-t-elle avec une conviction farouche.
Un grand froid la saisit et elle fut certaine d’en frissonner. La brise légère emporta lentement sa colère pour laisser place à ce sentiment la rongeant depuis qu’elle s’était éveillée dans le monde des défunts.
— Ne me… ne me laisse pas toute seule…
Depuis son enfance, Lily avait toujours eu peur du noir, les montres de son passé l’y attendaient toujours. Elle s’était accrochée à la faible lueur de l’ange lorsqu’il avait fauché son âme, persuadée qu’elle plongerait éternellement dans des eaux sombres. Sans lui, les ténèbres l’engloutissaient à nouveau et elle devait faire face à ceux qui s’y cachaient. Elle ne voulait pas les rejoindre, jamais, même si leur chant céleste l’hypnotisait. Elle devait fuir vers la lumière. Maintenant !
Lily ferma les yeux et se laissa basculer en avant.

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