La Mélancolie du foetus

Ma main, longue, blafarde, comme dépourvue de tout épiderme, parcourt mon corps désincarné. Lente, je l’observe intrigué par sa laideur commune. La pénombre m’entoure, simple manteau à la parure trop ténébreuse; quelques globes lumineux diffusent une lumière jaunâtre tout à fait inutile, affalé sur le sol rude malgré tous ces longs mois, ces années, cette éternité. Mes pensées divaguent comme à leur habitude, la sempiternelle routine de mes réflexions, pour le moins ridicules et sans fondements, comble à elle seule le vide de ma vie, si je puis la nommer ainsi.
Suis-je le seul?
Ce triste cube de vingts-mètres carrés constitue mon pauvre monde, l’obscurité qui y règne en permanence déforme les perspective de ses lignes, ces dernières se tordent, se fondent en un kaléidoscope silencieux, balayé par les rares tâches de lumière qui s’y prennent, prisonnières de cette toile gluante, vulgaire prison sensorielle.
L’aube de mes souvenirs n’éclaire que cette pièce. Il y a aussi cet étrange cordon rattaché à mon nombril, parfois haïssable, parfois oublié. Où va t’il? D’où provient t’il?
Souvent je l’agrippe à tâtons entre mes mains, veuves noires albinos, indolore je me traine
avec le peu d’énergie dont je dispose à sa suite, dans son sillage absurde aux mille circonvolutions, noeuds, spirales et détours agaçants. Je n’éprouve rien, seuls mes rêves m’offrent des perspectives nouvelles.

Une fois de plus je saisis mon insociable ami, cette excroissance palpitante entre mes doigts. Peu importe le coût d’efforts que je paye, je sortirai pour enfin avoir ma, mes réponses. Mon corps maigre rampe sur le sol en un bruit bien trop insupportable pour mes oreilles habituées au velours du silence.
Je me traîne laborieusement à l’aveuglette, la pulsation qui parcourt le cordon me fait éprouver quelconque malaise, ce rythme, toujours le même, m’entraîne malgré moi dans une danse intérieure, mes bras s’agitent en cadence, mon souffle vient combler les contre-temps.
Le cordon ombilical semble filer droit à présent, il se glisse légèrement aplati sous l’interstice de la porte; la porte… Quel idiot! Serait-elle seulement ouverte? Je m’y colle épuisé par le manège du cordon, aucune poignée ne semble l’orner. Sentant les larmes, chaudes, couler sur mon visage, je m’élance dans un accès de rage soudain pour frapper cette entrave décourageante de toute la faible force de mes poings.

Par quel bonheur me retrouve-je de tout mon long sur le sol si rude malgré tous ces longs mois, ces années, cette éternité; en ce couloir? Nul ne le sait, la porte est béante et l’effort à du me conduire à l’évanouissement.
Qu’importe, je me relève mi-sonné, mi-euphorique. Le corridor offre la perspective d’un nombre effarant de portes closes et similaires à la mienne, toutes façonnées dans le même bois à la texture rebutante.D’autres cordons ombilicaux jonchent le sol, chacun passant sous une porte, curieux marquage au sol, organique. Des petites veilleuses avares sont disposées au plafond à intervalles réguliers, jaunes, rouges, oranges… Je ne sais pas très bien.
J’avance avec une lenteur précautionneuse, persuadé d’évoluer dans les intestins d’un monstre géant et cauchemardesque, l’odeur stagnante, putride renforce cette illusion. Je ne peux m’empêcher de jeter quelques regards inquiets par dessus mon épaule, inquiet de voir survenir un torrent tumultueux d’acide gastrique…
Combien de portes ai-je déjà passé, une centaine peut-être? Maints plaintes et chuchotements viennent troubler ma marche d’une anxiété persistante. Ces bribes horrifiques et découpées composent une sorte de requiem ésotérique, comme si elles s’accordaient mutuellement en une complicité maléfique. Que peut-il y avoir derrières ces horribles portes, des créatures, des spectres, moi-même?
L’envie d’en ouvrir une bataille avec la crainte que je ressens, mon esprit divague.
Soudain je recule avec une vigueur apeurée, trébuchant dans l’infâme amas de cordons, le mien ne cesse de s’enrouler autour de mes jambes maigrelettes comme pour me retenir, me ramener dans ma «cellule». Finirait-il par remonter, petit à petit, jusqu’à mon pâle cou pour m’étreindre et me punir de mon affront? Je trébuche donc, car une voix glaciale, rauque et désincarnée (la voix d’un être n’ayant jamais user de ses cordes vocales auparavant) s’échappe de la porte que je longeais.
– Je sais que tu es là…
A ma grande horreur je sens mon corps immobile, stupéfié.
– Je t’entends depuis belle lurette, fais moi sortir, sois gentil…
– Pour… Pourquoi devrais-le faire, et même t’obéir? Dis-je finalement après un effort harassant.
– Pour l’avenir.
Guère rassuré par cette réponse je décide de continuer mon chemin mystérieux, partagé entre la pitié que je ressens pour cette voix et la détresse qu’elle me transmet, comme si son timbre trahissait ses mauvaises intentions.
– Non, attends ne pars pas, fais moi sortir, je n’en peut plus de cet endroit!
Cette chose est prisonnière elle aussi, mieux que quiconque je connais ce sentiment implacable qu’est la solitude, ma pitié prend le dessus, après tout nous sommes liés par ce lieu infernal.
– D’accord, dis-je, fuyons ensemble.
Ma voix me surprend, je n’y avais pas fais attention plus tôt, assez douce, presque silencieuse. Je tire la porte, en effet les poignées ne se situent que du côté extérieur (J’ai eu le temps de le remarquer durant la première partie de mon escapade). Les cordons gênent son ouverture, voila pourquoi ma propre porte eu tant de mal à céder sous mes assauts. L’être qui se tient devant moi est squelettique et blafard, inquiétant même, une lueur étrange anime son regard, une pâleur fantomatique, verdâtre. Il crache sans raison apparente, néanmoins avec une violence qui, le temps d’une seconde lui donne l’air d’un prédateur prêt à bondir, son crachat retombe juste à mes pieds à ma grande surprise.
– Lis ton avenir! Fait-il.
– Pardon?
– Lis ton avenir dans mon liquide, vite!
Il s’élance sur moi, mais se prend les pieds dans son cordon ombilical, nous faisant chuter dans un main à main énergique et désordonné, il me saisit par les cheveux et me colle le nez dans son crachat visqueux… Je sanglote de terreur, pourquoi ce dégénéré me fait-il subir cette humiliation?
– Lis ton avenir!
– Je ne vois rien… Absolument rien.
– Menteur, menteur! Hurle t-il.
Il entre dans une rage folle, incompréhensible, se met à taper les portes avec son crâne, hurlant de désespoir il commence à uriner sur lui même et sur les murs en gesticulant telle une marionnette de cauchemar dont la bouche, simple clapet, s’ouvre de bas en haut en cadence. Je me relève et me met à sprinter aussi vite qu’il m’est permis de le faire, bien décidé à semer ce fou dont les cris accompagnent ma course.
Hélas ce dernier me talonne, j’en suis sûr, je perçois sa respiration ébréchée, à moins qu’il ne s’agisse de la mienne? Je me retourne, il a disparu dans l’entrelacs organique des cordons, ceux-là l’enserrent, l’écrabouillent en une gerbe rougeoyante…

Combien de temps ai-je couru? Une éternité, tout est question d’éternité. Mon cordon a flagellé mes cuisses avec tellement d’intensité, que le sang noir commence à perler sur ma peau.

Je m’arrête, horrifié, à la vue de cette baudruche blanchâtre et gigantesque, tous les cordons ombilicaux sont reliés à son estomac, sa poitrine dégoûtante tombe, flasque sur le sol. Ses yeux globuleux brillent d’un éclat goinfre, quant à ses lèvres elles ressemblent à deux gros boudins de chair putréfiée. Intimement je sais que cette atrocité vivante est ma mère. Je comprends à présent pourquoi ce cordon visqueux se rattache à moi, à eux mes frères dégénérés…

Elle se nourrit de nous…

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