CHIMÈNE

« On ne pourrait pas faire demi-tour maintenant ? » proposa Chimène d’une voix peu assurée.

Les ombres de la forêt s’étiraient au fur et à mesure que le ciel se teintait d’orangé. Son cœur se serra à l’idée de se retrouver dans les bois la nuit tombée. Jacob, imperturbable, battait les fougères de son bâton et ne semblait pas s’intéresser à elle.

« S’il te plait… » continua-t-elle.

Il se tourna vers la jeune fille, l’air agacé :

« Chim’ ! J’te dis qu’on est bientôt arrivé, je reconnais l’endroit ! »

Il y a quelques jours, Jacob, son cousin lui avait parlé de ruines qu’il avait découvertes lors de ses vagabondages en forêt. Elle pressa le pas, rattrapant le garçon. Les arbres centenaires recouverts de mousse ne la rassuraient pas. Leurs troncs épais et noueux pouvaient dissimuler nombre de choses, et leurs branches se tordaient tels de vieux doigts souffrant d’arthrose, s’enlaçant avec difficulté autour des troncs dévorés par le lierre.

La chaleur de cette fin d’été l’étouffait, et de petites bêtes noires lui collaient à la peau. Chimène les chassait de son visage, mais les bestioles s’écrasaient sous la pression de ses doigts, disparaissaient dans ses cheveux roux, ajoutant de l’agacement à son anxiété. De plus, les enjambées de Jacob couvraient deux fois les siennes, et elle devait sans arrêt trottiner derrière lui pour ne pas trop s’éloigner.

Il marqua une pause, gratta d’un air songeur ses cheveux bruns qui lui tombaient aux oreilles. Bien que Chimène aurait souhaité que Jacob se comporte d’une façon plus sage, le voir réfléchir maintenant l’inquiéta. Il ne semblait pas aussi sûr qu’il ne le prétendait. Le garçon plissa les yeux afin de mieux voir le fond de la forêt.

« Ça serait bien d’être rentrés avant que la nuit ne vienne… gémit-elle. Sophie dit que des esprits hantent les bois la nuit venue…
— Rien à faire de cette vieille folle et de ses contes à dormir debout ! » tempêta Jacob en levant les bras en l’air.

« En plus j’ai mon arc ! »

Il désigna du doigt l’arme passée en bandoulière.

« Tu sais réellement t’en servir ? Gaspard dit que …
— Mais bien sûr que oui, oh ! se vexa Jacob. Continuons, veux-tu ? »

Jacob s’éloigna en pressant le pas. La jouvencelle regarda par-dessus son épaule et son cœur chuta dans sa poitrine. Aucune trace du sentier qu’ils avaient quitté un quart d’heure auparavant. La forêt semblait être en tout point identique. Partout le même océan de troncs et de verdure. Quelques rayons de soleil filtraient encore parmi le feuillage, éclaboussant de sa lumière le sol, les troncs, et le petit nez pointu de la jeune fille.

Tout le monde au village l’appelait « Chim troutrouille » et ce, depuis sa petite enfance. Sa réputation demeurait inchangée, bien qu’elle eût dix-sept hivers. Elle avait toujours peur de se couper en maniant les outils, ou de se piquer avec les aiguilles à tricoter. Elle fuyait la nuit tombée comme si elle avait été une ombre happée par les ténèbres.

« Aaaah ! » grimaça Chimène, la mine dégoûtée.

Aussitôt l’archer fit volteface, s’inquiétant pour sa cousine.

« Qu’y a-t-il ?
— J’ai marché sur un escargot… » se plaignit-elle en frottant la semelle de son soulier sur l’herbe grasse de la forêt. Le garçon leva les yeux au ciel.
« Ça y est, tu te compisses encore !
— Jacob, j’ai un mauvais pressentiment, rentrons !
— Si tu me parles encore de tes esprits, je te jure que… »

Il s’interrompit, et un sourire se dessina sur son visage. « Là ! Je reconnais, c’est juste après ce talus ! »
Il commença à courir.
« Et on rentre après hein ? demanda Chimène avec espoir.
— Oui, oui ! » lança distraitement le jeune homme en soulevant les feuilles mortes sur son passage.

Elle l’imita aussitôt. Des frissons d’horreur lui parcouraient l’échine. Bien que chaque pas l’éloignât de chez elle, mieux valait être près de son cousin plutôt que d’être seule dans cette fichue forêt. Il devait y avoir une bonne raison pour que personne à la Vaupalière n’approchait ces bois. Sauf cette tête de mule de Jacob, qui depuis plusieurs jours déjà la baratinait afin qu’elle vienne avec lui pour voir les ruines. Elle n’avait accepté qu’à contrecœur. Elle savait qu’elle passait les derniers instants à ses côtés avant longtemps. Dans la famille Azalée, chaque garçon devait servir dans l’armée du seigneur Aubépine, à cause d’une insurrection perdue il y a près d’un siècle. Ses deux frères étaient conscrits depuis longtemps, loin de la ferme familiale, et Jacob avait endossé leur rôle. Depuis l’enfance, ils partageaient tous leurs jeux, et toujours Chimène avait pu compter sur la main secourable de son cousin. Bien qu’elle fût son aînée d’un an, c’était toujours lui qui prenait les décisions. Ce jour-là n’avait pas fait exception à la règle. Chimène savait pertinemment qu’elle ne rentrerait pas tant que Jacob ne l’aurait pas décidé, et elle était bien trop couarde pour revenir seule sur ses pas.

« Jac’, s’il te plaît, reste près de moi ! » pleurnicha la jouvencelle en pressant l’allure.

Elle le retrouva au sommet du talus, examinant un bâtiment en pierre grise, envahi par la végétation. Quelques colonnes sculptées tenaient encore debout, tandis que d’autres gisaient sur le sol, parfois brisées en deux.

« On y est Chim’ ! » s’enthousiasma-t-il.

La lueur surexcitée qui inondait les yeux bruns du garçon ne lui présageait rien de bon. Ils sautèrent en bas du talus. Chimène rajusta sa robe. Son bliaud cramoisi retenait entre ses fibres quelques détritus de végétaux, tandis que le lin s’était déchiré, accroché par les ronces. Chimène frotta les rapiéçures pour essayer de les faire disparaitre. Comme le tissu se jouait d’elle, la jeune fille arrangea de dépit ses cheveux derrière ses oreilles décollées, dégageant ainsi son visage ovale taché de rousseur. Elle qui aimait toujours être présentable se sentait plutôt chiffonnée par cette escapade. La façade du bâtiment laissait apparaître des vestiges de statues. Une béance noire faisait office de porte. Une gueule couleur de suie, exhalant ses remugles moisis. Le garçon écarta quelques lierres et s’apprêta à entrer.

« Tu ne vas quand même pas aller là-dedans ? paniqua la jeune fille.
— T’inquiète pas, j’ai tout prévu ! » dit-il en sortant des torches de sa besace. De son veston en cuir, il fit apparaître un briquet à amadou dans sa main. Il regarda le bâtiment d’un air songeur.
« Ce qui est drôle, poursuivit-il, c’est que la dernière fois que j’y suis allé, il me semblait plus gros.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! Et c’est une mauvaise idée, il est tard maintenant ! Rentrons ! » implora Chimène.

Au plus grand désarroi de la jeune femme, un filet de fumée s’échappait déjà des tissus imbibés de suif. Il obtint rapidement une petite flamme, qui les alluma. La torche crépitait narquoisement en attendant d’être saisie.

Elle hésita un moment avant de la prendre, et l’agrippa d’une poigne peu assurée. Jacob lui attrapa la pommette et la secoua gentiment.

« Eh, n’aie pas peur hein, les esprits, ça n’existe pas ! »

Elle esquissa un petit sourire face au geste d’affection de son coquebert de cousin, et se décida à le suivre. La lueur de leurs torches se reflétait sur les gravats qui s’amoncelaient sur le sol, mélangés à des feuilles mortes. La peau de Chimène se granula au contact de l’air frais.

« Tu imagines les trésors qu’il peut y avoir là-dedans, on deviendrait riche, et adieu la vie de misère, on aurait notre propre château… »

Chimène n’écoutait pas les fantasmes du jeune homme, contemplant avec inquiétude les fresques à moitié effacées sur les murs. Elles ne ressemblaient à rien de connu.

« Qui a pu construire cet endroit ? demanda-t-elle à Jacob.
— Qu’est-ce que ça peut faire ! Ça a été abandonné il y a des siècles !»

Elle s’attarda sur un bas-relief représentant un homme en méditation au milieu de canneberges et de canards. Même si la pierre se zébrait par endroit, les fissures qui parsemaient le corps du quidam paraissaient bien sculptées de manière intentionnelle. Peut-être se trouvaient-ils dans un repère de brutes sanguinaires qui scarifiaient les pauvres hères qui s’y aventuraient ? Chimène paniqua et percuta son cousin qui s’était arrêté. Ce dernier tiqua et s’éloigna d’elle d’un pas vif en soufflant d’agacement. Leurs pas résonnaient dans un écho sourd à travers les coursives désertes. La jouvencelle regardait pleine d’effroi les tunnels noirs qui partaient du couloir principal, s’imaginant des esprits prêts à lui aspirer l’âme à tout moment. Sa torche entrait parfois en contact avec des toiles d’araignées poussiéreuses qui se consumaient presque instantanément.
Chimène se demanda si les nitescences n’étaient pas des feux follets, ce qui ne la rassura pas. Elle sursauta et poussa un petit cri étranglé quand la voix de son cousin retentit dans le couloir désert.

« Chim’ ! aide-moi ! J’arrive pas à ouvrir ! »

Elle le maudit une fois, puis cent fois. D’où lui venait cette obstination ? Jamais elle n’aurait dû mettre ne serait-ce qu’un orteil dans ce fichu endroit. Si le passage était clos, ne devait-il pas le rester ? Elle se rapprocha du garçon. Sa torche reposait sur le sol, noircissant la pierre grise. Jacob s’affairait autour d’un gros roc rectangulaire qui bloquait le chemin. Il essayait en vain de le pousser, ne réussissant qu’à cramoisir ses joues. Il était clair que quelqu’un avait tenté de sceller l’entrée.
« Euh, tu sais, c’est peut-être pas plus mal, on devrait rentrer… suggéra Chimène.
— Pas avant d’avoir vu ce qu’il y a derrière cette porte ! annonça Jacob d’une voix déterminée.
— Ce n’est pas une porte, juste une pierre un peu plus lisse… » tenta-t-elle de le convaincre.

Il soupira.

« Allez, pousse. »

Chimène se mordit la lèvre. Elle était obligée de coopérer si elle voulait rentrer chez elle.

Les deux adolescents poussèrent alors de toutes leurs forces. Le visage rougi par l’effort, une veine saillait sur le front de Jacob. Des crissements se firent entendre. Le garçon ramassa sa torche et cassa le mortier qui retenait la porte à son encadrement. Recouvert d’une poussière grisâtre, il sourit de toutes ses dents. Ils redoublèrent d’efforts et enfin la pierre chuta sur le côté. Un courant d’air éteignit leurs torches et ils furent plongés dans l’obscurité.

« Je veux rentrer tout de suite ! » pleurnicha-t-elle. C’était le coup de trop. Des larmes coulaient sur ses joues.
— Oh ça va, tu ne vas pas me dire que t’as peur du noir ? » demanda-t-il cyniquement, agacé par la veulerie de sa cousine.

Sur ces mots, il s’enfonça dans les ténèbres. Chimène s’agrippa à sa ceinture. Aussitôt quelque chose attira l’attention des deux adolescents. Une douce nitescence couleur lapis se diffusait dans le fond de la pièce, comme un majestueux voile de gaze. La brume ondulait, floue dans la pénombre. Chimène sentit ses paupières s’alourdir et une étrange mélodie aux teintes féminines bourdonna dans son oreille.

« Arrête de chanter. » râla Jacob d’une voix pâteuse.

La jeune Azalée n’eut pas la force de protester. Ils commencèrent à s’approcher de la lumière, comme des phalènes en été à la lueur des feux, perdant toute notion du temps. Une femme les appelait. Comment résister à sa voix mélodieuse ? Un appel réconfortant comme celui d’une mère. Tous leurs soucis seraient oubliés, il fallait juste qu’ils s’en approchent… Elle semblait promettre tant de choses… une volupté si douce, si soyeuse… Il n’y avait qu’à venir… le toucher était le savoir.

Chimène se prit le pied dans un nid de poule et retourna brusquement à la réalité. Elle écarquilla les yeux. Ils étaient juste devant la source de lumière. Jacob se rapprochait de la statuette, l’air béat. Cette dernière émettait doucement ses rayons bleus d’un ciel d’hiver. Il tendit une main. Chimène l’attrapa par l’épaule et le tira si violemment qu’il en tomba. Il cligna des paupières, ahuri.

« Que … ?
— Je ne sais pas, partons. » dit-elle d’un ton sec, ayant eu son lot de bizarreries pour le restant de sa vie.
« Attends ! » la coupa son cousin en sautant sur ses pieds. Il observa longuement l’effigie de pierre, accroissant le stress de Chimène.
Il reprit :
« Je suis sûr que cette statue a de la valeur !
— Jacob ! s’énerva l’adolescente.
— Je me demande comment la décrocher… » songea-t-il en tendant le bras vers l’objet.

Elle le tira de nouveau par la ceinture, mais il parvint à saisir la sculpture à pleine main. L’objet ne bougea pas. Aussitôt, un éclat lumineux inonda les pensées de Chimène. La lumière était tellement forte qu’elle en vacilla, un acouphène chantant sa plainte stridente au creux de ses oreilles. Une douleur atroce lui vrillait le crâne. Elle voyait flou, à moitié assommée. Elle tituba quelques secondes avant de s’écrouler. Sa tête heurta violemment le sol. Malgré la douleur, elle tenta de se relever. Le pavé semblait pris dans une danse endiablée : il se rapprochait, s’éloignait, virevoltait, la faisant s’étaler de plus belle à chaque fois qu’elle se redressait. Ses yeux se fermèrent après avoir vu le corps de Jacob, les bras en croix, le regard vide, fixant le plafond.

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