Le crépuscule balaie l’horizon de ses couleurs chaudes, amenant avec lui les premières zones d’ombre. Une légère et froide brise caresse une plaine verdoyante où est établi un petit village de seulement quelques centaines d’habitants. Une majeure partie de la population vit de l’agriculture et de l’élevage, c’est d’ailleurs de cette bourgade que vient la plus fameuse viande bovine, très prisée dans la capitale du Royaume. En fait, ce village est surtout attirant par son charme presque surnaturel : un petite rivière le borde à l’Est et accompagne de jour comme de nuit la vie des habitants avec son ruissellement mélodieux. Les petites maisons de campagne qui se dressent entre les champs sont construites dans une pierre de taille claire. A cette heure de la journée, le clocher rayonne et irradie tel un phare l’imposante colline fleurie au Nord.

A l’opposé, au Sud, un homme est appuyé au tronc d’un arbre, à l’abri dans l’ombre du feuillage. Il demeure figé, pétrifié par la beauté du spectacle céleste qui s’offre à lui, à ce paysage si parfait et idyllique. Cette mystérieuse personne détourne finalement son regard de l’astre solaire mourant et porte son attention sur son épée, posée simplement contre l’imposant chêne. Un fin sourire s’empare de ses lèvres et son visage s’illumine, à l’inverse du mouvement général des choses qui l’entourent. Si la nature et les hommes s’endorment et se taisent, cet homme en armure s’éveille peu à peu. A mesure que les ombres gagnent du terrain sur les terres fertiles qui s’étendent face à lui, l’épée commence à rougeoyer, un orbe repose en son sein, au dessus de la garde, incrusté dans la lame. Cette même pièce de métal aiguisée sur laquelle sont inscrits des mots, peut-être une phrase, dans un langage à l’écriture runique qui n’est pas pratiqué par le commun des hommes.

Soudain, le soleil déjà à moitié dissimulé derrière l’horizon s’efface de la voûte céleste. Une obscurité soudaine s’abat sur la plaine qui n’est maintenant plus éclairée que par les faibles lueurs s’échappant des fenêtres des habitations. Cette nuit soudaine et surnaturelle alarme le village, des cris résonnent, un cor se met à chanter et nombre d’âmes sortent de leur refuge, courant vers la place. Aucune étoile n’est visible, les astres sont masqués par un voile épais et apparemment impénétrable.

Un petit garçon est là, sur le seuil de sa maison, son compagnon de coton et de tissu dans les mains, regardant sans comprendre son père s’éloigner dans la semi pénombre de la rue. Ses cheveux sont mi-longs et blonds, d’apparence il doit avoir environ six ans. Sa mère apparaît dans l’ouverture que créé la porte et pose ses mains sur les épaules de son jeune fils. Elle ne comprend pas non plus ce qui se passe. Pourquoi une éclipse solaire affole tant ce peuple ? Cette femme aux cheveux blonds – attachés en chignon – fixe de ses yeux verts l’agitation au bout de la rue, dans la caserne.
— Maman, il est parti où papa ? Interroge le petit avec toute l’innocence que lui donne l’enfance.
— Je ne sais pas mon chéri, je ne sais pas ce qui se passe… La jeune mère laisse une expression d’inquiétude gagner son visage.

Un soldat en armes court dans la rue et lance quelques mots aux personnes qui sont sur le seuil de leur habitation, toutes cherchant à comprendre pourquoi la garde s’agite. L’uniforme du garde est clairement visible et aux yeux du petit garçon, c’est tout un symbole, synonyme de puissance et de fierté. Le casque en métal blanc est orné d’une fine dorure qui rejoint en une gracieuse ligne les deux garde-joues légèrement courbes. Le casque est plutôt travaillé et comporte quelques gravures. Le plastron semble robuste et arnaché sur les épaules et les flancs. La tunique est bleu ciel, couleur qui symbolise le village. Le garde arrive finalement à hauteur de la femme et son fils, il s’éclaircit la voix.
— Veuillez vous barricader chez vous madame. Le soldat ne dissimule pas son air inquiet et la jeune mère remarque même que ses mains tout comme sa voix tremblent un peu.
— Que se passe-t-il de si grave ? Elle fronce légèrement les sourcils
— Il est ici. Répond après une hésitation longue d’une poignée de secondes poignantes.
Le garde et la jeune mère échangent un regard, si l’on peut lire la peur dans les yeux du garde, ceux de la jeune femme se froncent légèrement et elle incline la tête. Sentant que cet air n’est autre qu’interrogateur, l’homme en armes s’éclaircit de nouveau la voix et reprend, d’un ton bien plus faiblard mais non moins tremblant.
— L’Ombre du Nord.

L’Ombre du Nord est le nom d’un homme dans une vieille légende qui est contée depuis des siècles dans ce royaume et c’est donc tout naturellement que la jolie blonde prend un air plutôt compliqué à déchiffrer, entre peur et incompréhension. Toutefois, il n’est pas l’heure de comprendre, mais bien d’exécuter les ordres de la milice du village qui se mobilise bien assez rarement pour que la situation ne soit pas critique.

Le garde disparaît alors au coin de la rue, sûrement pour s’assurer que tous les civils restent à l’abri. La jeune mère et son enfant ferment la porte à clé. Elle bloque la poignée de la porte avec une lourde chaise en bois brut et tire ses rideaux d’un épais tissu bleu ciel au teint pastel.

La maison n’est pas très grande, une bonne trentaine de mètres carrés forment la superficie de l’unique pièce de l’habitation. Malgré cela, la décoration est d’un bon goût, elle a peut-être même de quoi faire pâlir certains décorateurs de la capitale. Les meubles en bois sont pour la plupart sculptés à la main et somptueusement cirés. Un grand tapis gris anthracite s’étend dans ce qui se délimite visuellement comme une salle à manger où se dresse une table entourée de cinq chaises et l’on devine que la sixième et celle qui bloque solidement la porte d’entrée. Au fond à droite, une fine cloison de bois sépare partiellement la pièce pour que cette salle de bain soit un peu cachée. D’où se tient la jeune femme, on peut voir un grand baquet où ils doivent prendre leur bain puis un meuble d’appoint où sont disposés quelques produits de soin et autres ustensiles de toilette. Ce n’est que tout de suite à droite que l’on distingue deux lits trôner là : le grand duvet conjugal puis un autre d’une place, pour le petit garçon.

Ce même petit qui tiraille sur la longue robe blanche et bleue de sa mère qui vient de prendre sa tête dans ses mains qui tremblent un peu. Elle se masse légèrement le front de ses deux index, plongée dans une profonde réflexion.
— Maman, c’est quoi l’Ombre du Nord ? Questionne-t-il avec une parfaite diction, de sa petite bouille aux joues légèrement rouges, à croquer.
— C’est… Elle reprend son souffle, lève de peu son regard pour mirer son fils dans les yeux. C’est un homme dont on parle dans certaines légendes que l’on te racontera à l’école.
— Mais… M’man, tu ne peux pas me la raconter toi ?
— Mfh…
Elle prend une grande inspiration et commence son récit, souriant légèrement, à contre cœur.
— La légende parle d’un homme qui fut l’un des officiers de l’armée des dix dieux pour faire face à l’invasion des élémentaires de feu, de grands hommes faits de lave et de roche. La guerre fit rage pendant des dizaines d’années et les dieux, protecteurs et amoureux de notre espèce, firent tout leur possible pour aider l’humanité à remporter son premier combat, sa première guerre, sa première lutte pour sa propre survie. Les dieux étaient tellement fiers et pris d’affection pour Teyrah et son humanité, qu’ils prirent les armes pour défendre ce monde. Malgré cela, ils ne purent complètement résister aux assauts toujours plus dévastateurs des élémentaires. Ils prirent alors la décision de créer une grande armée formée d’hommes et de femmes entraînés et à qui ils cèderaient une fraction de leur pouvoir divin. En seulement un an, vingt soldats divins, aussi appelés « Norelians », prirent le commandement de l’armée humaine prête à la guerre. Chaque Norelian reçu le commandement d’un corps d’armée et étaient eux-même dirigés par les dieux. Les batailles et les années passaient et l’humanité, au prix de sacrifices et dégâts énormes, put reprendre peu à peu le contrôle de son monde. Dans le corps d’armée neuf, aussi appelé « Les traqueurs », commandé par la Norelian Meldina, on trouvait la seule compagnie de soldats d’élite, d’humains ayant fait leurs preuves dans les combats par leur ténacité. Parmi eux, combattait celui qui sera plus tard surnommé « l’Ombre du Nord ».

Personne ne se souvient de son véritable nom, la légende raconte juste qu’il aurait un jour découvert une vérité difficile à accepter sur notre monde, sur nos dieux. Ce jeune homme faisait partie de ceux qui aspiraient à devenir Norelians mais qui n’avait pas accédé à l’ascension puisque la guerre faisait rage et que le front ne laissa plus jamais le temps aux dieux de former de nouveaux champions divins. Certains disent qu’il a changé de camp, corrompu par les dieux que l’on appelle aujourd’hui les « Abyssaux ».
— C’est qui les abyssaux maman ? Le petit a les yeux qui brillent, complètement absorbé par le récit de sa mère, le regard fixé sur ses lèvres, buvant chacun de ses mots.
— Mmmh… A la fin de la guerre, il y eut un grand schisme chez les dieux. Une violente dispute éclata et des catastrophes naturelles se manifestèrent un peu partout dans le monde. On raconte que certains de nos dieux protecteurs se sont retournés contre leurs semblables. Alors que les élémentaires étaient à peine boutés hors de Teyrah, une nouvelle guerre éclata, un conflit fratricide. Pourtant, tous les humains et Norelians étaient du côté des dieux victimes de la trahison des autres. Les traîtres, traqués, se réfugièrent dans le petit royaume montagneux situé à l’extrême pointe nord de la région d’Isnenaos, bordée par la grande mer des cinq vents. Ce royaume était réputé pour abriter des humains cupides, corrompus par les envahisseurs et qui prévoyaient d’envahir leurs voisins pour s’approprier leurs richesses.

Ce royaume étant corrompu par le passage des élémentaires, la terre est stérile et brûlée, le ciel sombre et rougeâtre, les hommes sauvages et violents. Pour cela, ces quelques dieux renégats furent appelés « Abyssaux ». Nos dieux prirent alors le nom de « Célestes » et déclarèrent la guerre à leurs anciens frères et sœurs qui prévoyaient de remodeler le monde à l’image de ce royaume détruit et imprégné du mal. Bien sûr, pour combattre des dieux enhardis par leurs nouveaux pouvoirs noirs, les Célestes envoyèrent leurs meilleurs soldats, dont le bataillon d’élite du neuvième corps d’armée. C’est à ce moment que ce jeune homme déserta, après quelques semaines de combats dans ces terres lointaines et désolées. Il serait donc devenu Norelian, mais au compte des Abyssaux, c’est donc en quelque sorte un ange déchu. Si les Norelians portent fièrement des ailes blanches et des armures d’argent et d’airain, le Norelian abyssal porte des ailes noires et une épaisse armure sombre. La légende se termine sur ces mots précis : « La vengeance gronde dans le cœur de ce Norelian déchu, tout autant que l’amour perdu qui résonne encore dans les échos de son passé douloureux, hérissé de métal et tâché de sang. ». Plus tard, cet unique Norelian au service des Abyssaux fut surnommé « l’Ombre du Nord », champion du royaume des montagnes, du royaume de Sirlefas.
— Et c’est ce Norelian qui vient ici, ce soir ?
— Non mon fils, c’est impossible, cette histoire s’est déroulée il y a bien cinq cents ans, et aucun humain, même aux pouvoirs divins, ne peux vivre si longtemps.
— Alors pourquoi le monsieur de la garde était si affolé et semblait y croire ?
— Une prophétie accompagne cette légende et dit qu’il reviendra d’entre les morts, et balaiera le monde de toute vie, armé de son courroux vengeur.
— Mais… Maman, les fantômes… Ça n’existe pas, hein..?
— Aller, vas te mettre au lit, je suis sûre que ce n’est rien de très grave, tout ira mieux demain matin.
Le petit acquiesce et file se glisser dans son lit.

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