Chapitre 2

Les premiers rayons, prémices à l’apparition de l’astre lui-même, illuminèrent la cime de la barrière infranchissable que constituaient les Monts Sciés.
À peine firent-ils irruption que la jeune femme, pourtant à des centaines de kilomètres de la chaine de montagne, fut aussitôt baignée de leur chaude lueur. La lumière alla se propager loin, bien au-delà d’elle, pour revenir illuminer progressivement la cité qu’elle surplombait. Elle frissonna alors que la chair de poule, affleurant à ses avant-bras et son cou dénudés, disparaissait lentement. Sa prise se raffermit sur la rambarde. Ses doigts exerçant une légère pression sur le métal froid pendant qu’elle savourait cette sensation de douce chaleur. Seulement vêtue d’une robe de nuit virevoltant sous l’effet d’une faible brise, elle frémissait sous la sensation des multiples caresses que lui procurait le frottement de la fine soie sur son corps nu. Inspirant profondément, elle emplit ses poumons d’un air pur, dénué de toutes les odeurs de la ville. Il avait plu durant la nuit et les diverses senteurs nauséabondes de la cité stagnaient encore au sol. Pour un temps seulement…
Son regard de loup balaya la cité en éveil à ses pieds. Irile, le Royaume de pouvoir. De sa position, elle observait déjà l’activité frénétique qui en investissait ses rues. Des armées de serviteurs, valets et dames de chambre qui accouraient en tous sens, faisaient les achats nécessaires et prenaient toutes les dispositions quant au réveil imminent, ou pas, de leur maîtres. Des nobles, dont la grande majorité ne se lèverait pas avant quelques heures, voire en un brumeux début d’après-midi rendu douloureux par les excès de la veille.
Ainsi juchée sur la plus haute tour du Palais des Pouvoirs, la ville lui apparaissait comme un immense et inextricable labyrinthe fourmillant de vie. De vies asservies appartenant à tous sauf à leurs légitimes propriétaires. Cet asservissement consenti était d’ailleurs la principale raison pour laquelle ces légitimes propriétaires ne trouveraient jamais de sortie à ce dédale de luxe et de servitude… Car ce consentement impliquait qu’ils ne prendraient jamais, d’eux même, une telle initiative.
Elle soupira. Prête à parier que si l’un d’entre eux tombait par inadvertance sur la moindre occasion d’émerger de ce lacis fortuné, il prendrait automatiquement peur, certain de s’être égaré dans un domaine réservé aux dieux…, ou du moins à l’inconnu. Il rebrousserait aussitôt chemin en espérant ne pas avoir été vu. Comme le ver creusant profondément pour échapper à la lumière. Retournant à ses ténèbres sécuritaires…
Son regard se porta une nouvelle fois vers la chaine de montagne à l’est. Alors que l’astre solaire n’en était pas encore à moitié émergé. À le voir comme cela, il était difficile de s’imaginer que le monde continuait par-delà ce mur rocailleux aux tranchantes hauteurs…

— Vous finirez par tomber malade, un de ces jours… Ou tomber tout court.

Clare acquiesça faiblement et se tourna vers la propriétaire de la voix traînante et narquoise qui venait de se faire entendre.

— Tu es là depuis longtemps, Lamia ? demanda-t-elle à la grande femme aux formes épanouies qui se trouvait à seulement quelques pas.

La dénommée Lamia esquissa une légère révérence. Son corps divin s’exécutant avec une grâce sensuelle et provocante. Son regard langoureux à l’éternelle lueur ironique et calculatrice ne quittant pas les yeux de loup de son interlocutrice.

— Je ne suis jamais loin, ma dame…, même quand je le suis, répondit mystérieusement la jeune femme à la longue chevelure auburn.

Elle avait une curieuse lenteur dans la voix, de même que dans sa gestuelle et déplacement. Une impression de constante placidité émanait de son attitude, ce que son regard aux longs cils démesurés renforçait… Chose difficile que cerner cette magnifique créature qui laissait trainer un sentiment de malaise dans son sillage. Tel un esprit diabolique semant les graines de la perdition.

— J’osais espérer qu’après trois mois dans les duchés… Vous perdiez habitude de telles manies matinales, soupira Lamia. Voilà un jour à peine que nous sommes revenues et je vous retrouve en altitude…
— Il est vrai que tu n’aimes pas l’altitude.

Le regard de la jeune femme blonde parcourut le paysage s’étendant par-delà la Cité d’Irile à l’ouest. Les plus ou moins vastes domaines qui s’étalaient jusqu’à la frontière naturelle entre les Contrées Marchandes et les Contrées Chantantes. Territoires des ducs et des duchesses.

— Le soleil tarde à se lever sur les duchés, reprit-elle. Bien trop à ras de terre, j’en ai peur.

Dans son dos, la plantureuse domestique laissa échapper un ricanement. Passant le linge qu’elle tenait d’une main à l’autre, cette dernière plaça d’un ton dangereux :

— Un lever de soleil…
Annonciateur du labeur à venir pour la journée. Effaçant avec douceur les froideurs de la nuit dans la promesse hypocrite d’une étreinte légère et continue. Vient le moment où cet astre diurne prend ses incroyables hauteurs et vous brûle sauvagement…

Avisant que sa maîtresse levait un sourcil, elle prit un air malicieux en glissant :

— Cependant, le crépuscule signifie bien plus à mes yeux… Dois-je vous dire pour quelles raisons ?

Clare nia sans même se retourner. Le silence s’éternisa alors que l’astre lumineux continuait de s’extraire des Monts Sciés.

— Lamia ? appela-t-elle enfin.
— Oui, ma dame… ?
— Devant ce spectacle, il serait facile de penser que le monde s’arrête aux simples Contrées Marchandes et Outremers.
— Le monde civilisé, certainement ! s’exclama la dame de parage. Pensez-vous… Trois royaumes se trouvent par-delà les Mont-Sciés. Et quels royaumes ! D’immenses monstres aussi poilus que sanguinaires, des Nains obnubilés par leurs forges… et pour finir un certain Royaume Vert aux mœurs des plus particulières…
Outre la nette tendance des Rolfs à vouloir faire des Contrées un vaste garde-manger et celle des habitants du Royaume Rouge à faire profiter de leurs ressources à prix d’or…, il reste le royaume d’Iliréa qui se démarque largement. Aux dernières nouvelles, leur prince lui-même tiendrait l’un des estaminets du Royaume Vert. Vous imaginez !

La jeune femme blonde haussa un sourcil en penchant la tête :

— Le prince Ezéquiel ? demanda-t-elle alors que Lamia acquiesçait avec solennité. Ce ne serait pas sa première frasque.

Un cri rauque leur parvint, jaillissant des ruelles sombres qu’elles surplombaient. Clare baissa les yeux tout en sachant pertinemment qu’elle n’en discernerait pas la source.
Elle n’avait jamais rencontré le prince d’Iliréa en personne car n’ayant jamais visité, non plus, les Contrées Marchandes. Ses seuls aperçus de cette région de Soreth avaient été du haut du grand mur des Baronnies, longeant la frontière Est de celles-ci. Cette longue fortification dont le barrage nabarois n’était qu’un prolongement. Les vastes plaines, bordées par les Plateaux Rocheux au Sud et les Plaines de Dunam au Nord, n’en étaient donc que sa seule vision. Au loin, elle avait pu discerner les ombres fantomatiques des falaises de l’Arc au Creux, dominant le Bois d’Ichor. Cette sombre forêt sur laquelle circulaient les fables les plus accablantes.
Les Contrées Chantantes étaient dépeintes comme un territoire dangereux, sauvage… Alors que Clare avait toujours imaginé cette région comme enchanteresse, la plupart des habitants des Contrées Marchandes la considérait comme investie d’une magie terrifiante, ainsi que d’horribles créatures. Pour la jeune femme blonde, les Contrées Chantantes étaient surtout méconnues et le fait que le peuple Rolf règne au nord de celles-ci y faisait beaucoup. C’était aussi la raison pour laquelle il lui avait, à elle, été formellement interdit d’y mettre un pied.
Cela et le fait que les Contrées Marchandes et Chantantes ne soient pas dans les meilleurs termes.

— Ce n’est pas peu dire, répliqua Lamia avec son habituelle lenteur. Mais que peut-on attendre d’un bâtard pour qui le Royaume Vert a inventé, de toute pièce, d’absurdes légendes… ? Ne serait-ce que pour lui donner un semblant de légitimité.

Clare soupira à cette remarque. La légende, dont parlait sa suivante, relatait la venue de celle que l’on avait fini par désigner comme la Dame de l’Ilir. D’après ce qu’elle en savait, l’Ilir était une pierre trônant dans la salle royale du fief du Royaume Vert et dont tous les habitants croyaient aux vertus bénéfiques. Selon eux, les âmes de leurs défunts transitaient par ce caillou pour rejoindre les terres et assurer ainsi leurs fertilités. D’après la légende, une femme enceinte aurait émergé de cette pierre dix-neuf ans plus tôt alors que la Guerre battait son plein. Le roi Lestvil, la considérant immédiatement comme l’incarnation humaine de l’âme même de l’Ilir, en avait aussitôt fait sa souveraine. Délaissant son titre pour celui de chef de la chevalerie de l’Ilir, son armée de chevalier. Ceci, peu avant qu’il ne perde la vie quelques mois plus tard dans la sanglante bataille de Dunam, opposant la Horde face aux chevaliers. Depuis lors, la Reine Seriane gouvernait Iliréa. Un royaume qui devrait normalement revenir à l’enfant qui avait vu le jour avant la mort du défunt roi…
Non, elle n’avait jamais rencontré le prince Ezéquiel. Cependant, ce qu’elle avait entendu avait de quoi la laisser sceptique. Les clabaudages le décrivaient comme un esprit malin, le mal incarné lui-même. D’après certains ragots, il pouvait même percer, d’un seul regard, les plus sombres secrets pour les utiliser dans son intérêt. Pour d’autres, il faisait ressortir la part d’ombre des Royaumes Francs.
Clare plissa les yeux sous l’effet des rayons. Les habitants des Contrées Chantantes étaient des gens superstitieux. Feu, le roi Lestvil avait sûrement voulu déguiser une union jusque-là cachée à l’abri des regards. Lui-même étant déjà veuf à cette époque troublée. Quant aux racontars sur le bâtard de la souveraine… Le seul fait de travailler tel un roturier montrait à quel point il se trouvait éloigné de ses devoirs, loin d’assumer sa position.
Elle secoua lentement la tête. Ce seul fait lui faisait perdre tout intérêt pour sa simple existence. Quant à ce qu’il soit un bâtard…

— Sa légitimité…, réfléchit Clare à haute voix. Voilà bien une chose qui nous fait un point commun.

A cette remarque, la servante fit les gros yeux.

— Il n’a rien à voir avec vous, ma dame ! s’exclama-t-elle. Vous êtes la pupille du Roi… Les Contrées vous voient comme son digne successeur, de même que lui !
— Les Contrées verront celui qui m’aura pour épouse comme digne successeur et non moi, Lamia, répliqua-t-elle d’un ton égal.
— Peut-être alors cesserez-vous ces manies matinales avec un homme réchauffant votre lit…

La plaisanterie lui attira le regard noir de sa maîtresse. Elle n’en perdit pas sa moue malicieuse pour autant et ajouta avec une œillade au linge en sa possession :

— Puis-je vous escorter au bain, ma dame ?

Clare se résigna. Elle avait l’habitude des commentaires grivois de sa dame de parage et restait le plus souvent de marbre lorsqu’elle avait à y faire face. Malheureusement, la plantureuse domestique était d’une intelligence retorse et la connaissait bien. Elle trouvait toujours le moyen de glisser ses propos déplacés au moment opportun, la prenant quelque fois au dépourvu.
La pupille secoua la tête et ses courts cheveux blonds en bataille s’agitèrent dans tous les sens en un désordre aucunement calculé, sous l’œillade courroucée de la suivante.

— Franchement… Il est plus qu’inconvenant pour quelqu’un comme vous de se balader pareillement accoutré et attifé ! Encore plus dans le Palais des Pouvoirs… Pourquoi pas dans la rue tant que vous y êtes ?
— Pourquoi pas, murmura Clare, pensive.

Lamia exprima son agacement d’un claquement de langue des plus secs.

— Ce n’est pas sujet à plaisanterie, dame Clare… Vous n’avez aucune idée de ce que l’imagination imagination déploie en trésor de lubricité rien qu’en voyant une femme présentable ! Alors que dire d’une qui est à moitié nue… ? Quant aux dames d’Irile ! On a rarement vu pareil nid de vipères aux langues si acérées et aux crocs si venimeux…
— Quel programme ? coupa Clare d’une voix douce qui ne laissait pourtant pas place à la discussion.

Un autre claquement de langue de la part de Lamia s’ensuivit mais elle s’abstint de relever alors que sa maîtresse lui passait devant pour pénétrer à l’intérieur de la tour. La pupille s’engagea alors d’un pas sûr dans l’interminable escalier en colimaçon. Ceci malgré la faible largeur et l’absence de rambarde de sécurité ajoutant à la sensation d’étroitesse.

— Vous devez vous préparer pour le banquet qui se déroulera ce soir en votre honneur. Votre retour était particulièrement attendu…
— Attendu par ce vieil ivrogne ? murmura la jeune femme blonde d’une voix éteinte.

Lamia laissa échapper un ricanement.

— Mais pas que…, répondit-elle de son ton toujours trainant. Il était également attendu par une foule de prétendants rêvant d’accéder au titre par l’entremise d’un mariage avec la pupille du roi… Et cela ne concerne pas seulement les petits nobliaux, les riches marchands ou même ces pompeux baronnets… J’ai ouï dire que votre séjour dans les duchés a fait tourner bien des têtes et chavirer bien des cœurs… Quitte à briser de bien heureux ménages.

Clare grimaça et ce n’était aucunement à cause de la fatigue qu’aurait pu lui procurer la longue descente qu’elle et Lamia était en train d’accomplir. Elles effectuaient ce rituel depuis des années. Non ! Si elle grimaçait, c’était à cause de l’exagération flagrante dont venait de faire preuve la dame de parage. La situation était déjà bien assez compliquée sans qu’elle en rajoute.
Les têtes, les cœurs chavirant et les heureux ménages ne désignaient qu’un seul de ces ménages en question. Malheureusement non des moindres. Le duc d’Ellot avait fait porter missive deux semaines avant le retour de la pupille au Palais des Pouvoirs. Dans sa lettre, il était question de la mise en lumière de l’infidélité de son épouse par un agent de la Cité d’Irile. Il demandait donc le divorce pour faute au plus grand interdit du mariage : l’adultère.
Évidemment, tout n’était que mensonges car jamais la femme du duc ne se serait permis pareille légèreté. Telma d’Ellot, originaire du duché de Prunel, était une femme de grande vertu dont la droiture était bien connue en Irile. À l’inverse de son coureur de mari… Ces hommes s’habituaient très vite à la beauté de leurs femmes et l’important choix de courtisanes parsemant les Contrées Marchandes aidait au besoin pressant de découvrir de nouveaux univers à l’abondante luxure.
Le duché d’Ellot était l’un des trois plus grands d’Irile et cette affaire risquait de faire grand bruit. Rien qu’avec la possibilité d’une rupture entre Ellot et Prunel, un duché de moindre importance. Les ducs et duchesses y verraient l’œuvre, en sous-main, du Palais des Pouvoirs. Surtout si le duc d’Ellot rendait sa lettre publique, dévoilant ainsi l’intervention d’un « agent de la Cité ».
Tous savaient trop bien ce que désignait ce terme…

— Il serait incongru de s’amuser de cette situation, Lamia, finit par lâcher Clare d’une voix coupante. Cela n’aurait jamais dû arriver. Quelle idée folle a bien pu traverser la tête de ce duc ?!

La dame de parage ricana de nouveau avant de glisser :

— J’en ai une petite idée, … ma dame.
— Que veux-tu dire ? se hérissa celle-ci.

La domestique ne répondit pas tout de suite. Marquant un léger temps d’attente qui, elle le savait, ne manquerait pas d’agacer sa maîtresse.

— Vous seule ignorez l’effet que vous provoquez autour de vous, ma dame… Ce pouvoir que vous avez sur les hommes… Combien rêveraient de vous posséder ? Que seraient-ils prêt à échanger pour cela ? Jusqu’à leurs âmes probablement. Alors qu’est-ce que la perte d’un petit duché comme Prunel… ?
— Tu t’égares, Lamia ! gronda

Clare en se raidissant inconsciemment.
Un nouveau ricanement lui fut rendu en réponse et elle se força au calme. Malgré cette tendance à l’exagération, la pupille se devait de reconnaître le fond de vérité dans les propos de la plantureuse brune. Lors de son passage dans le duché d’Ellot, le duc lui avait porté énormément d’attention. Jusqu’à en paraître, en de nombreuses occasions, plus qu’inconvenant. Se permettant même de lui faire une cour éhontée devant sa propre femme lors de repas ou de promenades.
Tout cela allait entraîner de réelles complications…

— J’imagine que le programme d’aujourd’hui ne se résume pas au banquet de ce soir, n’est-ce-pas Lamia ?
— Effectivement, dame Clare… Le Conclave exige votre présence au tribunal des Chambrières, avant midi…
— Aux Chambrières, murmura sombrement Clare. Y-aurait-il un jugement à venir ?
— Nous allons vite le savoir…, ma dame ! répondit presque joyeusement la dame de parage.

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