Victoire ! Il en tenait un. Radieux de satisfaction, Adolf observait le passeur par une vitre sans tain. Il avait réussi à lui mettre la main dessus. À présent, ce ne serait plus qu’une question d’heures avant qu’ils ne mettent la main sur les deux manuelles évadées. Qu’elles profitent bien de leurs derniers instants de liberté !
Malgré la hâte qu’il avait de boucler cette affaire, l’allemand prenait le temps d’observer son adversaire. Après tout, il avait fallu au prêtre des jours avant qu’il ne se mette à table, et Adolf était certain que ce Drogou était d’une toute autre trempe. Malgré sa position précaire, le terroriste restait impassible, assis et menotté à sa chaise. Il avait été passé à tabac, mais n’avait pas perdu son aplomb pour autant. Son œil droit était tuméfié, sa lèvre supérieure fendue, mais il rayonnait toujours d’un sentiment de force, comme s’il était dans son bon droit et qu’il n’avait rien à se reprocher.
Un élan de haine rageuse troubla Adolf. Il se promettait bien de briser cet homme et de lui faire raconter tout ce qu’il savait sur les Manuelles et sur son réseau. Il se décida à le rejoindre dans la salle d’interrogatoire.
Son prisonnier riva son regard sur lui quand il entra dans la pièce. Ils se dévisagèrent réciproquement dans un silence envahissant. Adolf prit les choses en main.
— Vous espériez vraiment pouvoir nous échapper ?
— Bien que vous vous croyiez supérieurs, vous n’êtes pas infaillibles.
Un rictus étira les lèvres d’Adolf.
— Vous n’êtes pas en position de faire le fier.
— Rien ne reste figé dans le marbre.
L’allemand sentit ses nerfs se contracter. Il devait se contrôler. Un seul faux pas, et il perdrait l’avantage dans cette entrevue.
Il s’assit face au passeur, sans trahir aucune des émotions qui le troublaient.
— Vous n’êtes pas homme à avoir peur facilement, n’est-ce-pas ?
Drogou ne répondit pas. Adolf continua sur sa lancée.
— Vous devriez pourtant ; ce serait un sentiment normal vu ce qui vous attend. Je pense que vous ne le réalisez pas vraiment.
— Au contraire, j’en ai une bonne idée.
L’allemand plissa les yeux, agacé par l’attitude assurée de son prisonnier.
— Les coups ne sont pas ce que vous avez le plus à craindre. Vous feriez mieux de parler.
— Parler, hum ? Eh bien, j’avoue que Barcelone est une ville magnifique, bien plus que je ne m’y attendais. Le seul problème, c’est le voyage. Y’a des progrès à faire de ce côté-là.
Adolf abattit son poing sur la table.
— Ne me poussez pas à bout ! Croyez-moi, vous devriez me dire ce que je veux savoir avant que j’avise de moyens plus… psychologiques avec vous.
Le passeur haussa un sourcil.
— La psymulation ? J’en ai entendu parler. Mais vous ne pourrez rien inventer de pire que ce que j’ai déjà vécu.
Il plongea son regard froid et décidé dans celui de l’Allemand. Adolf y lut une détermination sans faille. Drogou n’était pas un homme qu’on brisait en quelques heures. Il fallait le laisser mariner quelques jours. Et pendant ce temps, lui et ses hommes allaient fouiller la ville à la recherche de ses proies.
Il se leva dans un mouvement vif.
— Avec ou sans vous, je retrouverai vos protégées… et votre fils. Nous nous reparlerons à ce moment-là.
Il sortit de la pièce sans prêter attention au regard haineux que lui lançait Drogou. Il avait encore du boulot.


Ils avaient trouvé refuge dans une vaste bâtisse abandonnée, à quelques kilomètres du port. Leur fuite les avait épuisés, si bien que Jean s’était écroulé dans un vieux canapé dès qu’ils avaient pénétrés dans leur cachette. Le prêtre perdait vite ses forces depuis sa semaine de torture.
Marianne, livide, s’était laissée tomber sur une chaise à moitié dépaillée pendant que Terry entreprenait d’ouvrir tous les placards à la recherche de nourriture.
Depuis ce moment-là, probablement des heures plus tôt, Anthony faisait les cent pas devant ses amis. La peur ne l’avait pas quitté. À l’heure qu’il était, Dieu seul savait ce que son père pouvait être en train de subir. Il devait à tout prix trouver une idée pour lui venir en aide.
— On a perdu assez de temps ! explosa-t-il soudain. J’y vais !
Il se précipita vers la sortie sans réfléchir, mais Terry lui bloqua le passage bien avant qu’il ne parvienne à la porte. Il le retint par l’épaule.
— Comment penses-tu le libérer au juste ? Avec un fil de fer ?
Anthony lui montra ses dents dans une grimace rageuse. Les adultes croyaient avoir tous les droits, et pourtant lui restait là sans rien faire.
— Nous devons trouver un plan, continua le britannique, sinon nous rejoindrons ton père en cellule… ou pour certains d’entre nous dans une chambre à gaz.
L’adolescent entendit plusieurs déglutitions horrifiées après ce discours. Il soupira, agacé. Terry en faisait toujours des tonnes ; mais ça marchait. Il était dorénavant convaincu.
— D’accord… mais on fait quoi alors ?
— Pour l’instant ? On se calme et on réfléchit, déclara-t-il en le conduisant jusqu’au canapé où il le força à s’asseoir. Ton père est résistant ; il tiendra.
— C’est pas aussi rassurant que tu le penses… grommela Anthony.
Un léger silence suivit. Terry attendit d’avoir l’attention de tous et expliqua.
— Benoît a sans doute été conduit au commissariat central. Il devrait être possible de l’en faire sortir, mais nous aurons au préalable besoin d’une diversion pour attirer les gardes hors du bâtiment.
— Je pourrais les attirer, proposa Jessie, décidée.
Elle était incroyablement pâle, et visiblement terrifiée à cette idée, mais ne reculerait pas.
Terry refusa.
— Hors de question. C’est bien trop dangereux pour vous.
— Peut-être, mais c’est ce qu’ils veulent. Une telle diversion est sûre de fonctionner.
— Je vous l’accorde, mais s’il vous arrivait quelque chose, Benoît ne nous le pardonnerait pas. Nous devons trouver autre chose.
Un silence songeur s’abattit. Quelques minutes plus tard, Jean prit la parole.
— J’ai appris il y a quelques semaines que le peuple espagnol était à cran. Il paraît qu’il y a eu plusieurs émeutes à Madrid et Séville. Il est possible que nous puissions rapidement mettre le feu aux poudres ici aussi.
Terry tourna un regard surpris vers lui. Il ne se serait pas attendu qu’une telle idée vienne du prêtre.
— Vous êtes sûr de vos infos ?
— Aussi sûr que je puisse l’être.
— C’est une bien belle idée, commenta Anthony, mais comment on s’y prend concrètement ?
Un silence gêné accueillit sa question. Apparemment, personne n’avait d’idée à ce sujet.
— Difficile de créer un mouvement de foule sans se faire remarquer, nota finalement Jessie, et sans créer de danger pour tout à chacun. Sommes-nous vraiment prêts à ça ?
— Bien sûr qu’on l’est ! s’exclama Anthony. Je ne laisserais pas mon père pourrir en prison. Je le sortirai de là, quelles qu’en soient les conséquences.
Elle hocha la tête.
— Je suis d’accord ; je voulais juste être certaine qu’on soit tous sur la même longueur d’onde.
Tous les regards se tournèrent vers Marianne et le prêtre.
— C’est moi qui vous ai donné l’idée, commenta Jean.
— Je suppose qu’on n’a pas le choix, soupira Marianne.
— Bien, relança l’américaine, comment procédons-nous ?
— On pourrait créer un incendie, réfléchit Marianne, ou briser quelques vitrines.
Ses suggestions créèrent un silence effaré. Étonnée, elle releva les yeux vers ses camarades et nota leur surprise. Un léger sourire en coin creusa ses lèvres.
— Quoi ? J’ai quelques connaissances en ce domaine-là. Mon grand-père a participé à mai 68… Enfin, c’est ce que j’ai toujours cru.
— Ce sont de bonnes idées, approuva Terry. J’en ai une autre, moins violente, mais peut-être plus dangereuse pour celui qui s’en chargera, s’il se fait prendre.
— Laquelle ? s’enquit Jessie.
— Un symbole, indiqua-t-il laconiquement. Nous devons créer le centre de l’émeute suffisamment loin d’ici, continua-t-il, du port, et du commissariat.
Il s’éloigna sans poursuivre son discours et revint quelques instants plus tard, un vieux plan de la ville en main. Il l’étala par terre à la vue de tous et l’étudia quelques instants.
— Ici me paraît être l’endroit idéal, décida-t-il en posant son doigt sur un point de la carte. Il faudra que quelqu’un se charge du boulot pendant que je me rendrai au commissariat.
— Je le ferai, annonça Anthony, impatient d’agir.
— Très bien, mais pas seul. Un volontaire ? demanda Terry ensuite à la ronde.
Jessie leva aussitôt la main le Britannique hocha la tête. La voix de Marianne s’éleva.
— Et nous, nous venons avec vous ?
— Vous, vous restez là, trancha Terry. Il ne vaut mieux pas prendre de risques supplémentaires.
La jeune femme grimaça mais accepta. Terry se retourna vers Anthony et Jessie.
— J’ai trouvé de vieux vêtements dans les placards. On ferait mieux de se déguiser. Et préparer le plan de A à Z.
Il retourna la carte et sortit un crayon de bois de sa poche de chemise. En quelques traits, il dessina deux éléments que Marianne reconnut aussitôt.
— La faucille et le marteau ? Vous voulez leur rappeler le communisme et sa disparition ?
— Le communisme n’a pas disparu ! s’emporta-t-il. Il est dans le cœur de chaque ouvrier de cette planète. Et ce symbole va leur rappeler qu’uni ils peuvent être forts. Ils se révolteront. Du moins, ils essaieront.
— Mais on sait tous qu’ils ne réussiront pas, déplora Anthony.
— Pas aujourd’hui, non, regretta Terry.
Il se reprit vite en main.
— Mais ce sera un premier pas. Allons-y, cherchons autant de feuilles de papier qu’on pourra trouver. Il nous reste quelques dessins à faire.


Marianne tournait en rond. Terry, Anthony et Jessie étaient partis quelques dizaines de minutes plus tôt. Elle devait s’inquiéter pour eux.
Jean l’observait. Son agitation se faisait plus manifeste à chaque seconde qui passait. Il aurait aimé pouvoir la rassurer, pouvoir lui affirmer que leurs amis reviendraient en un seul morceau, mais il ne pouvait pas mentir. Elle ne l’aurait pas cru de toute façon. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était garder espoir.
Marianne s’écroula soudain sur le canapé à côté de lui en poussant un soupir découragé.
— J’aurais préféré partir avec eux. Être dans l’ignorance est horrible !
— Gardez la foi, fut tout ce qu’il trouva à dire.
— Parce que vous l’avez toujours, vous ?
Il déglutit, touché en plein cœur par sa remarque. Il comprit à son air soudain coupable qu’elle regrettait ses paroles, mais il était trop tard. Et puis, ce n’était pas sa faute si elle avait raison.
Il détourna son visage pour se perdre dans le décor droit devant lui, accablé. Comment pourrait-il un jour se relever de ce que les PMV lui avait fait subir ? Oh, ses blessures physiques guérissaient doucement, mais ses meurtrissures mentales ne le feraient probablement jamais. Parfois, il avait encore des doutes sur son identité et son passé ; surtout quand il tombait dans les bras de Morphée. Il se réveillait par moment avec l’intime conviction d’être un assassin, parfois doublé d’un pédophile. Pendant d’effroyables minutes, il luttait pour retrouver son identité. Ces moments où il jugeait les actes qu’il croyait avoir commis avec ses valeurs de prêtre le torturaient à l’infini.
Sa foi avait été mise à rude épreuve depuis son enfance. Après tout, la barbarie était un élément incontournable de leur monde. Et pourtant, toujours il avait pu se tourner vers l’amour de Dieu. Sa lumière le guidait et le rassurait. Et puis, les PMV étaient arrivés. Jean avait eu l’intention de mourir en martyr, mais cette expérience l’avait tellement chamboulé qu’il devait reconstruire tout son système de pensée. Et il n’était plus sûr que sa foi y ait encore une place.
Il sentit soudain la main douce de Marianne sur son épaule.
— Courage, père Jean, vous allez surmonter ça. Je vous aiderai.
Il tourna son regard vers elle et eut un léger sursaut. Un rayon de soleil tombait sur ses cheveux blonds, semblant lui faire une auréole. Son regard doux l’enveloppait, et il eut soudain l’impression d’avoir l’apparition de la vierge Marie devant lui. Était-ce un signe ? Devait-il faire taire ses doutes ?
— Jean, vous m’entendez ?
Elle se déplaça légèrement, et la vision prit fin. Jean papillota des yeux, puis reporta son attention sur la jeune femme.
— Oui, je vous entends. Merci pour votre soutien, Marianne.
Elle rougit ; elle avait du mal à accepter tout compliment.
— De rien. Vous avez fait la même chose pour moi. Sans vous, je serais morte à l’heure qu’il est.
Il lui adressa un sourire amical. Cette jeune femme était une personne tout à fait particulière. Son monde s’écroulait, mais elle se retenait aux branches, coûte que coûte, sans pour autant transgresser les valeurs qu’elle chérissait. Il espérait vraiment qu’elle réussirait à garder sa ligne de conduite. Peut-être était-ce ça son rôle auprès d’elle ? L’aider à conserver sa bienveillance.
— J’en ai marre de rester là, déclara-t-elle soudain. Je sais que c’est plus sûr, mais vous pensez vraiment que Terry va réussir à faire sortir benoît de là tout seul ? Les PMV sont malins et Benoît est leur meilleure piste ; ils ne la laisseront pas s’échapper facilement.
Il hocha la tête ; elle mettait le doigt sur un élément de leur plan qui le perturbait lui aussi.
— Et que voudriez-vous faire ? l’interrogea-t-il.
Elle se leva et commença à faire les cent pas devant lui.
— Le rejoindre. Qu’il le veuille ou non, Terry a besoin de quelqu’un pour conduire Benoît hors du commissariat. On ne sait pas dans quel état on va le trouver.
Jean frissonna.
— Certes. Mais vous rappelez-vous du chemin jusqu’au commissariat ?
Elle fit la moue.
— Vaguement, reconnut-elle, mais ce serait mieux d’avoir une carte.
Elle se dirigea à grands pas vers les buffets du salon qu’elle retourna sans ménagement.
— Il y en a peut-être une autre quelque part. Ah Ah ! se réjouit-elle peu après, j’ai gagné le jackpot !
Elle déplia la carte et étudia le chemin.
— Je dois l’apprendre par cœur, expliqua-t-elle. Un plan à la main, j’attirerais sûrement l’attention.

Il la fixa avec attention ; elle était diablement décidée.
Il se leva à son tour.
— Je vous accompagne.
Elle plongea son regard dans le sien.
— Vous n’êtes pas obligé.
— Je ne vous laisserai pas y aller seule.
Elle acquiesça avec reconnaissance. Elle rangea le plan dans sa poche de pantalon et s’élança vers la table où leurs amis avaient laissés des vêtements quelques minutes plus tôt. Elle s’interrompit vite et poussa un gémissement de douleur, la main sur le ventre.
— Marianne, ça va ? s’inquiéta Jean.
Elle grimaça.
— Ça doit être une crampe. Je me suis probablement un peu trop agitée, mais ça va passer. Préparez-vous, je vous rejoins.
L’état soudain de Marianne fit reconsidérer leur plan à Jean, mais s’il voulait secourir Benoît, c’était leur meilleure chance. Et puis, Marianne était têtue. Anthony lui avait raconté la façon dont elle était retournée au centre des Manuels. Si Jean ne l’accompagnait pas maintenant, elle risquait de se jeter dans la gueule du loup toute seule, et personne ne serait là pour l’aider.
Alors il obéit.


En temps normal, j’aurais sûrement apprécié de visiter cette ville. Malgré les quelques bâtiments décatis, l’architecture générale était de toute beauté… Du moins, tout dépendait des quartiers.
Quand nous avions quitté notre repère, nous avions été assaillis par la pestilence des ordures qui matelassaient les rues. L’odeur ne nous avait quitté qu’un kilomètre plus loin.
Depuis, nous marchions d’un pas tranquille sous nos déguisements, nous efforçant de ne pas attirer l’attention sur nous. J’appréciais la compagnie de Jean. Même si je voulais à tout prix agir, l’avoir à mes côtés me rassurait… bien que nous soyons loin d’être les plus forts de notre groupe.
Nous arrivâmes au bout d’une heure à proximité du commissariat. Je m’étonnai de trouver non loin une petite fête foraine. Je n’aurais pas cru que les Nazs autorisent de tels lieux de divertissements, surtout à quelques dizaines de mètres d’un commissariat. Ce monde était troublant. Je ne devais pas pour autant me laisser distraire.
Je priais pour qu’il ne soit pas trop tard. J’entendais déjà au loin des clameurs ; l’émeute avait commencé. Nous avions croisé sur notre route des camions de policiers armés. Il était donc possible que Terry soit déjà passé à l’action.
Nous fîmes discrètement le tour du vaste bâtiment de style néo-gothique.
Quelques dizaines de mètres plus loin, nous tombâmes sur Terry. Quand il nous reconnut, il nous fusilla du regard.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
Je ne me démontai pas.
— Nous sommes venus vous aider.
Il grogna, puis céda.
— Maintenant que vous êtes là…
Jean déclara.
— Nous avons vu les forces de l’ordre s’éloigner. Pourquoi ne pas agir maintenant ?
— Parce que lui est toujours là, expliqua-t-il en désignant une entrée secondaire du commissariat d’un mouvement de tête.
Je dirigeai mon regard dans cette direction pour aussitôt me figer. J’aurais reconnu cet homme n’importe où. Il peuplait mes cauchemars depuis cette fameuse journée au centre de Manuels. Le plus jeune membre des PMV qui nous pourchassait gardait la porte en fumant une cigarette. Sa vigilance n’était en rien atténuée par son activité.
— Il fait partie des PMV, déclarai-je.
— C’est ce que je craignais… soupira Terry. Je suppose que je pourrais en venir à bout, mais il risque d’appeler du renfort.
Je ne quittai pas mon poursuivant des yeux, rassurée par la relative sécurité de l’ombre de la ruelle dans laquelle je me trouvais. Cet homme me terrifiait, et pourtant la meilleure des solutions qui s’offrait à nous était que je l’affronte.
Je sentis un long frisson me remonter l’échine. Allais-je vraiment faire ça ? Avais-je assez de cran ? Il le faudrait bien.
— Je vais attirer son attention, décidai-je.
Terry posa son regard froid sur moi.
— C’est du suicide !
Je niai d’un mouvement de tête.
— Non, j’ai un plan. Je vais l’entraîner loin d’ici et vous donner du temps pour libérer Benoît. J’ai vu qu’il y avait un temple protestant de l’autre côté de la place. On se retrouvera là-bas.
Mes deux compagnons grimacèrent, pas du tout emballé par mon plan.
— C’est notre meilleure chance, insistai-je.
Terry adressa un regard interrogateur à Jean, qui soupira.
— Elle a raison.
— D’accord, céda le britannique, mais soyez prudente.
Je hochai la tête et pris une profonde inspiration. Je devais laisser mes états d’âme de côté, et n’être que pure adrénaline.
Je sortis de l’ombre et avançai discrètement en biais. L’allemand ne devait pas penser que je l’attirais dans un piège ; il devait croire que j’étais toujours sa proie.
Je fis en sorte qu’il me repère, en prenant l’air perdu et désemparé. Quand je croisai son regard, je pris l’air terrifié… ce qui ne fut pas difficile, vu que je l’étais réellement.
Son visage afficha la surprise, puis un sourire victorieux.
Je restai immobile quelques secondes pour être sûre de l’avoir harponné, puis fis volte-face en prenant les jambes à mon cou. Je jetai un coup d’œil en arrière. Ça avait fonctionné ; il me poursuivait.
Je le conduisis droit vers la fête foraine.


Il n’en croyait pas ses yeux. Leur jeune brebis égarée était tombée droit dans ses bras. Il fallait croire que sans son berger, elle était livrée à elle-même, et incapable de se débrouiller.
Il avait hésité en la voyant s’enfuir – il était censé garder la porte – mais une telle opportunité ne se représenterait peut-être pas de sitôt.
Il s’était alors élancé derrière elle, ne doutant pas un seul instant qu’il la rattraperait rapidement. Il gagnait déjà du terrain.
Il fronça les sourcils quand il la vit traverser la foire aux illusions installée sur la place. Et jura quand il la vit pénétrer dans l’une des attractions. Mais à quoi jouait-elle ? Croyait-elle sincèrement pouvoir se cacher dans un tel endroit ?
Il courut jusqu’à la tente, souleva le tissu de velours et entra à son tour. Il grimaça en voyant les pauvres lueurs projetées par des ampoules faméliques, et surtout en voyant son reflet se multiplier par dizaine autour de lui. Un labyrinthe de miroirs… Il ne manquait plus que ça !
Il soupira, sortit son arme et commença sa marche.
— Tu crois vraiment pouvoir m’échapper ? lança-t-il.
Elle ne répondit pas. Autant pour sa volonté de la repérer à l’ouïe.
Il avança de quelques pas, hésita à un croisement, puis se précipita quand il aperçut son reflet dans un coin. Il le perdit rapidement et jura. Il se retrouvait dans un coin, presque entouré de miroirs où son propre visage le narguait.
— C’est ridicule ! Je finirai par t’avoir, tu sais ? s’écria-t-il.
Le rire sarcastique de la jeune femme s’éleva en échos et recouvrit sa peau de chair de poule. C’était la première fois qu’il entendait le son de sa voix, et tout à coups, la jeune femme prenait corps dans son esprit. Il chassa cette dérangeante pensée. Il devait continuer à la considérer comme un animal s’il voulait continuer à faire correctement son boulot.
— Pourquoi t’obstines-tu ? continua-t-il. Nous savons tous les deux que cette chasse se terminera par ta mort.
— Je tiens à la vie, figure-toi.
Sa voix était mélodieuse ; son ton déterminé.
— Même une vie de fugitive comme celle-ci ?
— Toute vie a de la valeur, philosopha-t-elle. Ce n’est pas parce que toi tu ne l’apprécierais pas que d’autres ne pourraient pas le faire.
Elle le tutoyait. Comment une raclure de basse-fosse comme elle osait-elle le tutoyer ? Il serra les dents mais ne releva pas. Ce n’était pas utile pour le moment.
— C’est le propre de ton espèce que de troubler les esprits des gens bien.
— On est de la même espèce, imbécile.
Il l’aperçut soudain sur sa gauche. Il ne réfléchit pas davantage et tira, pour seulement briser l’un des miroirs. Il grogna de frustration et continua sa route.
— Tu aurais dû rester pourrir dans ton usine… ragea-t-il
— Peut-être, mais personne ne m’a laissé le choix, pas vrai ?
Une idée germa soudain dans l’esprit d’Ulrich. Il devait jouer finement, mais elle avait des chances de réussir.
— Ce choix, je peux te le donner maintenant. J’ai le moyen de te faire retourner dans le monde virtuel. Tu pourrais tout oublier de ce monde et retrouver la sérénité de ta vie d’avant.
Un rire railleur accueillit sa proposition.
— Je ne suis pas aussi idiote que tu le penses. Tout ce que tu as pour moi, c’est une balle en pleine tête.
Sa mâchoire se crispa. Elle était bien plus intelligente qu’il l’avait imaginé. Rien que ce fait le troublait. Comment pourrait-elle être plus intelligente que lui ? Il commençait à douter, et pour cela, elle devrait mourir.
Mais pour l’heure, il devait trouver son chemin en dehors du labyrinthe, et récupérer sa proie au passage.
Il continua à déambuler, et aperçut soudain dans sa vision périphérique un sac lesté de sable lui foncer dessus à toute vitesse. Il n’eut pas le temps de se baisser et se retrouva assommé. « Mis KO par un sac, pensa-t-il avant de perdre conscience. Tu es tombé bien bas. »


Le plan de Marianne avait fonctionné. Terry espérait sincèrement qu’elle s’en sortirait. Après tout le chemin qu’elle avait parcouru, il serait dommage qu’elle périsse maintenant, en accomplissant une bonne action.
Quand la voie fut libre, il concerta Jean du regard, et ils se précipitèrent ensemble vers l’entrée qu’ils avaient repérée.
Les infrastructures barcelonaises n’étaient pas en très bon état, et ils purent forcer la porte sans problème. Une fois que se fut fait, ils se faufilèrent à l’intérieur pour arriver dans un long et étroit couloir.
Jean chuchota.
— Vous avez une idée de l’endroit où il peut être ?
— Oui, j’ai fait du repérage avant votre arrivée. Apparemment les cellules et salle d’examens sont sur notre droite.
— Il doit y en avoir plusieurs.
Il hocha la tête.
— En effet, il va falloir chercher, et rapidement.
Jean approuva. Ils avancèrent silencieusement, et tournèrent sur leur droite au premier croisement. Une chance pour eux, les lieux étaient pour le moment déserts.
Ils remontèrent le corridor en jetant des coups d’œil par les portes vitrées qu’ils trouvaient sur leur route. Aucune trace de Benoît, nulle part.
Terry commençait à se décourager, quand il arriva à un autre tournant. Il retint vivement Jean par le bras quand il aperçut le dirigeant des PMV sur sa droite. Ce dernier ne semblait pas les avoir vus.
Terry se rencogna dans son couloir, et força Jean à en faire autant. Il se pencha vers son oreille et chuchota.
— Si ce type est là, Benoît n’est probablement pas loin. On doit se débarrasser de lui.
— Comment ?
Terry grimaça. Comme il regrettait d’avoir laissé sa carabine dans la ferme. Il aurait bien eu besoin d’une arme à cet instant !
Il devait trouver un moyen d’assommer le PMV, mais il ne pourrait jamais arriver à son niveau sans qu’il ne le remarque.
— Priez mon père ; ça nous aidera peut-être.
Jean lui adressa un regard peu amène. Il n’avait pas dû apprécier son ton sarcastique. En tout cas, il ne sut pas s’il avait écouté son conseil, mais apparemment, la grâce divine décida de répondre à leurs appels.
Terry entendit soudain des pas venir dans leur direction. Il se raidit et attendit le moment propice. Quand une ombre se dessina sur le sol, il tendit son bras, puis abattit son poing sur le visage qui entra ensuite dans son champ de vision.
Le regard de l’allemand se teinta de surprise avant que l’homme ne tombât dans les pommes.
— Eh bien, commenta Jean d’un air éberlué. Les choses s’arrangent.
— Ne perdons pas de temps, répliqua Terry.
Il fouilla le corps du Nazs à la recherche de clés. Il sourit quand il en trouva et s’élança en direction de l’endroit où se trouvait probablement son ami.
Jean sur ses talons, il réussit à ouvrir la porte. À l’intérieur de la pièce, Benoît leva la tête, attiré par le son qu’ils produisirent. Il haussa des sourcils étonnés en les reconnaissant.
— Vous êtes fous… commenta-t-il d’une voix rauque.
— On a été à bonne école, répliqua Terry.
Il se précipita vers son ami et le libéra de ses menottes. Il grimaça en découvrant son visage tuméfié.
— On doit vite mettre les voiles. Tu es en état de marcher ?
Benoît se leva avec vivacité.
— Ouais, ils se sont contentés de ruiner mon magnifique visage. Je vous suis.
Terry lui offrit une tape amicale sur l’épaule puis rebroussa chemin, pendant que Jean restait à côté de Benoît, histoire de le soutenir si besoin était.
Ils réussirent à atteindre la sortie sans problème. Quand ils passèrent à côté du Nazis, Benoît ne put s’empêcher de lui cracher dessus, mais cet incident mis de côté, ils retrouvèrent vite l’air libre.
Quand ils se furent éloignés de quelques pas, Benoît reprit les choses en main.
— Quelle est la situation ?
— Anthony et Jessie ont créé une émeute pour vider le commissariat. Nous devons les rejoindre au port. Mais avant, nous devons retrouver Marianne au temple protestant.
Les sourcils de Benoît se haussèrent d’angoisse.
— Marianne est seule.
— Seule et poursuivie, continua Terry à contrecœur. Elle a affirmé qu’elle s’en sortirait.
— Et vous l’avez cru ? s’exclama Benoît.
Il courrait déjà en direction de la place et du temple. Terry et Jean s’élancèrent à sa suite. Par chance, personne ne les remarquèrent. L’émeute faisait son office et cet endroit de la ville était presque désert.
Ils joignirent le temple et retrouvèrent Marianne, tranquillement assise sur un banc de prière. Benoît se précipita vers elle.
— Vous allez bien ?
Elle lui sourit sincèrement.
— Je suis ravie de vous revoir. Je vais bien, oui, mais c’est plutôt moi qui devrais vous poser la question.
Il répondit par l’affirmative en grognant. Terry interrogea la jeune femme.
— Qu’est-il arrivé à votre assaillant ?
— Je l’ai attiré dans un labyrinthe de miroirs. Quand il a été suffisamment désorienté, je l’ai assommé avec un sac de sable relié à une poulie. Je ne pense pas qu’il se réveille tout de suite, mais nous ferions mieux de ne pas traîner.
Un sourire en coin étira les lèvres de Benoît.
— Je ne vous savais pas si pleine de ressources, Marianne.
— J’apprends vite, déclara-t-elle en se levant. On y va ?
Le passeur fit un large geste du bras cérémonieux pour lui laisser le passage.


Ils se retrouvèrent tous sur les quais industriels du port. Benoît retrouva son fils avec soulagement, et l’enlaça sans dire un mot. Anthony lui rendit son étreinte avec force, partageant visiblement les mêmes sentiments que lui.
Ils se séparèrent. Ils n’étaient pas encore tirés de danger. Benoît observa les flots, à la recherche d’un paquebot qui pourrait les accueillir. Il sourit en découvrant que le bateau commandé par le capitaine qu’il connaissait était toujours à quai.
— Les alentours sont calmes, déclara-t-il, l’émeute doit toujours se poursuivre. C’est le moment ou jamais de tenter notre chance. Anthony, tu marches avec Marianne, Terry avec Jean, et Jessie, vous m’accompagnez.
Ils acquiescèrent et s’exécutèrent. Ils purent monter à bord sans encombre. Un groupe de marin les accueillit fraichement. Benoît demanda à parler au capitaine. On partit le chercher.
Le passeur fut soulagé quand il vit les traits connus et rassurants de cet ancien ami. Ils se serrèrent la main fraternellement.
— Que fais-tu là ? l’interrogea-t-il.
— Mes compagnons et moi devons quitter le continent au plus vite.
— Vous devez quitter le territoire Nazs, comprit-il aussitôt. Est-ce à cause de vous que les contrôles se sont intensifiés ?
— C’est probable.
Le capitaine se tut un instant, puis décida.
— Bien sûr que je vais t’aider. Mais il va falloir vous cacher dans la cale, au moins pour le départ et pour l’arrivée. Je transporte des tonneaux d’huile d’olive. Désolé mon ami, mais je vais devoir te faire mariner.
Benoît laissa échapper un éclat de rire.
— Je suis prêt à prendre le risque. Quand comptes-tu partir ?
— Si je te comprends bien, le plus tôt possible.
— Je t’en serai éternellement reconnaissant.
— Je m’en souviendrai. Allez, suivez-moi.
Il les précéda dans les entrailles du navire. Benoît avança sans un regard en arrière. Plus rien ne le retenait en Europe. Il espérait que l’Afrique serait une terre plus accueillante.

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