18 mars 1275 — 14 heures
Aux abords du Markus IV

Hank Turner rongeait son frein. Il faisait les cent pas en attendant que Lana achève de programmer les deux sentinelles qui devaient les accompagner. Leur objectif : se rendre à Nouvelle Dran et y mener une enquête de terrain. La veille, Suraya avait envoyé plusieurs drones sur place et n’avait pas détecté la moindre menace sur le trajet. Peu avant le départ, Vince annonça son souhait de se joindre à l’expédition.

— Ce n’est pas en restant autour du vaisseau que je comprendrai comment la forêt est parvenue à regagner autant d’espace sur le désert, ces dernières décennies. Et les goliaths auxquels j’ai demandé de prélever des échantillons ne m’ont rapporté qu’une pêche médiocre. Je me défends pourtant bien en programmation de droïdes, mais ils n’ont tout simplement pas l’œil et il paraît donc nécessaire que je vous accompagne.

Suraya avait hoché la tête et finit par acquiescer. Cette fois-ci, leurs sentinelles seraient équipées de lances à plasma et ils avaient obtenu l’autorisation de s’en servir.

— À bon escient seulement, avait insisté le Général Garmont.

Suraya ne comptait pas perdre le moindre membre de son équipage. En ce qui concernait Hank, c’était différent : elle le considérait comme un électron libre. Lorsque Lana avait demandé à prendre en charge l’expédition, Suraya avait eu du mal à dissimuler son soulagement. Moins elle serait en contact avec Hank, mieux elle se porterait.

Se sentant observé, Hank tourna la tête vers Lana, qui le fixait sans aménité. Il haussa les épaules et l’apostropha.

— Bon, on y va ou on attend le déluge ?

Sans un mot, Lana activa à distance le moteur des trois motos anti gravité qu’elle avait fait sortir du hangar du Markus. Les engins rutilaient, leurs couleurs vives à peine voilées par la fine couche de sable qui se déposait déjà sur leurs courbes gracieuses.

— Que les choses soient claires, Monsieur Turner : le commandant Manariva a accepté que vous vous joigniez à nous à la condition expresse que vous n’outrepassiez pas mes ordres. Est-ce bien compris ?

Hank fixa Lana. Il fit un gros effort pour se calmer et c’est d’une voix blanche qu’il répondit.

— C’est bon, fillette. Je resterai sagement en retrait, sauf si on nous attaque. Parce que dans ce cas, faudrait pas s’attendre à ce que je tende la joue gauche, ok ?

Lana hocha la tête, enfourcha sa moto et passa en revue les principaux points de contrôle : énergie, puissance du champ de force et équilibre des roues anti gravité. Enfin, elle s’assura d’une main que son masque de protection était bien positionné et qu’il coulissait parfaitement au niveau de son cou. Le reste de sa combinaison intégrale la moulait étroitement, faisant ressortir ses formes généreuses. Hank ne se privait d’ailleurs pas de la reluquer dès qu’il en avait la moindre occasion. Sans faire mine d’avoir remarqué le manège du mercenaire, Lana enclencha la première vitesse et se pencha en avant au moment où son engin se souleva du sol avec une étonnante légèreté.

Lorsqu’elle donna le signal du départ, Hank fulminait, à bout de patience. Devancés par deux sentinelles armés jusqu’aux dents, suivis de près par les goliaths, ils s’engagèrent avec une lenteur calculée sous les frondaisons de la première rangée d’arbres. Au même moment, depuis le poste de contrôle du Markus, Suraya fit s’envoler une dizaine de drones. Ils encadreraient étroitement l’expédition et serviraient d’éclaireurs, grâce à leurs caméras infrarouges embarquées.

Le sol de la forêt, tout d’abord presque aussi sec que le sable du désert, devint spongieux, pour se changer peu à peu en un vaste marécage. Sans leurs capacités antigravitationnelles, les motos ainsi que les robots les accompagnants se seraient rapidement embourbés. Heureusement, libres de leurs mouvements, Lana, Vincent et Hank progressaient à près de cent kilomètres par heure au sein d’une végétation désormais luxuriante. Les arbres environnants les surplombaient de plusieurs centaines de mètres et les troncs les moins imposants devaient bien faire vingt mètres de diamètre. Ils étaient largement espacés les uns des autres, offrant un véritable boulevard aux trois explorateurs humains. De temps à autre, des racines affleuraient du sol, mais il était aisé de les repérer à distance et de les éviter. L’air, enfin, bruissait du vol de milliers d’insectes et de nombreux animaux se tapissaient dans les fourrés jalonnant les bordures du chemin, à l’approche des humains. Vincent observait tout cela, enthousiaste à l’idée de la pêche miraculeuse qui s’annonçait.

— Il n’y a pas à dire : vue au travers des caméras des robots, cette forêt ne me donnait pas du tout une telle impression de foisonnement. Avec ces vastes zones dégagées, je m’attendais à pénétrer une sorte de pépinière industrielle, mais ce n’est pas du tout le cas, finalement. Le capitaine Tcherpova aurait dû nous accompagner !

Une libellule géante passa en vrombissant sous le nez du thésard. Il eut un mauvais réflexe et faillit heurter de plein fouet le tronc massif d’un arbre. Lorsqu’il eut repris le contrôle de son engin, Vince adressa un geste d’excuse à Lana, qui le tança vertement.

— Faites un peu plus attention, Monsieur Chevron. Le commandant m’en voudrait si vous deviez avoir un accident.

— Bien reçu, répondit Vince, penaud.

De son côté, Hank ne fit pas même mine de s’inquiéter pour le jeune homme. Il regardait droit devant lui, l’air absent. Vexé par la froideur du mercenaire à son égard, Vince se tut pour mieux se concentrer sur sa trajectoire. De temps à autre, l’un des minidrones de Suraya passait quelques mètres au dessus du groupe, émettait une série de flashs bleus puis remontait se perdre dans les frondaisons.

Le groupe finit par déboucher sur une clairière dégagée, au centre de laquelle se dressaient les cheminées de l’unité de terraformation. C’était un simple corridor herbeux d’une cinquantaine de mètres de large pour un peu moins de deux cents mètres de long. Trop petit pour permettre l’atterrissage du Markus, il paraissait également bien trop étriqué pour avoir été choisi comme zone d’implantation pour Nouvelle Dran.

Le groupe fit halte en bordure de forêt. Ils s’entreregardèrent, atterrés par ce qu’ils voyaient. Ils s’y attendaient bien un peu, mais sous leurs yeux, la réalité dépassait la fiction, comme bien souvent. Il ne manquait plus que les balles de paille séchée roulant au gré du vent pour se croire transporté dans un bon vieux western de l’époque pré spatiale.

Plusieurs drones les survolèrent en vrombissant, pour aller se perdre dans Nouvelle Dran. Peu après, ils recevaient tous trois la cartographie détaillée de la colonie sur leurs implants com’. Lana le compara à la carte que l’état-major leur avait transmise avant leur départ et ne reconnut rien. Plusieurs bâtiments et une grande partie des rues avaient complètement disparu, engloutis par la végétation. La tour principale de terraformation surnageait encore. Elle se dressait, solitaire, au-dessus de la masse vert-maronnasse. Lana avait déjà eu l’occasion de visiter une colonie de ce type au cours de sa jeunesse. Lorsque les terraformatrices étaient en fonctionnement, l’air vibrait à une dizaine de kilomètres à la ronde. Il fallait d’ailleurs plusieurs semaines pour s’y habituer, le temps que les nausées deviennent supportables.

Mais là, le silence était quasi total, seulement brisé de temps à autre par le souffle du vent. Même la faune semblait avoir décidé de se taire, dérangée, peut-être, par les trois intrus humains. Rien ne bougeait sur les capteurs des drones, dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Ce n’était pas normal. Sur un geste de Lana, les sentinelles qui accompagnaient le petit groupe d’explorateurs se déployèrent autour d’eux, formant un écran de défense mouvant et théoriquement infranchissable. Hank haussa les épaules et posa la main sur le pistolaser qu’il portait à la ceinture, bien visible. Lana avait préféré prendre un holster de poitrine, quand Vince n’avait pas daigné s’équiper d’une quelconque arme. « Je n’ai ni l’habileté de Hank ou du sous-lieutenant, ni la vitesse de réaction d’un sentinelle », s’était-il justifié. « Alors, à quoi bon risquer des dégâts collatéraux ? Je serai déjà assez bien entouré comme ça, non ? »

Suraya n’avait pu qu’opiner du chef. En théorie, elle aurait facilement pu le contraindre à s’armer. Le temps d’encore quelques semaines, il était un simple enseigne et donc soumis aux ordres du commandant de bord. Mais elle avait laissé filer. Le jeune Chevron ne ferait sans doute jamais carrière, alors, comme il le disait si bien lui-même, « à quoi bon » ?

— Bon, on y va ou on attend le déluge ?

Hank s’impatientait. De la main gauche, il jouait avec l’accélérateur de sa moto. Voyant que rien de dangereux ne s’approchait d’eux, il avait également remis sa main droite sur son guidon et se tenait penché en avant, en direction de Nouvelle Dran.

— C’est mort, dans le coin, on est d’accord. Mais on le savait avant de venir, non ? On a un boulot à faire, et moi je veux retrouver mon frère, et vite fait si possible. J’ai pas envie de moisir plus longtemps que nécessaire parmi vous. De toute ma vie, j’ai rarement fait partie d’une telle équipe de bras cassés.

— Merci du compliment, Monsieur Turner, lui répondit Lana en serrant les dents.

Il fit mine de ne pas l’avoir entendue. Il soupira, puis pianota quelques instants du bout des doigts sur le tableau de bord de sa moto.

— Bon, dit-il finalement, je ne sais pas pour vous, mais moi j’y vais.

Il embraya, enclencha la première vitesse et franchit la lisière de la forêt pour pénétrer dans la vaste clairière occupée par la colonie. Rien ne se passa. Il était déjà à mi-chemin des premiers bâtiments lorsque Lana se décida.

— On y va, enseigne Chevron. Sinon, on n’a pas fini d’entendre ce gars nous chambrer.

Ils rejoignirent Hank, comme celui-ci faisait à nouveau halte, aux abords de Nouvelle Dran. L’atmosphère était plus pesante encore que dans la forêt, mais ils ne pouvaient plus reculer : ils devaient retrouver la trace des colons ou, du moins, tenter de comprendre ce qui leur était arrivé…

113