Chapitre 3

Les conversations cessèrent subitement alors que le vieil homme entrait dans l’amphithéâtre de classe. Les grattements de plume et voix d’étudiants laissèrent place à un silence révérencieux de circonstance. Sans même accorder un regard aux premiers rangs, le vieux professeur poursuivit son chemin vers le grand bureau, précédant l’immense tableau noir, et enjamba l’estrade surélevant le tout pour s’installer sur le fauteuil à dossier rembourré prévu à cet effet. Lorsqu’il leva les yeux vers eux, beaucoup tressaillirent tandis que son regard se posait furtivement sur leurs personnes. Bien que nullement malveillant, Maître Cène n’en était pas moins des plus intimidants. Son apparente sévérité était renforcée par son grand âge et ses sourcils broussailleux poivrés sels depuis d’innombrables années.
Tapotant un instant, du bout des doigts, le plat de la table, il poussa ensuite un grand soupir.

— Jeunes gens, commença-t-il d’une voix grave et profonde. Voilà plusieurs semaines que nous avons abordé les grandes guerres qui ont éprouvé les Contrées. Des semaines où nous les avons étudiées par mon entremise et celle de vos livres de classe. Cela fait beaucoup de temps pour un sujet qui m’est aussi détestable. Autant que pour vous, je l’espère. Car voyez-vous, bien que beaucoup parmi vous soient promis à intégrer notre chevalerie, ce qui pour certains est déjà chose faite, je déplorerai que vous ayez à connaître de votre vivant pareilles périodes…
Cependant, avoir connaissance du passé est un moyen d’éviter, aux générations futures, de commettre ces mêmes erreurs à l’avenir…, et ces cours indispensables œuvrent en ce sens.

Sur sa droite, l’immense baie vitrée faisant office de mur, laissait entrevoir les jardins est du Chateau. Une vaste étendue d’herbes grasses traversées de multiples bandes de fleurs dont les trajectoires évoquaient des tourbillons multicolores. En cette matinée de printemps, les rayons du soleil dissipaient les brumes s’accrochant encore à ce tout, implanté au milieu d’une forêt de grands hêtres veillant paisiblement sur cet idéal floral. Sur ces raisonnables vallons, justifiant la présence de petits ponts de bois joliment sculptés et semblables aux racines des vieux arbres centenaires les surplombant.

— Car mes mots ne s’adressent pas seulement à la jeunesse de la chevalerie de l’Ilir, continua le vieux professeur indifférent à ce spectacle. Ils sont également destinés à ceux qui, parmi vous, sont promis aux professions les plus variées. De ceux qui en viendront à conseiller notre Reine, comme moi-même, ou à ceux qui géreront la comptabilité du royaume… C’est dans cette unité instruite et avertie que nous, génération bientôt caduque, fondons nos espoir. Cette unité qui, elle seule, sera capable d’assurer le maintien de la paix à laquelle nous aspirons tous. Voilà pourquoi la connaissance reste votre meilleure arme… et maintenant que nous en sommes là…

Ses yeux perçants balayèrent les rangées d’étudiants lui faisant face.

— Qui parmi vous peut me dire…, commença le Maître qui s’interrompit en levant les yeux au ciel. Cormack… Pourquoi lèves-tu déjà la main ?

L’intéressé la baissa aussitôt, adressant un regard gêné au vieil homme qui secoua la tête avant de poursuivre.

— Bien. Qui parmi vous peut me dire quelle a été la guerre la plus marquante pour les Contrées de Soreth ? Un soupir. Oui, Cormack ?
— La Guerre de la Chair ! s’exclama celui-ci en sautant presque de sa chaise qui émit un craquement retentissant.

À l’image de certains de ses camarades, sa voisine, une ravissante et vigoureuse brune au visage franc, se fendit d’un sourire. Chose que le dénommé Cormack ne remarqua pas, ayant d’ores et déjà levé de nouveau la main.
Avisant cela, le professeur fronça les sourcils tout en croisant les bras.

— Tu recommences…
— Mais cette fois je sais ce que vous allez me demander, s’empressa de placer l’élève sans la moindre insolence.

Çà et là, des gloussements retentirent, attirant sur la classe le regard noir du vieux précepteur. Laissant les étudiants douchés et subitement silencieux, il recentra son attention sur le plus enthousiaste, mais aussi agaçant, de ceux-ci. Cependant, il n’eut pas le temps d’en placer une que celui-ci enchaînait aussitôt.

— Vous alliez me demander la raison de cette réponse qui est celle-ci : l’Équilibre !

Accentuant son dernier mot, il avait aussi levé les mains comme pour y insuffler l’impact que se devait d’avoir cette révélation.

— Dit comme cela, ta réponse reste très vague, répliqua le professeur en se mordant la lèvre comme pour éviter de rendre sa réponse plus cinglante.

Réplique à laquelle le dénommé Cormack acquiesça farouchement tout en s’autorisant un petit sourire suffisant.

— Mais le concept de l’Équilibre est lui-même très vague, cher professeur. Il est la condition informe et impalpable grâce à laquelle les royaumes de Soreth peuvent coexister dans l’harmonie et la paix. Ravengrive, lui-même, dans son livre intitulé, je cite : « Ombres et Créances d’un Équilibre Imparfait », ne peut guère mieux faire que de le ségréguer en deux formes distinctes bien qu’étroitement liées. Un équilibre propre au royaume et un équilibre propre aux Contrées !
— Tu me cites Ravengrive ? répéta le Maître Cène en haussant un sourcil.
— Je vous cite Ravengrive, oui ! reprit un Cormack flamboyant qui se leva, mue d’une impulsion soudaine. Et ce qui fait que cette guerre diffère des autres est l’impact qu’elle a pu avoir sur l’Équilibre de Soreth.

Avec un sourire indulgent, il leva les yeux vers le plafond, le traversant d’un regard perdu dans une vérité que lui seul pouvait entrevoir.

– Je prends l’exemple de la guerre des Saints, ce patchwork de batailles désorganisées entre curés, qui n’a rien à voir avec la Guerre de la Chair où la Horde Rolf a clamé sa suprématie… Ces immenses guerriers aussi imposants et farouches que moi-même…

Un éclat de rire l’interrompit dans sa tirade, vite suivi par de nombreux autres dans l’amphithéâtre. Pinçant les lèvres, le dénommé Cormack dirigea un regard outré en direction de la pétillante brune assise à ses côtés.

— Leati, je peux savoir ce qui te fait rire ? grogna-t-il.
— Je crois que ça a à voir avec « l’imposant » et le « farouche »…

Alors que sa voisine lui adressait un clin d’œil malicieux, Cormack se tourna vers le propriétaire de la dernière voix, placé à sa gauche. Un curieux jeune homme à la peau mate et aux cheveux d’un blanc tirant sur le gris.

— Ezéquiel, tenta-t-il avec une patience forcée. Tu es en train de me dire qu’un Rolf, de la taille de deux hommes et au moins trois fois plus large, n’a rien d’imposant ni de farouche ?

S’arrachant à la contemplation des jardins par-delà la baie vitrée, l’interpellé tourna vers lui un étrange regard gris empli de lassitude.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. Beaucoup de Rolfs correspondent à cette description, c’est certain, mais toi… Tu fais, à peine, deux têtes de plus que moi. On est loin du haut comme deux hommes…
— Avec ça, je suis pas imposant ?
— Si, t’es imposant…
— Et pas farouche… ?
— Pas vraiment, non… Et le côté « maniéré » n’aide pas, soit dit en passant.
— Maniéré… ?
— Seulement si tu veux mon avis.
— Je veux pas de ton avis, je veux te frapper.
— Si on pouvait éviter d’en arriver là…

La voix du vieux maître, terriblement coupante, retentit, interrompant les deux trouble-fêtes.

— Jeune gens, il est dans votre intérêt d’immédiatement vous rappeler l’endroit dans lequel vous vous trouvez ! Où diable vous croyez-vous ?!
— Mais Monsieur…
— Jeune Rolf, je te prierai de te cantonner aux réponses utiles à la classe. Outre tes disputes récurrentes avec ton camarade, tes tendances à l’autosatisfaction et à porter aux nues le modèle Rolf m’insupportent quelque peu… Quant à vous, Ezéquiel, je suis navré que vous ayez été tiré de vos rêveries aussi brutalement.
— Oh, il n’y a pas de mal…
— Croyez-moi qu’il y en aura si vous persistez à conserver cette attitude aussi désinvolte qu’insolente. Épargnez-moi moi cette position avachie et redressez-vous ! Bien ! Que pouvez-vous rajouter aux observations de votre camarade ?

Nullement intimidé, l’étrange jeune homme parut prendre le temps de la réflexion. À ses côtés, Cormack fixait le tableau noir, les lèvres serrées et une veine palpitant dangereusement sur sa tempe.

— Outre les remarques objectives sur la corpulence des Rolfs, commença-t-il.
— Outre cela oui, grinça le vieil homme.
— Incluant le fait qu’ils soient farouches ?
— Ne me faites pas perdre mon temps, jeune homme !

Se laissant aller contre sa chaise, l’insolent jeune homme croisa les bras, conservant un air impassible.

— Je dirais que l’Équilibre n’est qu’une vaste fumisterie.

Une vague de murmures scandalisés accueillit cette déclaration. Cormack adressa une moue consternée à son ami tandis que la malicieuse brune levait les yeux au ciel.
Le regard du vieux Maître Cène s’étrécit.

— Cela vous dérangerait-il de préciser votre pensée ?
— Mais absolument pas car elle est la simplicité même. Cet équilibre entre royaumes est un excellent moyen pour les monarques de Soreth de rester à la tête des leurs. Les inégalités subsistent et se renforcent. Ce n’est pas n’importe quelle personne qui peut s’élever, si je puis dire, sous menace de perturber l’Équilibre… La bonne excuse.

Souriant pour lui-même, le dénommé Ezéquiel replongea dans la contemplation des jardins par-delà la baie comme si plus rien n’existait autour de lui. Des murmures s’élevèrent dans l’amphithéâtre alors que Cormack et Leati échangeaient chacun un regard reflétant leurs sentiments du moment. Une exaspération grandissante pour le Rolf s’opposant à une indulgence étudiée chez sa camarade.
La voix du vieux maître retentit dans la salle, coupant court aux écarts.

— Ezéquiel Arnéil…

Le concerné reporta ses yeux sur le vieil homme qui secouait la tête tout en le regardant fixement.

— Vous simplifiez bien trop et c’est regrettable. Comme le disait votre ami, il existe divers niveaux d’Équilibre, à de plus ou moins importantes échelles. Avisant que l’ami en question hochait la tête avec suffisance, il ajouta. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici, ce qui rend son intervention excessive et pédante hors sujet.

Le Rolf étouffa un cri d’indignation tout en portant son énorme main à sa bouche, s’attirant des rires dans la salle. Curieux spectacle que de voir ce colosse à la fourrure auburn mais rasée avec soin, aisément capable de briser la nuque de ses voisins humains d’une seule main, se comporter comme tel.

— De plus, Ezéquiel, laissez-moi vous rappeler que vous êtes destiné à devenir l’un de ces monarques et j’ose espérer que votre discours se fera moins pessimiste et bien plus constructif d’ici là ! Nos souverains ont autant, sinon plus, de devoirs à accomplir que leurs sujets et notre royaume, Iliréa, n’est pas à plaindre concernant les inégalités dont vous parlez.

Le visage toujours impassible, le jeune homme acquiesça sans mot dire. Difficile de déterminer si le discours de son précepteur avait eu l’effet recherché.

— Un roi, lui… ?

Quelques ricanements suivirent cette remarque proférée par un jeune étudiant aux boucles brunes. Arborant une tunique grise aux armoiries de la chevalerie de l’Ilir, il toisait le dos d’Ezéquiel. Ce dernier ne fit pas mine de se retourner contrairement à Leati qui adressa à l’importun un regard des plus noirs.

— Jeune Craft, je te saurais gré de nous épargner ce genre de remarque et de faire preuve d’autant de discipline qu’il est d’usage au sein de ton ordre.
— Bien Maître, pardonnez-moi.

Il s’était excusé sans même détourner les yeux du dos d’Ezéquiel et ceci d’une voix où il aurait été difficile de percevoir une once de culpabilité. Si le vieux professeur s’en aperçut, il n’en montra rien.

— Personne ne se manifestant pour prendre la parole…, continua-t-il avant de grimacer. Non, il suffit, Cormack ! A cela se rajoute cette brève excursion dans la réalité de notre prince… Tout ceci me permet de constater que, suite à mes enseignements derniers et à force de regret, aucun de vous n’est réellement capable de me décrire l’essentiel de cette guerre… Oui surtout toi, jeune Rolf ! J’aspire donc… Quoi encore ?!

Sans qu’il élève pourtant la voix, un agacement palpable s’était fait sentir dans le ton du vieil homme, alors que les coups secs se faisaient entendre à la porte de l’amphithéâtre.

— Par les Architectes, grommela-t-il. Décidez-vous à entrer avant que le bois ne se fende !

Un flot d’excuses entrecoupées d’onomatopées se déversèrent de l’ouverture alors qu’un petit homme rondouillard s’extirpait du pas de la porte. Essoufflé, le dos rond dans une attitude servile, il se précipita vers Maître Cène sans même offrir un regard aux étudiants. S’excusant toujours sur le reste de chemin à parcourir, la voix diminuant en intensité à mesure qu’il atteignait son objectif jusqu’à un flot de murmures seulement audible pour le vieil homme.
Cormack grimaça à la vue du révérencieux bonhomme.

— Pour qui se prend-t-il ? grogna-t-il. Nous sommes en plein cours !
— Il prend son travail très au sérieux, le morigéna Leati avec un sourire en coin. Je suis certaine qu’il a une bonne raison de venir interrompre ton précieux cours.
— À moins de l’annonce d’une nouvelle Guerre de la Chair, rien ne serait assez important pour ça ! répliqua le Rolf boudeur.

Sa camarade leva les yeux au ciel, secouant la tête.

— Les grands mots…, tout de suite.
— Tu sais bien que Cormack raffole des grands mots, des exagérations, des cris aux armes, tout ça…

Le Rolf tourna vers son autre camarade un regard meurtrier.

— Ezéquiel, j’ai fait preuve de patience jusqu’à maintenant…
— Cela s’est vu, Cormack.

La diatribe du colosse lui resta en travers de la gorge alors que son poing se serrait spasmodiquement. Il se demandait vraiment s’il devait frapper son ami, juste pour le principe. D’ailleurs, celui-ci ne le regardait même pas alors qu’il lui envoyait ses vacheries. Son attention toute accaparée par… Pinçant les lèvres, le Rolf reporta les yeux sur Maître Cène qui s’entretenait toujours avec le gros Bavie, comme beaucoup le surnommait dans son dos.
Un lèche botte de première, un faux jeton sournois et puant qui faisait office de secrétaire, ou homme à tout faire, du véritable secrétaire de la Reine. L’encore plus sournois et puant Edgard Noguet ! Homme nerveux et sadique qui n’avait pour Cormack qu’aversion et condescendance. Malheureusement, cet homme était aussi ce qui se rapprochait le plus du principal de tous les étudiants du royaume. Ce qui, pour le Rolf était loin d’être une aubaine. Fort heureusement, Edgard Noguet vouait une haine encore plus grande à Ezéquiel. Maigre réconfort…

— Tu préfères le spectacle des jardins aux cours mais là tu es tout ouïe, s’étonna le Rolf à l’adresse de son camarade. C’est à n’y rien comprendre !

Leati laissa échapper un gloussement.

— Sa seigneurie Ezéquiel n’a pas les mêmes intérêts que nous-mêmes, mortels de ce monde, ironisa-t-elle de manière théâtrale.
— J’ai cru entendre quelque chose d’important, murmura celui-ci.
— D’important, hein ? tiqua Cormack. C’est vrai que, comparé à ces cours vitaux quant à notre futur en tant que royaume, les potins de ce gros larbin de Bavie sont de première attention, pas vrai ?
— Ne l’appelle pas comme ça, le réprimanda Leati.

Gentille et soucieuse des autres, celle-ci n’était pas du genre à apprécier les mauvais commentaires à l’égard de qui que ce soit. Et elle avait en horreur les surnoms dépréciatifs.
Le Rolf l’ignora.

— Et d’ailleurs, continua-t-il. Comment peux-tu entendre quoi que ce soit à cette distance ?
— J’essaye, grommela son ami. Mais avec toi à côté, c’est loin d’être évident.
— Parce que c’est moi le fauteur de troubles maintenant ?!

Un raclement de chaise interrompit les conversations multiples qui avaient déjà commencé à s’élever alors que le vieux professeur se levait brusquement. À ses côtés, le gros Bavie battit vivement en retraite pour ensuite croiser les bras sur sa poitrine. Il arborait ainsi une pose qui se voulait autoritaire et ses yeux scrutaient la jeunesse qui lui faisait face avec une méfiance exagérée.

— Je suis dans l’obligation de raccourcir le cours d’aujourd’hui, commença-t-il tout en rangeant ses maigres effets. Chers jeunes gens, vous avez deux jours avant nos retrouvailles pour méditer sur l’importance de la Guerre de la Chair. Celle des Saints… Il grimaça en jetant un regard au Rolf à la dérobée… est optionnelle. Tâchez de vous présenter munis d’une solide réflexion sur le sujet, m’épargnant citations et paraphrases de livres ou commentaires personnels fondés sur le dédain et la fainéantise intellectuelle.
— Il a dit « paraphrase », fit Cormack qui présenta son air choqué à Leati, puis Ezéquiel. Moi !?

Celle-ci éclata de rire tandis que le jeune homme roulait des yeux.

— Mademoiselle Craft, tout comme pour votre frère, j’espère de vous une certaine retenue, continua Maître Cène sans même lever les yeux de son bureau. Quant aux jeunes gens à l’origine de votre hilarité, je suis au regret de les informer qu’ils sont attendus à l’office du secrétaire Noguet.

Alors que Cormack ouvrait la bouche, le vieil homme, les yeux toujours baissés, l’arrêta d’un geste.

– Ne me demandez pas la raison, je ne la connais ni ne veux la connaître. Mon seul conseil sera pour toi, jeune Rolf. Ton ami Ezéquiel ne se donne plus la peine, depuis fort longtemps, de feindre l’innocence quant à vos multiples méfaits. Voilà bien un trait de caractère sur lequel tu devrais prendre exemple.

Le gros Bavie sourit méchamment à la dernière pique lancée, virant sur un Cormack consterné son regard le plus triomphant. Autour de lui, les étudiants rangeaient à leur tour leurs affaires et le volume des discussions augmenta soudainement jusqu’à atteindre celui d’une salle de classe sur le départ de ses élèves.

— On peut dire qu’il ne vous a pas loupés, les gars, plaça Leati qui ramassait son sac pour le poser sur sa table. Je dirais même que le conseil qu’il t’a donné est avisé, Cormack…

Elle ponctua sa phrase d’un léger coup de coude amical dans les côtes du colosse à ses côtés. Celui-ci affrontait toujours du regard le gros Bavie qui en souriait de plus belle.

— Il est sacrément vicieux celui-là, grommela-t-il avant de se résoudre à ranger ses effets à son tour.
— Et je suis certaine que tu ne m’as même pas écoutée, souffla sa camarade en jetant son sac sur son dos. Tu es déjà prêt, Ezéquiel ?

Le jeune homme acquiesça, à demi-assis sur sa table.

— Il n’avait même pas sorti ses livres, grogna Cormack dont l’humeur n’arrêtait visiblement pas d’empirer.
— Un crime de plus contre l’humanité, répliqua Ezéquiel en soupirant. Prends ton temps pour ranger, ça fait attendre le gros Bavie.

Plus bas, le sourire du secrétaire au secrétaire avait disparu, remplacé par une moue désapprobatrice. Avisant cela, le Rolf acquiesça tandis que la ravissante brune esquissait un sourire et secouait la tête.

— Je me demande ce qu’il peut bien vous vouloir…, fit-elle pensive avant de hausser les épaules. Enfin…, je vais aux Passes, vous me raconterez.

Sans attendre, elle prit le chemin de la porte, saluant le gros Bavie au passage qui se fendit d’un sourire, sincère cette fois ci.
Il était impossible de ne pas apprécier Leati. Même les filles jalouses de sa beauté ne pouvaient s’empêcher de lui témoigner leur admiration et d’attirer sans cesse son attention. Sa joie de vivre et sa gentillesse étaient comme un soleil pour tous. Un astre auprès duquel gravitaient joyeusement des étoiles bien plus ternes.

— Mais comment s’y prend-t-elle ?

Cormack s’était exprimé avec lassitude alors que Leati dépassait le déplaisant bonhomme pour rejoindre son frère et la cohorte de tuniques grises qui attendaient après elle. Pourtant vêtue de la même façon, là encore, elle se démarquait aisément du groupe.

— Le gros Bavie a tendance à lécher les bottes de tout chevalier ou aspirant chevalier, répondit Ezéquiel d’un ton monocorde. Bien que je doive admettre que Leati ait un certain talent pour se faire apprécier des plus déplaisants personnages sans que son statut ait à voir là-dedans… Elle est aspirant chevalier depuis moins d’une semaine.

Le Rolf se leva brusquement à cette dernière remarque, agrippant furieusement la lanière de son sac. Avisant cela, son ami haussa un sourcil.

— Tu n’as toujours pas eu de réponse, hein ?
— Si ça avait été le cas, t’aurais été le premier au courant, marmonna le colosse sans se retourner alors que le jeune homme lui emboitait le pas.

À deux marches d’avance sur lui, Cormack le dépassait toujours. Sans être de grande taille, Ezéquiel était pourtant plus grand que la moyenne mais était loin de pouvoir concurrencer un Rolf. Avoisinant les deux mètres et large comme deux hommes, son ami était, pour le moins, impressionnant. Sa chemise de lin à manches courtes laissait voir des bras musclés que même son poil ras n’arrivait à atténuer. Ses chausses descendant à la moitié de ses mollets découvraient les muscles puissants de ceux-ci.
Cormack avait pour but d’être le meilleur en tout. De l’esprit au physique, prônant autant que possible que les deux allaient de pair et qu’améliorer continuellement l’un comme l’autre lui permettait de devenir un être encore plus exceptionnel. Cela passait aussi par devenir chevalier de l’Ilir et porter enfin la tunique grise qui les caractérisait.
Bien que ses excellents résultats lui donnent un large éventail de possibilités d’avenir, il n’y en avait qu’une de viable pour Cormack. Une seule digne de l’incroyable personne qu’il était, d’après lui. Bien évidemment, ses motivations ne s’arrêtaient pas là.

— Bah, tu pourras toujours rentrer dans un conseil, quel qu’il soit, et admirer Leati de là, plaça Ezéquiel avant de lui passer devant et d’aller se présenter devant le gros Bavie avant que le Rolf ait eu le temps de répondre. Salut Bavie ! Alors c’est toi notre escorte…

Le regard du gros homme s’étrécit face à la familiarité de son interlocuteur.

— Pour vous, c’est secrétaire Bavie, lâcha-t-il sèchement. Ce bon à rien de Patry étant introuvable, je suis obligé de vous accorder mon précieux temps !
— Secrétaire Bavie ! s’exclama Ezéquiel. Alors ça ! Mes félicitations, on monte les échelons… Il jeta un regard autour de lui, prenant soudainement le ton de la confidence. On savait bien que tu finirais par remplacer Noguet…

Le gros Bavie eut un hoquet étranglé.

— Mais le secrétaire Noguet est toujours en fonction, rectifia-t-il. Que vas-tu donc chercher ? Et tâche de faire preuve d’un peu plus de respect !

Ezéquiel et Cormack échangèrent un regard entendu.

— Alors le secrétaire Noguet est toujours à son poste, lança le jeune homme à son compère qui acquiesça gravement.
— On dirait bien, répliqua celui-ci. C’est étrange, ne trouves tu pas, Ezéquiel ?
— Très étrange, en effet. Nous avons le secrétaire Noguet et le secrétaire Bavie… Deux hommes pour un même poste ?! Est-ce normal ?
— Je ne le pense pas, renchérit le Rolf, le visage toujours empreint de sérieux. Quelqu’un aurait-il grandement exagéré sa fonction ?

Ezéquiel se tourna vers lui, l’air sincèrement attristé.

— Je ne vois que cette solution et cela m’emplit de peine…
— Je me sens navré également…

Le visage de leur victime était tant congestionné que le rouge céda place à un bleu violacé des plus inquiétants. Dévisageant tour à tour ses assaillants à mesure de leur discussion, se décrochant le cou lorsqu’il s’agissait du Rolf, il intervint nerveusement.

— C’est que…, le secrétaire Noguet se trouve être le premier secrétaire de notre Reine, tenta-t-il, désireux de rectifier ses dires.
— Ce qui veut dire que Bavie est le deuxième secrétaire de la Reine, sembla s’extasier Cormack. Tu vois, Ezéquiel ! Nous nous trompions. Le deuxième secrétaire Bavie… Inutile d’en informer Noguet quand nous le verrons.
— En effet, Cormack, ce ne sera pas utile.
— Non, en effet, s’empressa d’acquiescer le gros homme. Si vous voulez bien me suivre.
— Mais assurément, deuxième secrétaire Bavie, susurra Ezéquiel alors que les deux amis s’exécutaient tout en s’adressant mutuellement un sourire.

La classe étant vide depuis moins d’une minute, ils sortirent en bon dernier. Arpentant le long couloir au plancher craquant mais régulièrement poli qui allait les mener à l’office du secrétaire Noguet. Bien qu’étant ce qui se rapprochait le plus d’un directeur pour les élèves du royaume, lui valant la position de son bureau à proximité de leurs salles de classe, Edgard Noguet traitait aussi foule d’affaires d’intendance propres au château.
Malgré leur aversion commune pour le personnage, force était, pour Cormack et Ezéquiel, de reconnaître son efficacité dans ses multiples travaux. Travaux dont l’un d’eux était de leur pourrir la vie au maximum.
Dans celui-ci, il excellait.

— Au fait Bavie, continua Ezéquiel sur le ton de la conversation. Qu’as-tu dit au Maître Cène pour qu’il interrompe son cours ?
— C’est confidentiel, répliqua sèchement l’interpellé par-dessus son épaule. La Reine somme sa présence et vous devriez plutôt vous inquiéter de ce qui vous attend à l’office du secrétaire Noguet.
— C’est vrai qu’on devrait, souffla Cormack en donnant un petit coup de coude à son ami.

Maintenant que la confrontation était imminente, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine inquiétude quant à leur futur proche.
Qu’est-ce que Noguet pouvait bien leur vouloir ? Voilà une éternité qu’ils ne s’étaient pas retrouvés dans son bureau, qu’ils n’avaient pas subi ses sermons ô combien habituels à une certaine époque. Une routine d’un autre temps.

— Confidentiel comme l’explication du retard de la caravane des Sons, plaça Ezéquiel sans tenir compte de son ami.
— Comment sais-tu… ? Mais…

Le gros Bavie se retourna brusquement. Tant et si bien que Cormack dut piler pour ne pas lui rentrer dedans. Ayant anticipé, Ezéquiel offrait au gros homme un sourire avenant à distance respectable. Les yeux de nouveau étrécis, le petit secrétaire le dévisagea un instant.

— Tu as entendu lorsque je parlais au professeur, n’est-ce pas ?

Cormack leva les yeux au ciel. Bien qu’un peu lent, Bavie n’était pas complètement bête. Pas complètement…, mais très lent.

— Possible…, répondit Ezéquiel sans confirmer.

Un moment passa. Moment durant lequel Cormack fut spectateur d’un affrontement silencieux et, à son avis, bien inutile. La caravane du Marché des Sons se trouvait être un gigantesque convoi de commerçants en tout genre, parcourant Soreth et ses royaumes jusqu’à certains de ses villages. Un convoi qui avait pour habitude de séjourner une semaine entière en Iliréa, généralement dans son plus grand village, Palem. De par ses activités extra-scolaires, Ezéquiel avait ses raisons de se préoccuper du retard, avoisinant les trois jours, de la caravane.
En ce qui concernait Cormack, seule la porte à la gauche du Gros Bavie trouvait source légitime d’inquiétude, à ses yeux. Une porte vers laquelle se tendit la main du bonhomme alors que ses yeux étaient toujours rivés dans ceux d’Ezéquiel.
Il frappa et un râle lui répondit. Simplicité sonore en guise de permission qui lui permit de guider sa main vers une poignée de bois à l’usure aussi avancée que ce qu’elle allait très vite dévoiler…

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