Éléments pour une mythologie organique

C’est un crépuscule pour le moins banal, instable peut être, la ville comme de coutume rugit et caquette en un charivari constant, si constant que le silence devient une notion inconnue, farfelue et même absurde; mélange homogène de cris, de coups de freins, de rires gras, secs ou étouffés, de joutes verbales, d’indignations, de soupirs, de bâillements, de papiers froissés, gras ou flottants jusqu’aux perrons de portes branlantes, de rails, de crachotements mécaniques, de crachats indignés ou timides, de verres pleins et vides, de tireuses, de garçons de café, de lumières tressautantes, de néons fumeux, de klaxons cyniques, de sirènes cliniques, d’écoulements d’eaux saumâtres, de chantiers presque achevés, avortés le temps d’une pause bruyante jusqu’au lendemain, de grues mal huilées, véritables chefs d’orchestre que la fin de l’opéra angoisse (Stridences infernales pour perceuses en ut dièse mineur), de pots d’échappements toussotant…
Si ça ne tenait qu’à moi je passerai une écharpe autour de ces longs tubes d’acier, de façon assez habile pour que leurs bruits soient plus doux et leurs râles moins douloureux. Rien d’anormal sous cette perspective, un simple crépuscule comme tant d’autres oubliés par les soucis risibles d’une ville en émoi constant et artificiel. Mais ce ciel, lui, est parsemé de nuages gigantesques aux formes ésotériques accentuées d’une beauté mystérieuse qui se conjugue aux rayons du soleil couchant. Pour le regard d’un homme toujours sous l’influence évanescente du Cointreau, nulle beauté n’est plus vive.

Anna dort sûrement encore, paisible créature lovée dans les brumes de l’alcool entre les couettes, repue de sexe pour un moment incertain. A mon départ fugitif, presque inaudible, étouffé par la moquette de l’appartement qu’elle occupe au centre ville en face de la bibliothèque assaillie par des étudiants ahuris, peu prompts à disserter sans l’aide de leurs seuls souvenirs hélas peu nombreux, autant s’aider d’un résumé analytique de l’œuvre plutôt que de la lire… Et l’on s’étonne de la lente agonie du créatif, de l’imaginatif tangible ne se limitant pas aux frontières du délire vaporeux trop adulé par ces mêmes énergumènes; ses cheveux blonds masquaient son pâle visage de porcelaine, ses yeux rieurs et son nez si bien dessiné, si beau, si parfait.
Souvent j’ai peur de la briser telle une faïence précieuse et fragile, effrayé de voir un bras ou une jambe se détacher soudainement tel un jouet traité avec trop d’inattention par un enfant, cruel comme tous les enfants, peu soucieux de son bien.
– N’ais pas peur David, serre moi, serre moi fort, comme si j’étais ton âme en fuite.
Et je la serrais fort, si fort, comme si elle eut été mon âme en fuite.
J’allume ma première cigarette, la fumée bleuâtre s’infiltre dans ma bouche pâteuse, dans ma gorge insensible, avant de ressortir par mes narines, vulgaires soupapes de chair et de cartilage, ce soir je suis plus que jamais un automate routinier parmi la marée de consciences stériles qui flottent autour de moi.
Les nuages cependant me fascinent, sorte de poids indescriptible, d’énigme travestit derrière un voile de beauté sincère.
J’aperçois entre les figures floues et désincarnées de mes pairs la devanture miteuse d’un petit bistrot qui n’attire guère le regard que par le clignotement irrégulier de ses lumières trop vieilles, trop poussiéreuses. Ce ballet de minuscules amas qui tournoient dans une chorégraphie dont le sens m’échappe semble m’inviter à entrer, la porte en verre gît sous les traces de doigts gras, empreintes abandonnées comme vulgaires témoins de l’oubli futur, du remords de ceux qui les y ont laissées. Nul n’entre en ces lieux par hasard, soit par lassitude et ennui, soit par désir de mourir quelques heures, soit pour y trouver le repos proscrit par la ville, oui le bistrot devient une place à l’écart occupée par des marginaux hagards, cernés. Il y règne une chaleur agréable et bienfaisante, teintée par les humeurs d’alcools divers, quelques clients tout à fait banals sont éparpillés, chacun à sa table de bois vermoulue par le passage des coudes, des mains, des dessous de verre, des gouttes malencontreuses, un seul d’entre eux est accoudé au comptoir, en pleine discussion avec le patron (magnifique caricature à la moustache brune et bien brossée accompagné de son torchon à carreaux rouges sur l’épaule gauche).
– Bien le bonsoir messieurs, fais-je, patron je prendrai un Perrier.
– Tout de suite mon bon monsieur.
Tandis qu’il s’affaire à ma commande l’autre homme, aux cheveux longs et filasses, aux doigts jaunis et tout aussi rebutants, m’interpelle d’un air assez moqueur.
– Du Perrier en voilà une bonne, boisson de femme si vous voulez mon avis.
Après quoi il me sourit du peu de dents qu’il lui reste, d’un véritable sourire de carnassier sur le tard et animé par la haine de l’autre.
– Et bien c’est un excellent tonique, dis-je, mon père me le conseillait toujours pendant une gueule de bois, ça ne pèse pas sur l’estomac comme toutes ces conneries de soda.
– Ce gars a raison Bernard, tenez monsieur votre Perrier, mon père à moi aussi en buvait après ses cuites et Dieu sait que c’était presque tous les jours.
Je saisis le verre d’une main avide et tremblotante, les bulles s’esclaffent et pétillent en son sein transparent, presque opaque vers le fond.
Je bois ce breuvage qui m’apaise, las et désincarné, sans doute les yeux vitreux et le regard vide je repense ou je pense à tant de choses fugaces, tant de détails futiles qui passent tels les plaisirs, ces éclairs qui ne dure jamais bien longtemps et dont on perd la trace au fur et à mesure du deuil qu’on opère à leurs égards, s’en souvenir? À quoi bon? Jamais on ne retrouve la douce langueur de l’éphémère si sirupeuse dans l’instant, si fuyante dans la pensée, la mémoire délabrée telle une vielle masure abandonnée car ces murs se craquellent, ses poutres sont fangeuses et que le lierre, ce parasite patient, entreprend de l’engloutir avec un sadisme presque surnaturel. Les larmes, ils nous restent les larmes heureuses ou mélancoliques lorsque l’on pense à cette aube flétrie au bord de mer, le vent salé nous les séchait déjà de ses gifles insolentes et incessantes, étouffant nos rires vaseux et rauques après une nuit désertée par le sommeil et habité par l’alcool, devant le feu d’une cheminée et des discussions sans fin qui refondent le monde comme l’on forge l’esprit d’un enfant, que l’on imagine rieur et sans soucis. Nos souvenirs sont des tatouages qui se promènent, certains se perdent sur le dédale de notre peau, d’autres sont plus pernicieux et resurgissent parfois lorsque que l’on s’y attends le moins, dans les moments les plus délicats.
– Bordel qu’est-ce que c’est!? Rugit Bernard le pilier de comptoir.
Je ne prête guère attention à cet ahuri, peut être qu’une de ses dents encore assez vivace pour mener résistance parmi le marasme gingival qui le ronge vient de capituler et de chuter dans son chardonnay qu’il avale en temps normal comme un bain de bouche revigorant.

Je me souviens d’une après midi pluvieuse, si pluvieuse que mes pantalons moussaient d’écume au niveau des genoux, j’avais entreprit d’aller me poser sous le déluge observer la mer secouée, comme l’intérieur d’une bouteille que l’on fait tournoyer pour d’obscures raisons, sur les rochers d’abord puis sur la digue glissante frappée par le vent et ces cisailles successives, je n’avais pas oser franchir les derniers mètres qui me séparaient de la fin de cette sente, de peur d’être happé par une vague sournoise ou d’être emporté par une rafale qui m’aurait saisit entre ses serres comme un oiseau de proie à l’affût qui me guettait depuis de longues minutes déjà. Le vertige mêlé à l’amusement me firent rire, d’un rire un peu rouillé qui au gré des échos et des pierres échouées devait effrayé les oiseaux téméraires des environs.
-Nom de Dieu mais regardez moi ça!
C’en est assez, si cet ivrogne m’interrompt encore une fois dans mes pensées j’irai chercher un autre endroit, une autre enclave où je pourrai me morfondre au calme.
Tout le monde regarde la rue par les vitres du bistrot, tous à observer je ne sais quoi de captivant, sans doute un accident ou une rixe entre deux sans domicile fixe, donnez leur du pain et des jeux. Cependant j’aperçois au dessus de toutes ces têtes et ces épaules une légère poudre rosâtre et je comprends l’émerveillement inquiet qui anime les témoins de ce phénomène, je me lève pour rejoindre les clients derrière les vitres, face à la rue, on dirait ni plus ni moins de la neige, douce et molle, tout le monde est immobile, les yeux rivés sur ce ciel si dérangeant. Les trottoirs sont déjà parsemés pour une grande part de cette poudre insolite, des enfants dehors crient de joie devant ce spectacle, déjà ils se roulent par terre entre les voitures à l’arrêt, comme la ville paralysée, les conducteurs éberlués semblent cloués à leur siège, le corps à l’arrêt et le cerveau en ébullition. La scène ne ressemble à rien de cohérent, si ce n’est une gorge disséquée ouverte vers le ciel, le ciel qui maintenant fait chuter une pluie à grosses gouttes, son sang… La « poudreuse » imbibée par la pluie laisse place à des organes épars, poumons, cerveaux, intestins, cœurs palpitants, le tout baigné en des rigoles de sang pourpre à la frontière d’une teinte noirâtre et hypnotique, la métamorphose s’opère, fluide et rapide comme dans les mythes de jadis. Les derniers flocons mêlés à la pluie faible à présent, font place à des doigts, des yeux, des mains, des pieds, des nez qui viennent s’écraser sur les trottoirs et la tôle des véhicules dans un bruit mat, placide et visqueux.
La panique impose son règne dans les rues, les badauds exposés à la poudre hurlent, des mains blafardes au travers des cheveux mouillés, les enfants pleurent, un orteil fiché au milieu du front, une bouche sur leurs beaux blousons et des viscères en guise d’écharpes…J’aimerais m’évanouir, ne pas voir la fin de la scène dehors, mais rien n’y fait, j’aperçois cet amas rose et gris de membres atrophiés qui me sourient maintenant, et cette odeur, oui cette odeur, celle des cadavres.

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