Cela fait cinq ans que je fais le même trajet tous les jours. Une heure trente de transports en commun sépare mon domicile de mon lieu de travail. Il y a encore deux ans, les gens m’auraient plainte. Aujourd’hui ils m’envient. Le chômage n’a jamais été aussi élevé et les quelques personnes qui possèdent encore un travail font tout leur possible pour le garder, même ce long trajet dangereux. Un rapide examen du wagon me rappelle a quel point le monde a changé.

Je me rappelle les jeunes filles en mini-jupe et cuissardes qui balayaient le sol de leurs longs cheveux rouges colorés et de ses voyageurs qui sortaient leur . quelle était déjà cette marque, ah oui . leur Iphone ou Ipad dans le métro. Aujourd’hui les usagers ressemblent tous à des joggeurs du dimanche. Il est quasiment impossible de différencier cet homme de cette femme. Moi-même je ne me reconnais plus dans le miroir. Physiquement, je ne ressemble plus en rien à la femme que j’étais. Je suis grande et je respire la puissance et le sexe. Je porte mes cheveux en queue de cheval et les quelques boucles blondes qui s’échappent me donne un style désordonné. Niveau vestimentaire, j’ai troqué mes jeans, baskets et hauts amples contre une combinaison de cuir rouge et des bottes à talon. Du genre SM ? . Oui tout à fait. Je suis d’abord restée dubitative lorsque mon amie me l’a tendue, puis lorsque je lui ai demandé pourquoi, sa réponse fut :

« Parce que c’est sexy, cool et … sexy ».

Depuis j’ai compris que la seule chose qui me permettait de rester vivante était de garder mon petit brin de folie. Alors que le mot d’ordre est devenu « discrétion », moi je choque et je provoque. En plein chaos, j’ai repris ma vie en main et j’ai décidé de laisser libre cours à toutes mes envies. Les règles de vie en communauté et les moeurs n’existent plus. De nos jours, tout est question de survie. Je suis persuadée que comme moi, tous cachent une arme sous leur parka. Ils l’ignorent mais une arme à feu ne leur serait d’aucune utilité. Moi je préfère la matraque. C’est gros et ça se prend bien en main. La délinquance ? Elle a complètement disparu. Les gros durs se sont tous fait dévorés . au sens propre du terme. L’apparition de la Lune Grise a bouleversé notre univers. Elle a permis l’ouverture de portails spatio-temporels que les scientifiques se sont empressés d’exploiter. Le passage vers un autre monde ou la découverte de nouvelles planètes aurait été une avancée technologique sans précédent. Ces abrutis ont réussi et ont ouvert un tunnel vers les Enfers. Les démons torturés se sont échappés et ont envahis notre monde. Ils nous auraient tous exterminés si quelques rares humains ne s’étaient pas relevés transformés. On les appelait les « Protecteurs ». On racontait que seules les personnes assassinées par un démon et ayant ingéré un peu de son sang se transformaient . mais personne n’en a jamais eu la confirmation. Ils étaient forts, rapides mais n’appartenaient plus à la race humaine. Les politiciens se sont empressés de monter la population contre eux. Un pacte fut convenu avec cette nouvelle espèce : nul protecteur n’interviendrait sans la demande explicite d’un humain. Eux se sont pliés à notre volonté afin de nous prouver leur bonne foie. Mais les hommes ont continué à se méfier. Ils ont fini par ne plus voir en eux que des créatures démoniaques et leur ont tourné le dos. Les Protecteurs ont alors disparu de la circulation et le gouvernement a mis en place une armée afin de nous protéger.

Personne ne le sait, mais les systèmes de sécurité, les radars et les barrières anti-intrusions furent les cadeaux d’adieu de nos gardiens. On les retrouve partout : autour des bâtiments, le long des lignes de métro et même en pleine rue. Elles déliminent les espaces de sécurité et forment des tunnels protégés pour les humains encore vivants. Les radars indiquent la présence des démons et les barrières remplaçent les parois et les murs. Les démons ne peuvent passer au travers, mais les humains qui trébuchent se retrouvent de l’autre côté et sont immédiatement déchiquetés. Personne n’ose relever la tête et regarder ces monstres qui se lèchent les babines, sauf moi. Je suis debout au milieu d’une rame de métro, adossée à une barre, à quelques centimètres de la barrière qui remplacent ce qui fut longtemps des portes automatiques. Un simple à-coup pourrait m’expulser du wagon et cela m’excite. Mon regard est ancré dans celui d’un écorcheur qui m’observe. Les démons ne ressemblent pas tous à des bêtes féroces. Celui-ci est un spécimen humanoïde d’une beauté sans pareille. Seule la folie meurtrière le différencie de nous autres. J’aime le regarder. J’ouvre la bouche et humecte mes lèvres en m’imaginant baiser sauvagement avec lui. Je me demande s’il éprouve aussi parfois le besoin d’utiliser sa bite ou s’il ne pense qu’à nous tuer.Je tourne brusquement la tête, interpellée par un cri.

Un homme vient de pousser sa femme sans le vouloir. Il ne la reverra jamais. L’impatience se fait sentir. Tous souhaitent que le conducteur redémarre. Si la barrière venait à céder, 99% des gens présents finiraient en friandises pour démons. Moi je survivrai. Elle me l’a appris. Leur planter la matraque dans les yeux et leur arracher la tête est le meilleur moyen de se débarrasser d’eux. La sonnerie retentit et je souris à mon écorcheur. J’espère le croiser à nouveau dans une ruelle sombre. Je prendrai mon pied, quitte à le museler et à le menotter. Le trajet s’est déroulé sans incident supplémentaire. Je me retrouve à nouveau devant ce grand bâtiment gris autrefois d’un blanc maculé. Le portail en fer qui empêche les démons d’infester le centre médical est relevé et les alarmes sont toujours actives. Le service va débuter dans quelques minutes et les patients commenceront à arriver. En tant qu’établissement de santé, nous bénéficions qu’un système de sécurité plus perfectionné, et malgré cela la fréquentation est en baisse, pour ne pas dire en chute libre. Je travaille toujours au service téléphonique. J’ai refusé le transfert aux accueils. Voir des gens déprimés toute la journée ne m’intéresse pas. Je reste ici à répondre aux appels paniqués des gens qui m’insultent avant de me dire bonjour. Et je leur réponds ce qui me vient par la tête. Personne ne nous supervise, et personne ne contrôle notre travail. Nous sommes oubliés de tous et cela nous convient.

La porte de mon service se trouve à l’extérieur du bâtiment central. Je badge et gravit les escaliers jusqu’au troisième étage. Mes pas résonnent. Je suis la première à arriver. Il fut un temps où nous étions nombreux, plus d’une vingtaine. Aujourd’hui nous ne sommes plus que sept. Deux autres sont morts hier. Je suis nostalgique du temps ou les sonneries, les cris et les rires envahissaient cet espace. Et du temps où je discutais toute la journée avec mon amie. Elle aussi n’est plus. Elle a été assassinée par un Roi Démon. Tiens la porte d’en bas vient de s’ouvrir. Je pose mon sac sur mon siège, puis me retourne en me demandant qui franchira le seuil. Une jeune femme apparait enfin. Laila n’est pas très grande, toute en forme et ses longs cheveux d’une couleur inhabituelle sont enveloppés dans un châle. Elle ne porte plus de robes comme avant. Elle qui fut une des femmes les plus séduisantes du plateau est enlaidie aujourd’hui par d’énormes cernes. Elle aussi s’est mise au jogging semble-t-il. Ses yeux noisettes croisent les miens et sa voix morne m’annonce : Lang est morte. Lang était encore là hier. Toutes deux étaient toujours fourrées ensemble, pire que des pies. Je vais enfin avoir la paie. Peu de temps plus tard Gina, Lesny, Suzanne et François sont arrivés. Nous nous sommes installés et avons commencé à prendre nos appels.

Cela fait trente minutes que nous n’avons plus d’appels. J’entends le son des touches du clavier. Je crois que Suzanne rédige son testament. Tous essayent de se fondre à leur fauteuil. En face de moi François m’observe du coin de l’oeil. Je n’ai jamais couché avec lui et visiblement l’idée ne lui déplairait pas. Je décide de pimenter un chouilla ma journée et me lève. Je fais le tour des bureaux et m’approche de lui, en me déhanchant plus que nécessaire sous son regard appuyé. Personne ne remarque mon petit manège, tous ont peur de moi. Je suis la sado-maso de service et j’aime ça. Arrivée à sa hauteur, je tire le siège voisin et m’assoie lentement. Du pied je fais pivoter le sien de façon à l’avoir face à moi. Ses joues rosissent et ses mains commencent à trembler. J’ai l’impression d’avoir affaire à un écolier. Mon écorcheur me manque. Rien que de penser à lui fait monter la température de la pièce.

J’écarte alors délicatement les jambes, pose la droite entre les siennes au niveau de son minuscule attribut et la gauche sur le radiateur accroché à la fenêtre. Mon intimité ainsi offerte à lui me procure moins de plaisir que je le pensais. Mes pensées me ramènent à mon démon. Il m’obsède. J’imagine ses grandes mains se poser sur mon entre-jambe. Ses caresses douloureuses me font gémir d’envie. Je ferme alors les yeux pour me focaliser sur lui et ramène ma main à la fermeture éclair de ma combinaison. Fébrilement je la fais coulisser entre mes seins jusqu’à mon nombril. L’air qui me frôle me donne des frissons.
Le son de la déglutition du pervers face à moi me ramène brusquement à la réalité. Pas moyen de baiser ce déchet. Je me relève et sans rajuster ma tenue me tourne vers la fenêtre. En bas je vois une horde de démons de bas étage s’attrouper en face de l’entrée. Ce qui n’est pas normal. En regardant mieux je vois au loin d’autres démons venir vers nous, le sourire aux lèvres. En fait ça s’annonce très mal. Je détourne mon attention et cherche du regard la lumière de la barrière de sécurité. Celle-ci clignote et finit par s’éteindre complètement. C’est la merde. Je bondis par dessus le bureau de monsieur le pervers et me précipite vers la porte du couloir.
– Qu’est-ce que tu fous Chrystelle ? entends-je Lesny hurler.
Je déteste qu’on m’appelle Chrystelle. Je déteste qu’on m’appelle tout court en fait. Sans lui accorder la moindre attention je saisis le bureau vide de la responsable et la tire vers la porte d’entrée.
– La barrière a cédé ! Les démons arrivent !
Mon annonce provoque un vent de panique palpable. Je coince l’entrée puis me tourne vers eux. Un sourire
immense illumine mon visage. Je me penche en courbant sensuellement le dos, attrape ma matraque et annonce à mon assemblée :
– Va y avoir de l’action les ploucs !

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