Après avoir échappé à la colère d’un Titan et à la folie meurtrière d’un écorcheur carrément sexy, je m’attendais à tout, sauf à devoir affronter une plus grande menace encore. S’ils constituaient tous deux les ennemis les plus puissants que nous ayons croisé, la masse de vers grouillants face à moi constitue, elle, un aller assuré pour l’enfer. J’inspire une grande bouffée d’air tout en observant ce gigantesque cercueil qui n’attend que de me voir pousser mon dernier soupir. Notre petite promenade à l’intérieur du centre médical s’est transformé sans que nous ne nous en rendions compte en le plus périlleux des périples. Tout bien réfléchi, je serais bien restée en haut avec mon démon préféré. Pourquoi devrais-je crever pour cette bande d’attardés mentaux ? Je commence à envisager sérieusement de les laisser en plan.

Pour résumer la situation, après m’être enfuie en courant du toit, et par la même occasion avoir abandonné toutes mes chances de profiter de mon nouveau jouet, j’ai rejoins mes compagnons d’infortune au service radiologique du quatrième étage. Stoppée nette à l’entrée ! A peine la porte du service franchie que je repère mes brebis galeuses acculées derrière le comptoir d’inscription, tremblotant de tous leurs membres. Face à eux une horde de démons, pas de catégories bien élevées heureusement pour moi, mais suffisamment nombreux pour me rendre la tâche très très compliquée, voir impossible. Au moins je bénéficie de l’effet de surprise puisque aucun d’eux ne semble avoir remarqué ma présence. Je m’approche le plus silencieusement possible du groupe d’humains égarés. J’aperçois au passage parmi eux une nouvelle tête blonde.Je ne connais pas son nom mais son visage m’est plus que familier. Il s’agit d’une saloperie de garce qui se plaisait à colporter des rumeurs sur mon compte. D’après elle je passerai mes heures perdues à sucer des queues … mais au vu de ses lèvres je donnerai ma main à couper que bien plus de queues ont atterri dans la sienne que dans la mienne. Peut-être pourrait-elle faire diversion tiens. Un gangbang de démons le temps que j’évacue tout ce petit monde. Pas le temps de me perdre dans mes pensées, je sens l’assemblée s’exciter un peu plus. Ils ne vont pas les observer indéfiniment, il est temps d’agir.

Hors de question de me faufiler parmi eux en espérant passer inaperçue. Même le bon vieux procédé des boyaux étalés sur les épaules que l’on voit dans les films d’horreur ne fonctionnerait pas. Si je ne peux passer par le bas, il ne me reste plus qu’à passer par les airs. Je lève les yeux vers le plafond. Une poutre passant pile au dessus du comptoir me fait de l’oeil. Autre avantage : elle s’arrête devant le bureau du responsable dont, d’après mes souvenirs, une fenêtre donnerait sur l’arrière-cour. Je contourne les démons sans me faire repérer, cette fois-ci dans le but de me placer sous la poutre en question. Hors de ma portée, je grimpe discrètement sur une table, saute et l’agrippe en plein vol. Une nouvelle pensée pour mon amie et ses heures d’entraînements intenses. Accrochée comme un singe, je me hisse silencieusement. Arrivée à la hauteur de mes compagnons, la tension est plus que palpable dans la salle. Les démons grondent de plus en plus fort. Ils attendent l’aval de leur chef, un Khrashit au pelage entièrement noir à l’exception d’une tâche blanche sur la poitrine, un peu comme certains chiens croisés … si vous voyez ce que je veux dire. Et celui-ci se lèche les babines, prêt pour un repas copieux.

Avoir réussi à rejoindre le groupe n’est une étape. Il faut trouver à présent de quoi faire diversion afin de permettre à tout le monde de traverser les quelques centimètres qui les séparent de notre objectif. Les priant mentalement de ne pas se laisser bouffer sans combattre, je poursuis mon avancée en direction du bureau puis me laisse tomber délicatement sur le sol sans un bruit. La porte est ouverte, je m’engouffre à l’intérieur heureuse de constater que celui-ci est inoccupé. Une fenêtre donne bien sur l’arrière-cour. Seul inconvénient, celle-ci est infestée d’autres démons. Ma solution de repli n’est plus une si bonne idée. Malgré moi je sens la panique me gagner. On ne sortira pas d’ici vivant sans avoir verser une goutte de sang. Un cri perçant me glace les os. Je me précipite vers l’extérieur et reste tétanisée par la scène qui se déroule sous mes yeux. Le chef Khrashit se tient à présent fièrement dressé sur ses deux pattes arrières entre les jambes écartées de la blonde assise sur le comptoir. Des cornes sombres ont poussé de chaque côté de son crâne. Sa main gauche tient fermement le fin poignet de sa prisonnière tandis que son avant-bras droit disparaît entièrement dans ses entrailles.La bouche de la salope grande ouverte forme une fontaine par laquelle une rivière de sang s’écoule. Ses yeux arrondis par la peur et aussi très certainement par la douleur semblent vouloir sortir de leur orbite. Elle n’a plus aucune chance de survivre. Sa tête se tourne alors brièvement vers moi et je capte son regard. Elle sait. Je ne peux la laisser mourir comme ça. Alors que je m’apprête à bondir afin de fracasser le crâne de la brutasse noire, sa bouche forme un « NON » silencieux. Incompréhensible ! Et à ma plus grande surprise je la vois reporter son attention sur le monstre qui lui hôte la vie. Soudain ses deux mains se soulèvent et ses pouces s’enfoncent dans les yeux de son agresseur tandis que ses cuisses se referment sur sa taille. Agrippée fermement ainsi elle commence un rodéo, s’accrochant de toutes ses forces afin que le Khrashit ne puisse se libérer. C’est cruel et malheureux mais voilà la diversion que j’attendais. Tous les autres démons se détournent du reste de mes compagnons, complètement hypnotisés par la bataille qui fait rage. Je rejoins le groupe rapidement et parviens à placer ma main sur la bouche de Leila qui s’apprêtait à me supplier de sauver son amie. Du regard je lui intime de se taire et tente de lui faire comprendre le caractère critique de la situation. Notre seule chance de survie se trouve ici. A cet instant précis. La survie d’un groupe nécessite obligatoirement des sacrifices. La blonde le savait. Et pour son geste, je me jure de revenir plus tard récupérer son corps afin de lui offrir des funérailles dignes de son courage. Mais pour l’heure nous devons bouger avant qu’ils ne s’aperçoivent du stratagème. Des larmes coulent alors sur le visage de ma camarade et pour la première fois, je ressens de la compassion pour elle. J’agrippe fermement sa main et la serre afin de lui transmettre un peu de la force qu’il me reste. Puis je lève les yeux vers les autres. Tous ont compris. Nous nous enfuyons tous direction le bureau du responsable.

Il était moins une. Juste le temps de refermer la porte que déjà des coups percutent le bois. La diversion fut de courte durée mais assez efficace pour nous donner un peu de répit. Au moins nous sommes en sécurité pour le moment. Le battant tiendra encore quelques minutes. Je n’ai pas le temps de me reposer. Déjà mon cerveau en ébullition cherche une solution. Sans succès. La seule porte de sortie mène à une cour remplie de démons. Si seulement mes compagnons étaient en mesure d’escalader la façade du bâtiment. Mais je crois que là, j’en demande beaucoup trop. Alors que la situation me semble désespérée, je sens mes poils se hérisser. Les coups cessent. Mes mains se mettent alors à trembler malgré moi. Mon estomac se noue et mes forces s’échappent. Sans pouvoir m’en empêcher je tombe à genoux face à mes compagnons qui se précipitent à leur tour vers moi.

– Chrystelle ? Qu’est-ce que tu as ? Tu es blessée ?

La voix tremblante de Leny trahit son appréhension. Sans moi, tous sont morts. Et malgré ma volonté de les rassurer, mes dents commencent à s’entrechoquer. La peur m’envahit toute entière. Cette sensation de mal être je la connais. Le soir où j’ai découvert le corps de mon amie, le même mal était présent, caché dans l’ombre. J’avais été secouée de spasmes qui m’avaient empêchée de traîner mon amie hors de la ruelle dans laquelle elle était morte.

– Chrystelle ?

La main de Leny me sort de mes souvenirs. Je la saisis en tentant de retrouver mes pensées.

– Un Roi-démon arrive. Vous ne le sentez pas parce que vous n’en avez jamais vu. Mais le mal qu’il représente vous touche à tout jamais. Il arrive.

Ma voix est si faible que je parviens à peine à la reconnaître Depuis cette macabre nuit je redoute plus que tout de me retrouver à nouveau en la présence d’un Roi.

– Un Roi-démon ? Tu veux dire … un Roi … fils de Lucifer ?

J’acquiesce du mieux que je peux. Mes compagnons semblent enfin prendre conscience de la situation. Une odeur de pisse me parvient alors. Je tourne brusquement la tête pour voir le liquide tremper le pantalon de François. Sortant de ma torpeur je lui hurle :

– Arrête ça tout de suite !!! Tu vas attirer tous les autres démons des alentours. Si on arrive à échapper au Roi, on sera heureux de ne pas avoir à affronter son armée.

Mais la tâche continue de s’agrandir :

– Arrête ça où je te la coupe !

Me voilà déjà sur mes deux jambes prête à assommer l’inconscient que la porte vole en éclat juste sous mes yeux me stoppant net. Dans l’embrasure se tient un grand Démon Humanoïde. Rien à voir avec mon écorcheur. Celui-ci dégage une aura maléfique si immense que plus aucune lumière ne filtre. Le hall a été avalé par l’obscurité. Seuls les yeux rouges trahissent la présence des autres démons. Je relève lentement les yeux vers l’instrument de la mort qui se tient face à moi et tout mon corps disparaît. Un ouragan de noirceur m’enveloppe. L’affreuse impression d’être nue m’envahie. Je sens une multitude d’aiguilles s’enfoncer dans ma chair et je hurle de douleur. Je suis accroupie à l’intérieur de mon propre corps, complètement terrorisée, incapable de le contrôler, comme devenu étranger. Il ne m’appartient plus. Je n’ai plus le moindre doute. Je vais mourir ici. Ma main se soulève sous les yeux médusés de mes compagnons tous à terre. Sans le vouloir je me tends vers le Roi qui m’appelle silencieusement. Si ma peau vient à entrer en contact avec lui, elle se désintégrera. Impuissante j’assiste à mon propre suicide. A présent à quelques centimètres seulement j’implore mon corps de fermer les yeux mais mon regard se fixe dans celui du monstre. Il veut me forcer à me voir me consumer dans ses yeux.Je sens déjà le mal et la mort frôler mes doigts. Une chaleur immense irradie ma peau. Quand soudain une lueur rouge apparaît pile à l’endroit de l’impact. Une paume enserre la mienne. Une paume chaude, non brûlante, non malveillante. Puis un poignet apparaît suivi d’un avant bras. C’est à présent une épaule qui passe à travers le corps du Roi. Je ne sais pourquoi mais je tire de toutes mes forces cette main vers moi pour l’aider à s’extirper. Je sais inconsciemment à qui elle appartient. Et malgré le danger potentiel qu’elle représente, je suis persuadée que si je l’abandonne elle disparaîtra à jamais. Et ça je ne peux l’accepter. Alors je la tire encore et encore. Des bras apparaissent autour de ma taille et je sens un poids lourd m’emporter vers l’arrière. Un fou-rire monte en moi. L’aide si précieuse dont j’avais tant besoin … apporter par les créatures les plus égoïstes et peureuses qui existent. Leny, Gilda, Leila et François ont formé une chaîne afin de me sauver. Idée saugrenue mais à ce moment-là, je ne regrette plus d’être restée auprès d’eux. Des cheveux noirs apparaissent enfin du torse du Roi-démon qui complètement déboussolé regarde la scène se dérouler sans broncher. La tête se relève brusquement et des yeux argentés me fixent. En un ultime élan, le corps se projette vers l’avant et atterri à mes pieds. Renversée je regarde mon écorcheur aux longues griffes acérées se relever. Ses yeux n’ont rien de commun avec les autres de son espèce. Il se retourne et tend la main vers l’endroit d’où il vient juste de s’extirper. Une lumière rouge apparaît alors au bout de ses doigts. Une lumière qui s’étend verticalement et s’étire jusqu’à former un plasma de la taille de la porte absente. La voix exténuée de mon démon s’élève alors :

– La barrière ne tiendra pas indéfiniment. T’as intérêt à trouver une solution rapidement chérie.

Bouche-bée, je regarde l’écorcheur se retourner. Ses traits tirés, ses yeux clos, sa chair déchirée sous ses vêtements recouverts de sang me rappelle la prison qu’il a du franchir pour venir me sauver.

– Si tu laisses quoi que ce soit m’approcher, ça sera fini entre nous !

Puis dans un bruit sourd il s’écroula à mes pieds, inconscient.

Trente minutes se sont écoulées. Je suis assise par terre, la tête de mon écorcheur sur les genoux. Je sais que c’est de la folie mais mon instinct me souffle que je suis en sécurité à ses côtés. Et pourquoi aurait-il risqué sa vie pour me sauver s’il avait juste voulu me tuer lui-même derrière. Je soulève une mèche tombée sur ses yeux. »Mais qui es-tu donc ? Je n’ai jamais vu de démons aux yeux argentés … et ce que tu as fais … tu as traversé le corps d’un Roi … et formé une barrière protectrice …j’ignorais que les démons possédaient cette faculté. Mais quelque chose me dit que tu n’es pas un simple démon ordinaire. »A l’autre bout de la pièce mes compagnons restent silencieux. L’épisode qui vient de se passer nous a un peu rassemblés et nous a permis de mieux nous supporter.Tous essayent de garder la tête froide et de se reposer.Lorsque mon écorcheur s’est évanoui ils ont tous voulu le décapiter mais j’ai refusé. Ils m’ont fait confiance mais ont préféré prendre un peu de distance tout de même. Sans m’en rendre compte, je caresse les cheveux du démon tout en réfléchissant. Un imperceptible mouvement m’apprend qu’il s’est enfin réveillé. Je vais savoir si oui ou non il veut me manger toute crue. Je tente de retirer ma main mais plus rapide, il l’attrape au vol et la replace sur ses cheveux.

– Ne t’arrête pas, c’est apaisant.

Cette situation est complètement folle. Je me surprends à le remercier tout doucement.

– A ton service chérie.

Puis le silence. Un silence réconfortant. Dans mes bras les muscles ainsi relâchés il ne semble pas représenter la moindre menace.

– Alors vu ta puissance, dois-je en conclure que tu vas nous sortir de là ?

Un sourire naît sur ses lèvres et mon cœur se gonfle d’espoir.

– Non poupée. Je suis trop crevé et pas assez suicidaire pour combattre un Roi dans mon état.
– Ah ! Bon on est mort alors.
– Et la fenêtre ?

Il avait repéré la fenêtre ? Observateur le gaillard.

– Elle donne sur l’arrière-cour. Et c’est trop haut pour nous pauvres humains.
– Je vois …

Mon écorcheur est soudain pensif. Que peux-t-il bien ?! Merde, le voilà qui lève le bras et examine la plaie assurément due à la prison de sang de Mysth.

– Dis Chérie … j’y repense … je ne peux pas nous sortir delà, mais … je possède un moyen de joindre un certain type de personnes … si tu vois ce que je veux dire … tu n’aurais pas pas hasard dans ton répertoire le numéro d’un protecteur ?

… Silence … Elle va me tuer !

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