Des sandales antiques se montrèrent progressivement derrière Kasper. Des lanières de cuir, rattachées à une semelle aux finitions parfaites, serraient ses pieds fins jusqu’aux chevilles. Une couleur argentée crépita au-dessus, avant qu’un long tissu de soie ne se dessine, caressant des jambes musclées et élégantes. Des plis réguliers se formaient sur le vêtement blanc et des liserés dorés horizontaux décoraient la tunique. Posée sur ses épaules, l’égide recouvrait sa poitrine et une partie de son dos. Puis, devant ce corps à moitié existant, un bouclier orné du masque de Méduse semblait prêt à défendre sa guerrière. Le Gorgonéion : protection contre le mauvais œil. À gauche, une lance aiguisée fendit l’invisible en silence. Avec force et conviction, des bras blancs attrapèrent les armes de guerre. Une bouche fine, un nez droit et les contours des yeux légèrement tombants sur les tempes se figèrent sur le portrait. Enfin, des iris gris percèrent, et un casque coiffa ce visage doux et sérieux à la fois.
Sur l’épaule de la femme, qui se présentait dorénavant, une chouette chevêtre déploya ses petites ailes tachetées et s’envola vers l’aigle qui sillonnait toujours le ciel. Le front foncé du petit volatile renforçait l’aspect sévère de son regard jaune. Il semblait déterminé et monta rapidement vers le ciel, fonçant sur le grand rapace. Les yeux brillants, ils se fixèrent. Sans prévenir, les serres du nocturne frappèrent le flanc de son adversaire et le combat commença.
L’enveloppe charnelle se transforma progressivement. Elle se détendit, mouvante, à la manière des eaux agitées. Le personnage restait féminin. Sa taille diminua, ses épaules se rapprochèrent de sa nuque, ses muscles puissants s’atrophièrent. Des défauts se posèrent sur son visage, quelques touches fragiles en relief, un contraste de couleur. Les vêtements divins disparurent, remplacés par des habits inspirés de ceux de l’homme. S’évanouirent en silence les armes et défenses, comme effacées. Puis, le nouveau portrait se stabilisa.
Kasper se retourna, refermant machinalement son pantalon. Il sursauta quand il vit une jeune femme, un sac sur le dos, manifestement en tenue de randonnée. Des taches de rousseur décoraient son visage soutenu par un regard ébène, la frontière entre l’iris et la pupille n’existait pas. Dans le vent de la prairie, sa chevelure épaisse brillait sous la lumière du soleil.
— Excusez-moi, balbutia-t-il dans un grec approximatif.
Un charisme impressionnant se dégageait d’elle, ce qui déconcerta le randonneur. Il continua cependant en anglais :
— Je ne vous avais pas vue.
Sous ces mots, il se demanda comment il avait pu passer à côté d’une personne avec autant de prestance. Elle portait des vêtements simples adaptés à la marche, pourtant quelque chose en elle sortait de l’ordinaire. Kasper chercha un instant cet élément qui la rendait si spéciale, mais ses yeux semblaient seulement crier : « suivez-moi, regardez-moi ». Le randonneur se sentit mal à l’aise devant cette étrangère, qui paraissait détenir ce pouvoir féminin dont parlaient tant les magazines.
Elle continua à le fixer, puis elle lui demanda dans un anglais parfait :
— Qui êtes-vous ?
Sa voix suave prit le temps de poser chaque mot, de les diriger vers sa cible. Il ne pouvait ignorer le mouvement de ses lèvres charnues, de son visage impassible. Quelque chose dans cette question lui sembla incongru, comme si la situation n’était pas tout à fait réelle.
— Je m’appelle Kasper, je croyais être seul.
Il marqua une pause et poursuivit :
— Et vous ?
Qui pouvait bien être cette femme ? pensa-t-il. Elle devait encore être étudiante, le randonneur lui imaginait déjà un avenir prometteur. En un regard, il aurait pu parier sa maison sur ce personnage presque irréel. Un temps passa, l’homme n’aurait su dire combien, quelques minutes peut-être.
— Mon nom n’a pas tellement d’importance. Je viens de ces terres.
Chaque mot semblait mesuré. Elle paraissait avoir réfléchi au ton de chaque syllabe, au sens caché et à l’impact de ses deux phrases. Sa gêne augmenta, il sourit néanmoins et répondit :
— Je suis Islandais. Vous montez ou descendez ?
Elle lui désigna les hauteurs sans émettre le moindre son.
— Moi aussi.
Et ils grimpèrent ensemble sur le mont Olympe : une Déesse marchant au côté d’un informaticien, une situation improbable pour un moment clé de l’Histoire : la renaissance d’Athéna.

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