KARL

Sous un soleil de plomb, les paysans charriaient leurs moissons et encombraient la route. Célèbre pour les oliviers qui la bordaient, elle leur offrait un peu d’ombre pour supporter la fournaise.

Il y avait longtemps que l’on avait eu de températures si chaudes dans la région, et bien que les nobles s’en accommodassent, les paysans savaient qu’été chaud rimait avec hiver rigoureux. Au nord se trouvait la ville des Craffeux : si vous continuiez au sud, alors se dresserait devant vous le donjon de Fort-Cenelle, son aubépinier gigantesque et le fier clocher de son horlogerie.

S’il était un homme qui ne se souciait guère des problèmes des petites gens, d’aucuns n’auraient hésité à nommer Alexander Wiern. Le seigneur de Felseweise chevauchait en tête du convoi. Le port altier, il se tenait à cheval comme si le monde lui appartenait. Amplifiant la sévérité de son visage, ses cheveux coupés à ras ne faisaient plus qu’un avec l’ombre bleue-noire de sa barbe. Une cape, représentant le loup d’argent Wiern sur champ de sinople reposait sur ses épaules et couvrait la croupe de sa jument gris pommelé. À sa suite, chevaliers en armure étincelante, dames dans leurs robes de soie et charriots encombrés grouillaient, marchant saintement sur ses traces.

Si le trot du cheval de Karl faisait remuer ses boucles noires, le jeune homme ne sentait qu’air chaud et suffocant. Il portait fièrement la bannière de son seigneur et père, montrant à tous les paysans de Mortefange que le loup Wiern débarquait dans leurs contrées. La fierté gonflait Karl d’orgueil. Un jour, lui aussi serait amené à devenir seigneur. Les hommes les plus puissants de la péninsule viendraient à sa cour, les chevaliers les plus prestigieux se battraient pour lui. Voir tous ces cavaliers, rutilants au soleil, et tous ces paysans, le regard mêlé de crainte et de fascination lui donnait des frissons. Il joua de ses éperons afin de se mettre au niveau de son père. Il se retrouva à l’ombre de la bannière du Grand-Felseweise portée par sire Blomst. Digne d’un habitant de Felseweise, Tobias Blomst s’imposait dans les rangs de par sa carrure. Nonobstant ses tempes rasées et égratignées, le reste de ses cheveux blonds tombait en une mèche drue. Il n’était point question qu’il ne polisse son armure. Il exposait avec vantardise la moindre éraflure, rappelant au monde entier que nul ne l’égalait sur le champ de bataille. Peinte sur son bouclier, la rose Blomst sanguinolait au soleil. Se targuant d’être à la fois le meilleur conseiller et guerrier d’Alexander Wiern, le truculent personnage n’en n’était pas moins sympathique.

Les œillades éparses de Karl ainsi que ses mâchouillements de lèvres n’échappèrent pas à Alexander, qui desserra les lèvres :

« Es-tu anxieux, mon fils ?
— Évidemment.
— De bien étranges créatures que les femmes, s’amusa sire Tobias. Elles peuvent vous chambouler les sens bien plus vite qu’un vin bien corsé. »

L’appréhension lui avait tordu ses entrailles quand le donjon de Fort-Cenelle s’était dévoilé pour la première fois, petite tâche grisâtre au faîte des collines. Il ne restait plus qu’à traverser la rivière, qui miroitait paisiblement en aval. Portant le nom peu ragoutant de la Fétide, un pont de pierre l’enjambait. Derrière ce pont et quatre lieues plus loin, damoiselle Domitille Aubépine l’attendait. Il avait été promis à la fille aînée du seigneur de Mortefange. Ce mariage était une récompense que son père donnait à Edmond Aubépine pour toutes les batailles qu’ils avaient livrées côte à côte. Vingt ans auparavant, le jeune Alexander Wiern avait commencé à répandre le sang dans la péninsule d’Ilfingard. Après une dizaine d’années de guerres meurtrières, le conquérant dominait une bonne partie des terres de l’est, s’asseyant sur un trône de cendres, de larmes et de sang.

Karl avait appris la nouvelle de son mariage un an auparavant. Il ne ressentait aucune excitation quant à cette union avec une famille qui ne rayonnait pas dans la politique de la péninsule. Beaucoup d’autres seigneurs avaient des filles. L’alliance du Grand Felseweise avec le Piémont ou encore Groléjac aurait été bien plus bénéfique, mais père lui avait rappelé que l’honneur de la famille en serait ainsi sauvegardé. « Il est bien plus aisé de se faire des ennemis que de garder ses amis, ne l’oublie jamais. » lui avait-il dit.

« J’étais aussi angoissé le jour où l’on me présenta ta mère, dit Alexander.
— Et si elle est laide ? » s’enquit Karl. C’était sa véritable crainte, et il regretta ses mots dès qu’ils sortirent de sa bouche. Domitille Aubépine avait été ainsi vendue : « Née le onze Janvier mille sept, de modeste taille et joli minois, boucles au coloris châtain, yeux de même, peu velue, généreuse de gorge. » Évidemment, ce n’était que des mots. De plus, qu’elle fût son aînée d’un an ne le confortait pas.

« Je ne connais pas damoiselle Aubépine. Ce nonobstant, sa mère n’était pas désagréable à regarder. Espère juste qu’elle ne tient pas de son père ! » s’esclaffa Tobias. La réaction d’Alexander Wiern ne fut pas la même. Comme à chaque fois qu’il était contrarié, sa mâchoire se mettait à moudre latéralement.

« Je croyais que l’honneur de ta maison comptait plus que tes petits plaisirs.
— Je… s’empourpra Karl.
— Ne t’inquiète pas, cette femme n’aura qu’à porter tes enfants, et toi tu pourras mettre celles que tu voudras dans ton lit, le rassura Tobias.
— Sire Blomst, que diriez-vous de vous occuper de l’arrière garde ? suggéra Alexander.
—Mes excuses, messire. »

Il s’inclina et tourna bride, jetant au passage sa bannière à un écuyer. Le jeune homme la rattrapa, surpris, et manqua de chuter.

« J’espère que tu ne me décevras pas avec d’autres questions stupides. L’amour est réservé aux petites gens et aux femmes, nous n’avons pas le temps d’aimer. Notre devoir est de protéger les intérêts de notre fief. » déclara Alexander d’un ton sec.

Bien que le seigneur de Felseweise ne fût pas prodigue de geste d’affection, sa tirade blessa Karl. Il ne put empêcher ses pensées de franchir ses lèvres.

« M’aimez-vous, père ?
— Bien sûr, plus que tout au monde. »

Alexander se tourna vers son fils et le pointa du doigt :

« Mais montre à tes ennemis qui tu aimes, et ils en feront une arme contre toi. » Il ponctua sa parole en lui enfonçant le doigt dans sa poitrine. « Comme une lance en plein cœur. »

Un cavalier arriva à contre sens de la file, se frayant un chemin parmi les badauds. Il s’agissait d’un des éclaireurs envoyés plus tôt dans la matinée. Alexander stoppa sa monture, et l’homme s’inclina bassement, flirtant avec le poitrail de son cheval.

« Seigneur Wiern, une troupe Vangeld près du pont. Nous ne passerons pas de front !
— Dites aux autres de presser l’allure. »

Suivi de Karl, il lança son cheval au trot et les paysans s’écartèrent sur leur passage. Les Vangeld régnaient sur le fief de Groléjac, à l’est. Il était devenu plus que courant de les voir arpenter les routes d’Ilfingard, escortant des convois de ressources échangées aux quatre coins de la péninsule.
Comme indiqué, une quinzaine de cavaliers, arborant les couleurs Vangeld, d’or à pie sable s’engageaient déjà sur le pont, quand Alexander stoppa son cheval sous leur nez.

« Qui va donc là ? » s’intrigua un homme aux traits taillés comme dans du silex, ses cheveux bruns coupés au bol. Voyant la bannière de Felseweise, il dit :

« Bien évidemment, un loup d’argent sur fond vert, ce ne peut être qu’Alexander Wiern. J’ai entendu dire que tu allais marier ton fils à la fille de ce rustre d’Aubépine.
— Reyce Vangeld » répondit son père, les dents serrées.
L’homme n’était autre que le cousin de Joris Vangeld, le seigneur de Groléjac. Alexander ne l’aimait pas. Les pies noires dans leur ciel d’or reposaient mollement sur les bannières immobiles et échouées des hommes du lac.

« Lui-même, répondit-il. Et Reyce Vangeld s’apprête à traverser le pont avec quinze charriots escortés par deux cents fantassins.
— Je compte également traverser. Faites donc place, je n’en ai pas pour longtemps.
— Je dois rapporter ces charriots à Edelsteen, et ensuite partir au plus vite pour le Pic-Nival, pour l’anniversaire de ma sœur. Le seigneur Joris n’attend pas. Et vous êtes sur son pont. »

Une barre se dessina sur le front d’Alexander.

« Sur son pont … ? » répéta-t-il, dubitatif.
Une moue satisfaite se dessina sur le visage de Reyce.
« Frederick, veux-tu bien me donner le traité ? »

Son frère Frederick sortit un parchemin d’une besace accrochée à son cheval et le tendit à Reyce. Le sire de Groléjac le déroula sans parvenir à cacher ses mimiques de satisfaction.
« Te ferais-je l’honneur de la lecture ?
— Donnez-moi ça. »

Alexander saisit le papier et se mit à lire. Ses yeux balayaient de plus en plus vite le document. Face à l’expression de son père, Karl posa machinalement la main à la garde de son épée.

« Paix, mon garçon, railla Frederick Vangeld. Nous ne voudrions pas que tu te blesses. Une lame n’est pas un jouet. »

Se retenant de réduire le parchemin en une myriade de petits flocons, le père de Karl le rendit au groléjois, qui eut un rictus complaisant.

« Tu vois, Alexander. Maintenant écarte toi, nous passons. »

Alexander serra tellement fort ses doigts sur les rênes de son cheval que ses phalanges en blanchirent, et l’équidé piaffa. Il jura et marmonna rageusement sur l’affront que lui avait fait le Groléjois en l’éconduisant, et en le tutoyant… comme s’ils n’étaient pas égaux. Le seigneur Wiern ordonna à sa troupe de s’écarter dans les champs sur le bas-côté, au grand désarroi des paysans qui assistèrent, impuissants, au piétinement de leurs cultures par les gros pieds des soldats.

Les Vangeld passèrent sans même leur accorder un regard, dans un défilé de maille, de plate, de grincements d’essieux et de tissus jaunes.
« Et n’oublie pas de payer le péage ! » lança Reyce, une fois éloigné, son cheval dandinant sa croupe.
« Un jour viendra où j’aurai leur peau, à ces rats ! » pesta Alexander. Ce furent ses derniers mots avant un moment.

Comme le soleil tapait haut dans le ciel, ils s’arrêtèrent aux abords d’une mare. Les canards cancanèrent farouchement à leur approche. Lorsque les chevaux trempèrent leurs museaux, troublant la surface de l’ondée, les volatiles multicolores s’enfuirent dans un tourbillon de plumes froissées. La végétation avait durement souffert de la chaleur et les herbes jaunissaient, témoignant de la sécheresse. Les hommes n’hésitèrent pas à plonger leur tête dans l’eau, afin de se rafraîchir. On monta une petite table sur laquelle on installa une coupe de fruits. Raisins, pommes et pêches n’attendaient que les palais secs des seigneurs Wiern.

« Je suis bien content d’être dans le sud, dit Adrian, le petit frère de Karl. La chaleur doit être étouffante à Fieramont. »

Bien qu’excellent cavalier, l’adolescent voyageait avec sa mère en charriot. La femme valétudinaire se montrait ébranlée par un si long voyage, et son médecin craignait pour ses jours. Comme d’habitude, Adrian avait parlé dans le vide. Alors que Karl mordait dans une pomme, un des soldats vint les rencontrer.

« Messires, s’inclina-t-il, une cavalière et son garde.
— Que veulent-ils ? s’enquit Alexander, grincheux.
— Ils veulent vous voir. Le chevalier porte les armes Millepertuis. »

Ils avaient effectivement traversé les Craffeux, qui appartenaient à cette famille. Alexander espérait juste que l’entrevue serait courte, et surtout qu’aucun souci ne s’empilerait sur la pyramide de ses problèmes.

Montant tous les deux un cheval baie, le chevalier était coiffé d’un heaume faîté d’une tête de taureau cramoisie. Un ample manteau jaune et rouge couvrait ses épaules. Son épée pendait à sa ceinture, un lourd écu sur champ d’or à taureau de gueules était accroché à son bras. La chaleur des vêtements devait être insupportable. La femme portait une robe en soie bleu de guède, et ses cheveux châtains étaient tressés en cascade. Lorsqu’elle s’approcha, Karl distingua des pommettes saillantes et des tâches de son qui lui mouchetaient les joues et le nez.

« Madame. » la salua Alexander, quittant son siège. Le chevalier retira son heaume, dévoilant son visage ruisselant de sueur. Il était jeune, vingt ans tout au plus, et des sourcils grotesquement broussailleux s’étalaient tels deux chenilles velues et brunâtres.

« Je suis Léonie Millepertuis, et voici mon frère, sire Charles Millepertuis. »

Elle tendit sa main, et Alexander la baisa, suivi de Karl. Léonie descendit de cheval. Alors que le chevalier s’apprêtait à l’imiter, elle l’arrêta :

« Restez en selle, nous n’en avons pas pour longtemps. D’ailleurs, qui vous a autorisé à retirer votre casque ? »

Charles se recoiffa aussitôt de son heaume. Karl fronça les sourcils, et Alexander fit la moue. Ils invitèrent la jeune femme à s’assoir. Elle prit son temps, prenant soin de plier sa robe pour ne pas la froisser. Adrian lui tendit la coupelle de fruit et elle y piocha une pêche, mordant délicatement dans la chair tendre.

« Merci, j’adore les fruits », dit-elle, une lueur enfantine dans le regard. « Surtout que ceux-ci ne se trouvent pas aisément dans la région. Messire Wiern, on dit que vous allez marier votre fils à la fille du seigneur Aubépine ?
— On dit vrai. Avez-vous été conviée au mariage ? demanda Alexander.
—Bien sûr. Lequel est le futur époux ? » demanda-t-elle en regardant successivement Karl et Adrian. Karl se redressa sur son siège, et déclara :

« C’est moi. »

Elle l’examina du regard, et Karl se sentit gêné par ses grands yeux marron qui le fixaient.

« Êtes-vous heureux ? » demanda-t-elle.
—Je… oui.
—Je pense que Domitille le sera aussi, sourit-elle.
—La connaissez-vous ? » questionna Adrian.

Karl lança un regard plein de reproche à son petit frère, qui volait l’attention de la jeune femme. Cette dernière lui répondit, un sourire bienveillant étirant légèrement ses lèvres délicates.

« Plutôt bien. Je dois vous laisser messire, merci pour les fruits.
— Non, restez ! proposa Karl. Nous pourrons vous escorter jusque Cenelle, afin que vous assistiez à la cérémonie de la Rencontre. »

La jeune femme fit la moue et eut l’air de peser le pour du contre.

« Je n’aime pas trop la foule, messire. Cela excite les chevaux et les rend peu fiables. Je ne suis pas très bonne cavalière… s’excusa-t-elle.
— Vous pourrez toujours monter dans les charriots avec ma mère, suggéra Adrian. Je m’occuperai de votre palefroi. »

Elle dénigra la proposition d’un sourire éclatant.

« Vous êtes mignon mon jeune seigneur. Mais je me dois de refuser, la route pour chez moi est encore longue et j’aimerai être rentrée avant que le crépuscule ne pointe. Nous nous reverrons très bientôt. »

Elle fit la révérence, et remonta à cheval avec grâce, en amazone. Une fois partie, Alexander se tourna vers Karl :

« Damoiselle Domitille est bien plus audacieuse que nombre de femmes.
— Que voulez-vous dire ? s’intrigua-t-il.
—Sire Charles a été le pupille de Frank, ton oncle. Je me rappelle de lui, son père l’avait amené à Fieramont pour qu’il y apprenne la chevalerie. Un brave gaillard, toujours prêt à rendre service, mais il a mis du temps à comprendre de quel côté il devait brandir son épée. Il était fils unique.
—De plus, ils n’ont pas repris la route des Craffeux. » constata Adrian, un peu déçu que Léonie ne fut pas celle qu’elle prétendait.
« Eh, oui. Karl, tu viens de rencontrer ta future femme. »

Karl sourit, regardant la silhouette des deux cavaliers au loin. Le seigneur Aubépine n’avait pas menti sur sa fille, la description était conforme à la lettre. Aussitôt, Fort-Cenelle lui parut trop éloigné, et il voulut se remettre en route sur le champ. La démarche de sa promise l’avait complètement séduit.

« Tu devras te montrer ferme avec elle, poursuivit Alexander. C’est une femme de caractère, et sire Charles m’a tout l’air d’être devenu son pantin, si tu tombes dans ses griffes, jamais tu n’en ressortiras.
—Je serai vigilant, père. »

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