« Personne n’est jamais revenu vivant d’un centre pour Manuels. Aucune personne extérieure s’entend. Les employés sont saufs, bien qu’étroitement surveillés. Aucune information fiable n’a pu sortir de tous ces murs… Jusque-là.
Il y a peu, j’ai rencontré un de ces hommes. Un ancien administratif venant de la province belge. Il avait quitté son job, écœuré, et avait dû fuir. Il m’a engagé pour passer la frontière africo-japonaise. Ça nous a laissé le temps de discuter. Ce fut très intéressant, bien qu’éprouvant. Ma haine contre les Nazs n’en est que plus grande… Je m’étais promis de rester objectif dans ce récit. Reprenons.
D’après mon informateur, les Manuels sont parqués comme des bêtes, et traitées comme telles. Il a même comparé son centre à une étable ! Selon lui, les conditions d’hygiène étaient déplorables. Mais il m’a cependant prévenu qu’il ne pouvait pas juger de l’état des autres centres.
La vie y est très difficile. Le seul avantage selon lui est que les Manuels n’en ont pas conscience. Ils vivent dans leur Monde Virtuel et sont sûrement plus heureux ainsi. Il a même suggéré que c’était bien eux les plus chanceux. Je me suis insurgé, évidemment, évoquant le droit au libre-arbitre. Il m’a répondu qu’il se foutait de son libre-arbitre du moment qu’il ne vivait plus dans la peur. Argument qui peut se comprendre, mais que je ne partage pas.
L’emploi du temps des pensionnaires est réglé comme du papier à musique. Repas, travaux, nettoyage : la déshumanisation qui ressort des mots du fugitif est choquante. Comment peut-on travailler si longtemps dans un tel endroit et se taire ?
Les Manuels n’ont droit qu’à quelques heures de sommeil. À cause de toutes ces conditions, l’espérance de vie est très faible : à peine 50 ans, soit vingt ans de moins que dans la vie réelle. Bien que mon cœur soit révolté, mon côté cartésien s’interroge. Comment font les Nazs pour posséder toujours tant de Manuels ? Comment assurent-ils la reproduction ? Je n’ose l’imaginer, j’ai bien peur de connaître la vérité, mais je ne veux pas emplir mon esprit de ces images… »

Je refermai le livre offert par Benoît d’un mouvement sec. Ma lecture avait été instructive mais terriblement dérangeante. Je frissonnai, enveloppée dans ma couverture. Contre mon épaule, Jean dormait toujours, ou faisait semblant. Il n’avait pas décroché la mâchoire depuis sa libération. À vrai dire, personne n’avait dit un mot depuis la sinistre découverte de la ferme, depuis que nous avions été contraints de prendre la route.
Nous étions tous abasourdis, amers, perdus… vaincus ? Seuls Benoît et Terry semblaient garder leur sang-froid.
Je soufflai sur mes doigts engourdis. Malgré la saison, les nuits étaient fraiches.
Je n’arrivais pas à m’endormir. Pourtant, le balancement régulier du véhicule aurait dû me bercer. Si seulement mon esprit me laissait en paix ! Ma vie était en lambeaux. J’étais en fuite, perdue dans un monde affreux et inconnu ; mes camarades venaient de tout perdre ; et pourtant, tout ce à quoi je pensais, c’était que j’étais enceinte. Une étincelle de vie s’éveillait en moi. Un embryon se développait doucement dans mes entrailles et serait bientôt un enfant. Je n’étais pas sûre de le vouloir. J’ignorais tout de la conception du bébé, tout du père. Et que serait l’existence de ce futur être ? Que pouvais-je lui offrir ? J’étais une fugitive, nom de Dieu ! Ma propre existence allait peut-être se finir le jour prochain. Au moins, je n’aurais plus à me poser de questions. J’avais besoin de conseils, c’était certain. Je ne pourrais prendre de décision toute seule.
Je posai son regard sur le prêtre : nul doute qu’il me déconseillerait l’avortement. Pour Benoît, à mon avis, ce serait tout le contraire. Il n’avait pas besoin d’un nouveau fardeau. Je m’enserrai le front de mes mains. Qu’allais-je faire ?

Jean ne dormait pas, ou peut-être que si. Il ne savait plus faire la différence entre ses rêves et la réalité, mais il n’avait pas l’impression de dormir. Les cahotements de la camionnette lui semblaient bien réels, tout comme les grognements dépités et intermittents de Benoît.
Il ne savait pas exactement ce qu’il s’était passé à la ferme, il ne pouvait que supposer. À cause de ses informations, les Nazs l’avaient trouvée et brûlée. Tout était de sa faute. Il ne comprenait pas pourquoi ses compagnons s’embarrassaient encore de lui. Il était un être infect, qui ne méritait rien d’autre que la mort, comme le lui prouvaient ses souvenirs. Son esprit s’envola loin de cette route, vers un passé qui n’était peut-être pas le sien.
Le décor d’un luxueux bureau s’éleva autour de lui. À cette époque-là, Jean possédait la pleine vitalité de ses 35 ans. Il avait même encore ses cheveux !
La température de la pièce était agréable et un doux parfum de lavande embaumait l’air. On avait du mal à comprendre cette part de féminité dans le bureau du Général Bischoff. L’explication était simple : son épouse avait une grande influence sur lui.
Pour l’heure, Jean était seul, et parfaitement à son aise. Ce n’était pas la première fois qu’il occupait les lieux. Après tout, le général était un ami, caché, mais ami tout de même.
Il s’approcha de la fenêtre et porta son regard à l’extérieur. Dans la cour, les piliers des fusillés, comme ils étaient surnommés, luisait sous le chaud soleil d’été. Les soldats étaient déjà en position. Dans quelques minutes, les condamnés arriveraient. Ça en ferait toujours quarante de moins. Jean esquissa un sourire satisfait. On ne pouvait permettre au terrorisme de s’étendre.
Il se retourna en entendant le bruit d’ouverture de la porte. Le général entra et referma derrière lui. Le prêtre s’inclina légèrement.
— Général, c’est un plaisir.
L’allemand s’avança vers lui.
— Il en est de même pour moi, Jean. Encore une fois, tu es aux premières loges pour assister au spectacle.
— Et je t’en remercie.
Les lèvres de Bischoff s’étirèrent en un rictus.
— C’est normal, c’est grâce à toi si nous avons arrêté ces enfoirés. Sans toi, ils seraient encore dans la nature.
— C’est mon devoir. On ne peut pas laisser cette chienlit se développer. J’ai conscience de jouer un jeu dangereux en infiltrant les réseaux de ces traitres, mais quelle satisfaction quand j’arrive enfin à mes fins !
— Tu fais du bon travail. Si seulement tous mes agents étaient aussi efficaces que toi, la pérennité du Reich serait assurée.
— J’ai hâte de m’y remettre, mais il va falloir que tu me malmènes un peu. Il faut éviter que les soupçons pèsent sur moi.
— Évidemment. Pour le moment, profitons.
Il s’approcha de la fenêtre, suivi par Jean. Les tambours résonnaient en contrebas. Les condamnés arrivèrent à la file indienne, sérieusement entourés ; les mains fermement attachées. Le premier groupe fut mis en place. Quelques secondes plus tard, les rafales de mitraillettes éclatèrent. Les corps s’affaissèrent sur eux-mêmes. Quelques instants plus tôt, l’un criait encore : « Vous pouvez tuer des hommes, vous ne tuerez jamais des idées ! ».
Les traits de Jean se durcirent. Si c’était un défi, il était prêt à le relever.
Un brusque écart du véhicule ramena Jean à la réalité.
— Désolé, grommela le conducteur.
Jean referma lentement ses paupières. Il frissonna sous l’intensité du souvenir qu’il venait de revivre. Était-il réel ? Il ne savait plus. Il n’avait plus aucune certitude sur sa vie passée. Une larme coula le long de sa joue.

Anthony était bel et bien éveillé. Silencieux, il observait les visages de ses compagnons. Tous accusaient le choc différemment. Jessie dormait en gémissant ; Marianne était livide, et Jean était… détruit. Il ne voyait pas d’autres mots. Le prêtre n’était plus que l’ombre de l’homme qu’il avait connu. Anthony, lui, avait les mains enfoncées dans ses poches. Il était soulagé d’y trouver toujours la gourmette. Son pouce en suivait les contours, caressant l’argent et les quatre lettres gravées. N O A H.
Il n’avait que quatre ans la dernière fois qu’il avait vu son frère, mais il était des souvenirs qui restaient ancrés en mémoire, impossibles à déloger. Ces images étaient criantes de réalisme. Il n’avait qu’à fermer les paupières pour que le film soit projeté sur cet écran noir.
La nuit d’hiver était tombée depuis quelques heures, accompagnée du froid. La saison serait dure, encore une fois.
Sur le vieux tapis du salon, usé jusqu’à la moelle, Anthony s’amusait avec son frère. Noah jouait les costauds, mais il n’avait que cinq ans d’abord. Du haut de son année supplémentaire, il se prenait toujours pour le chef. Mais cette fois-là, Anthony avait décidé de ne pas se laisser faire.
— Non, c’est moi le capitaine pirate ! Toi, tu es le mousse, tu fais tout ce que je dis.
— Impossible que je sois le mousse, c’est moi le plus grand.
— Même pas vrai, maman dit que je t’ai dépassé d’un cemtimètre. Donne-moi le trésor !
Une moue toute enfantine vint plisser la bouche de Noah.
— J’accepte que si tu fais la vaisselle à ma place ce soir.
Anthony n’hésita pas longtemps.
— D’accord ! Donne-les moi, donne-les moi !
Aussitôt, non sans une certaine réticence, Noah fit glisser dans sa petite menotte les deux gourmettes en argent pure, la sienne, et celle de son frère.
— Surtout n’oublie pas où tu les caches, maman va nous gronder si tu les perds.
— Promis !
Le garçonnet se leva en vitesse et courut vers son père, assis au coin du feu.
— Papa, papa ! Regarde !
Ce dernier le réceptionna contre ses jambes en riant.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, petit chenapan ?
— C’est moi le pirate, ce soir ! Regarde mon trésor.
Il tendit les deux bracelets sous les yeux amusés de son père.
— Dis-moi, c’est un trésor très précieux que tu tiens là. Tu as intérêt à y faire très attention.
— Oh oui, c’est ce que je vais faire. Un pirate sans trésor, ce n’est pas un vrai pirate.
Il s’apprêta à repartir quand son père le retint.
— Anthony, attends !
Il attrapa un chiffon noir qui peuplait le buffet et l’attacha en diagonale sur l’œil gauche de son fils.
— Voilà, là, tu ressembles à un pirate.
Un large sourire éclaira le visage du petit garçon.
— Merci Papa !
— Allez, cap’tain, rejoins ton équipage !
Mais l’équipage attendrait. Ce n’était pas le destin du capitaine de le rejoindre. De violents coups furent frappés à la porte d’entrée, la faisant trembler. Des ordres furent aboyés en allemand.
— Tout le monde dehors ! Et plus vite que ça ! ordre des SS.
Benoît retrouva aussitôt son air grave et sérieux qu’Anthony n’aimait pas.
— Qu’est-ce qu’on fait, papa ?
— Ce qu’ils disent. Crois-moi, il ne vaut mieux pas leur désobéir.
Il attrapa sa main et le porta à son cou, retrouvant sa femme et Noah sur le pas de la porte.
Les parents échangèrent un regard inquiet sans dire un mot.
Dans la rue, les villageois étaient tous sortis de chez eux, certains déjà en chemise de nuit et pyjama. Les militaires les surveillaient avec une attention accrue, les menant vers la place centrale. La famille Drogou se vit obligée de suivre le mouvement.
Tout le monde finit par arriver à destination, se fit ordonner de rester immobile, dans le froid glaçant de la nuit. Les enfants n’eurent pas le droit d’être portés, durent subir eux aussi la punition de rester debout.
Le dirigeant SS s’avança enfin en face d’eux, rigide comme s’il portait une armure du Moyen Âge. Il prit la parole.
— Hier, un groupe de trois manuels s’est échappé. Nous savons que des villageois les aident à se cacher et à fuir. C’est intolérable. Votre village mérite une punition. Nous exigeons que les terroristes se dénoncent, sinon l’exécution de ce soir sera répétée encore et encore. Soldats !
A ces mots, une vingtaine de SS fendit la foule, sélectionnant les otages, sous l’attitude ahurie et apeurée des citoyens. Un mouvement de panique commença à s’élever, mais fut rapidement interrompu par le nombre des militaires.
Au centre de la place, le nombre des otages augmentait. Puis, la famille Drogou fut examinée, le bras de Noah saisi. La mère s’écria.
— Non, pas mon fils !
— Voulez-vous que je prenne le deuxième ?
Paralysée par la peur, elle ne résista plus. Benoît, lui, serra plus fort Anthony contre lui. Il aurait pu protéger Noah, se jeter sur ce soldat et le frapper de toutes ses forces, mais ça ne le sauverait pas. Au contraire, cela condamnerait toute sa famille. Alors il se contenta de regarder son fils lui être enlevé, entraîné vers le lieu de sa prochaine mort.
Anthony, lui, ne comprenait pas bien ce qu’il se passait, mais il avait peur. Pourquoi Noah n’était-il plus avec eux ? Papa ne lui avait pas dit qu’il devait partir.
Alors, il serra de toutes ses forces les gourmettes dans sa main. Il les serra encore et encore alors que les coups de feu lui ravissaient son frère, à tout jamais.

Benoît commençait à ressentir la fatigue. La route s’étendait devant lui comme un ruban infini et infernal. Son esprit se concentrait sur la conduite pour éviter de ressasser les derniers évènements. Le silence dans lequel s’étaient plongés ses camarades ne l’y aidait pas.
Il devait réfléchir à ce qu’il conviendrait de faire ensuite. Le carburant de son véhicule ne durerait pas éternellement. Il devait songer à une autre option. Il avait déjà fait un crochait jusqu’à une de ses caches pour récupérer suffisamment d’argent pour monnayer leur sortie du Reich. Il devait prendre en compte de ces détails, et ne pas en oublier un seul. Après tout, il était le chef de ce petit groupe. Ils comptaient sur lui pour survivre. Il était responsable de leur sécurité. Vaste tâche. Mais au final, il l’avait voulu. Ce qu’il redoutait arriva : il se mit à songer au passé au lieu de planifier le futur. Son esprit s’évada dangereusement alors que l’écho de la voix de son ex-femme résonnait en lui.
— Ça ne peut plus durer ainsi. Nous devons arrêter de nous taire. Nous devons collaborer !
— Calme-toi, tu vas réveiller Anthony.
La nuit était tombée depuis longtemps, mais le couple Drogou n’était pas couché. Il tournait en rond dans son salon, répétant pour une énième fois sa dispute. C’était tout ce qu’ils savaient faire depuis la disparition de Noah, le seul sujet de discussion qu’ils arrivaient à aborder, le pire désaccord qu’il n’y ait jamais eu entre eux. La femme reprit sa respiration, tentant en vain de retrouver son calme.
— Ils ont tué Noah. Tout ça à cause de ces foutus Manuels ! Ces enfoirés sont la cause de tous nos maux. Pourquoi ne pas les dénoncer quand nous apprenons par hasard leur cachette ?
— Anne, tu confonds les victimes et les bourreaux. Ce sont les Nazs qui ont assassiné notre fils, pas les Manuels. Ces pauvres bougres sont dans la même situation que nous.
— Ce sont des sous-hommes ! Ils ne méritent pas notre considération ! Ils ne méritent pas que nous mourrions pour eux !
Benoît serra les poings, refoulant la colère qui couvait au fond de lui.
— C’est la peine qui te fait parler. Tu ne peux pas penser ces horreurs.
— Bien sûr que si. Je ne veux pas sacrifier ma vie et celle d’Anthony pour ces gens qui quoique tu en dises, vivent en sécurité. Et c’est ce que tu devrais vouloir aussi. Tu devrais songer à protéger la vie de ta famille.
— Oh, maintenant, c’est moi que tu accuses ? Qu’est-ce que tu aurais voulu, Anne ? Que je me jette sur les Nazs ? Tu me crois assez fort pour venir à bout de plus d’une centaine de miliciens ? Je nous aurais tous fait tuer, bon Dieu !
Elle mit ses mains en avant, comme pour se protéger, ou pour nier la situation. Allez savoir ! Il ne la comprenait plus du tout.
— Ce n’est pas ce que je te reproche. Tu as agi comme il le fallait, aussi pénible que cela soit. Mais tu ne veux toujours pas comprendre que ce sont les Manuels ou nous. Quand nous possédons des informations, nous devrions les donner au lieu d’attendre ! Mais toi, non, tu continues à te taire. Pire encore : hier soir, tu m’as dit que tu voulais t’engager activement, que tu voulais aider les Manuels à s’échapper par toi-même ! Tu as complètement perdu la raison !
Il plissa les paupières et croisa les bras. Il n’aimait pas ce que devenait sa femme. La mort de Noah lui avait fait perdre tous ses repères. Il n’y avait pas d’autres explications. Non, avant, elle n’aurait jamais été prête à collaborer avec l’ennemi. Quand il parla, ce fut avec une voix d’outre-tombe.
— Je ne peux plus supporter les sévices que nous font subir les Nazs. En ne faisant rien, nous sommes complices de leurs horreurs. Et tu oses me parler de collaborer ? Je veux pouvoir continuer à me regarder en face dans le miroir. Je veux pouvoir continuer à parler à mon fils sans aucune honte.
— Toi, toi, toi ! Il n’y a que toi qui comptes ! Qu’est-ce qu’on en aura à foutre de ta honte quand ils auront tué Anthony ?
Il serra les dents. Anne était irraisonnable pour le moment. La peur la paralysait. Ce n’était plus la peine de continuer leur dispute. Elle ne comprendrait pas. Mais jamais, non jamais, elle ne pourrait le convaincre.
Son souvenir disparut brusquement quand il fit un nouvel écart. Il se rabattit vivement en poussant un juron. C’était bien le moment de se laisser déconcentrer ! Il reporta son attention devant lui, tout en jetant un coup d’œil à la jauge d’essence. Il se pinça les lèvres, contrarié ; ils seraient bientôt à sec. Inutile de chercher de l’essence après ça. Il vaudrait mieux abandonner la camionnette.
En remontant vers le pare-brise, son regard s’arrêta sur son annulaire gauche. Il ne portait plus d’alliance depuis des années, pourtant la marque était toujours là, comme une sorte de rappel éternel. Il soupira. Anne et lui ne s’étaient pas quittés en de bons termes. Pour tout dire, il avait fui avec Anthony le jour où elle l’avait dénoncé. Il ignorait si elle était toujours en vie. Et peu importe ! A l’heure actuelle, seules comptaient la sienne et celle de ses protégés.
Les minutes s’écoulèrent lentement, inexorablement. La camionnette avalait les kilomètres comme ses occupants avalaient le calme et leur choc. Puis, le bruit que Benoît redoutait d’entendre se produisit. Le moteur crachota de longues secondes, avant de finalement s’arrêter. Ce bruit réveilla Terry à ses côtés. Le britannique comprit aussitôt.
— Panne d’essence ?
— Ouais… Il va falloir continuer à pied.
— Pour aller où ?
— Le village de Tarare est à peine à 3 km.
Terry fit la moue.
— Et tu crois que ses habitants voudront nous cacher ?
— On avisera le moment venu.
Le passeur se retourna vers l’arrière du véhicule.
— Allez les jeunes, debout ! On part en randonnée.
Sur ces mots, il décrocha sa ceinture et sortit. Il s’arrêta un instant et respira profondément l’air humide de la nuit. L’aube se lèverait bientôt, couvrant la terre de rosée, mais ne dissimulant plus leur fuite. Ils devraient faire vite. Benoît se dirigea vers l’arrière de sa camionnette et ouvrit les portières en grand. Ses passagers se réveillaient peu à peu et se mouvaient avec difficulté.
— Allez, grouillez-vous ! Dois-je vous rappeler que les grands méchants loups sont à nos trousses ?
Ils accélérèrent la cadence. Jessie sauta du véhicule et frissonna au contact de la nuit. Elle demanda dans un français hésitant.
— Vous pensez qu’ils nous ont suivis ?
— Je préfère ne pas prendre de risques.
À l’intérieur, Anthony prit la main de Marianne pour l’aider à descendre. Cette dernière en fit de même pour le prêtre. Benoît les dévisagea. Ils semblaient tous deux anéantis, pour des raisons différentes. Il serait toujours temps de s’en soucier plus tard. Pour le moment, il devait sauver leur peau. Le passeur se remit en marche.
— Allez, suivez-moi.
Ils obéirent. Ils avancèrent quelques instants en silence avant que Marianne ne demande :
— Où allons-nous ?
— Prendre le train, répondit le quarantenaire.
— Pour où ?
— Nous filons vers le sud. Nous devons passer la frontière. Je connais quelqu’un dans les territoires marocains qui pourra nous héberger.
Terry se retourna vivement vers lui, le regard suspicieux.
— Les Nazs ont peut-être déjà découvert son existence. Tu veux vraiment prendre le risque ?
— Les Nazs n’ont rien découvert.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? lui demanda son fils.
Benoît haussa les épaules.
— J’ai pris mes précautions. Même s’ils découvraient quoique ce soit, ils n’en profiteraient pas longtemps.

Hank travaillait depuis des heures dans le souterrain de la ferme qu’ils avaient découvert. Il n’en revenait toujours pas de la quantité de nouvelles technologies qu’ils avaient recensée. Ce terroriste devait sévir depuis des années pour avoir engranger autant. Ils venaient sans doute de mettre un point final à ses activités.
Adolf et Ulrich étaient partis quelques heures plutôt à leur poursuite, selon l’intuition de leur dirigeant. Hank ne doutait pas que ses coéquipiers mettraient bientôt la main sur leurs deux proies, mais si en attendant il pouvait trouver de nouvelles pistes…
Il avait d’abord fouillé les lieux, découvrant notamment les photos que 6549572 avait dû prendre. Il s’était empressé de les brûler. Il ne tenait pas à ce que de tels documents subsistent, bien que personne n’aurait le cran de s’en servir. Le gouvernement germanique n’avait pas besoin de mauvaise publicité. Les japs se seraient empressés de s’en servir contre eux.
Il s’était ensuite dirigé vers les ordinateurs, et s’échinait depuis à trouver le bon mot de passe. Il avait conçu un programme testant des milliers de solutions encore et encore. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’ait accès à tous les secrets que la machine renfermait.
Les yeux rivés sur l’écran, il se laissa aller à planifier les jours futurs. Leur mission devrait être terminée d’ici quelques jours. Il serait plus que ravi de retrouver Germania. A cette saison, la cité recelait de mille splendeurs. Il pourrait enfin retrouver le raffiné de sa culture natale.
À l’extérieur, Edwige observait les restes fumants de la femme qu’ils avaient brûlée vive. Un rictus cynique étira ses lèvres. Les SS étaient de vrais barbares quand ils s’y mettaient. Il y avait tant de moyens plus raffinés de faire souffrir. Elle regrettait de n’avoir rien fait pour les empêcher de tuer cette femme. Elle aurait adoré lui faire subir la psymulation comme elle l’avait fait avec le prêtre.
Schmidt les avait appelé il y a peu pour leur dire qu’il s’était enfui. Elle se demandait avec une joie malsaine ce qu’il devenait. Il ne ressemblait plus à rien quand elle en avait eu fini avec lui. Lui qui auparavant tirait une telle fierté de son silence. C’était jouissif de briser des hommes avec de si forts caractères. Elle en ressentait une puissance incomparable.
Elle dévia son regard du pilier pour le poser sur les environs. La ferme était quasiment déserte à présent. Quelques SS étaient encore présents et continuaient de fouiller la demeure. Certains se détendaient à l’extérieur, se faisant passer une bouteille de gnole qu’ils avaient dû trouver dans la cave. Elle leva les yeux au ciel et se saisit de son téléphone pour appeler son coéquipier.
— Hank ? Du nouveau ?
— Ça avance, répondit-il d’une voix quelque peu lasse. Et de ton côté ?
— La bonne vieille routine quand il s’agit des SS.
Il éclata d’un rire méprisant.
— Y’en a pas un pour sauver l’autre, pas vrai ?
— Nein.
— Je me demande pourquoi leur organisation n’a pas été dissolue.
Elle haussa les épaules d’un geste nonchalant.
— Les voies de Dieu sont impénétrables.
Un éclat de rire cynique lui fit écho, suivi par un cri de victoire.
— Les miennes prédominent pour le moment. J’ai trouvé quelque chose.
À peine eut-il prononcé ces mots que la ferme vola en éclat, soufflée par une gigantesque explosion. Edwige se retrouva projetée plusieurs mètres plus loin. Assommée par le choc, les tympans percés par l’intensité du bruit, elle se releva avec difficulté pour constater les ravages.
A la place du bâtiment ne se trouvait plus qu’un trou béant, baignant dans la poussière provoquée par la destruction des murs.
Un des SS de l’extérieur s’était relevé et approché d’elle. Ses lèvres bougèrent mais elle n’entendit pas un mot ; sa tête toujours envahie par le sifflement continu provoqué par ses oreilles abîmées.
Elle tenta de s’approcher du souterrain mais renonça en constatant la chaleur qui régnait à cet endroit-là. Il n’y avait aucune chance que Hank en ait réchappé. Les explosifs devaient être situés un peu partout dans les fondations de la maison, et reliés à l’informatique. Quand Hank avait découvert le mot de passe, ça avait fait boom.
Elle serra les poings. Depuis le temps qu’ils travaillaient ensemble, Hank était pour elle ce qui ressemblait le plus à un ami. Ils avaient échappé à la mort de nombreuses fois ensemble. Le fait qu’il y passe de cette façon la révoltait. Cela n’aurait pas dû se passer. Ces êtres leur étaient inférieurs. Ils étaient les proies. Les proies ne tuaient pas les prédateurs. Pas dans son monde. Ça ne pouvait pas durer. Elle y remédierait.
Peu à peu, son audition revint, et elle fut choquée de n’entendre que le silence. Hank était mort dans l’indifférence générale. Même les SS s’étaient lassés, et préféraient attendre que les flammes s’éteignent d’elles-mêmes plutôt que de risquer leur vie pour rien. Ils étaient rentrés à leur QG.
Edwige, elle, revint sur ses pas pour retrouver son portable qu’elle avait laissé tomber dans le choc de l’explosion. Elle fut soulagée de constater qu’il fonctionnait encore. Elle composa le numéro d’Adolf et attendit qu’il décroche.
— Vous avez trouvé quelque chose ? furent ses premiers mots.
Elle ne sut d’abord pas quoi dire. Sa gorge était sèche et elle craignait quelque peu la réaction de son supérieur. Elle déglutit difficilement avant de se lancer.
— La ferme était piégée. Hank ne s’en est pas sorti.
Un silence pesant s’installa et dura de longues secondes. Finalement Adolf déclara.
— Nous sommes le long de la D38, direction Tarare. Trouve un véhicule et rejoins-nous.
— Bien reçu.
Elle raccrocha, adressa un dernier regard chargé de tristesse et de révolte aux ruines avant de suivre ses ordres.

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