Anamorphose d’un rêve

« Jamais plus je ne veux revoir cet endroit, que d’horreurs j’ai pu y côtoyer, masquées sous une félicité virulente, trépidante.
C’était un bâtiment totalement anarchique, plutôt tentaculaire, il fut construit au bord de mer, sans doute par un architecte aussi loufoque que sa création, au centre le dôme immense émergeait à peine du sable qui avait recouvert la quasi-totalité de la structure; titan noyé sous l’effet du temps. De là des corridors étroits, sombres et visqueux, s’élançaient dans les profondeurs crissantes des dunes. Typiquement le genre de lieu où le sens de l’orientation perd ses fonctions.
J’avais coutume en y rôdant de m’imaginer dans les intestins de quelque monstre mythique, que sais-je, une hydre terrifiante ou une chimère de cauchemar.
Bien sûr, me direz-vous, que venais-je y faire? Seulement mon métier, le Centre était réservé aux artistes qui voulaient y développer techniques, esthétiques, etc.… En vue de, soi-disant, révolutionner l’art, qui se faisait de plus en plus dégénéré et régressif.
Dans la fougue de ma jeunesse, je décidais d’y aller avec l’espoir absurde et ridicule de redéfinir intégralement la poésie contemporaine. C’est étrange la façon dont l’espérance conditionne l’esprit de telle manière que ce dernier devient borgne, voire aveugle.
A cette époque, je cherchais à créer une poésie matérielle par le chant,
Pour cela un ami chimiste m’avait concocté un mélange, une drogue synthétique, qui influait sur les particules sonores de mes cordes vocales. Lorsqu’ainsi drogué, je récitais ma poésie à haute voix, les figures de mon récit prenaient vie en sortant de ma bouche sous forme d’amas blafards et laiteux.
*
Je me souviens que le centre était un lieu de vie comme peut en existe,
Nombre d’artistes s’y côtoyaient, s’y entraidaient. Toute cette cacophonie de discussions animait l’endroit d’un écho permanent.
Là-bas j’ai nourris quelques amitiés et romances, il y avait ce Jacob Fleet, sculpteur un peu excentrique mais brillant, j’ai le souvenir d’un pyjama qu’il avait sculpté en du granit pour une célèbre égérie de mode. Ou bien encore David Haar, musicien de renommée mais dont le comportement était tout à fait déstabilisant de par le fait qu’il croyait que moi et tous les autres étions de simples projections de son âme. Je ne connais pas vraiment de nom pour expliquer cela de manière académique, peut être schizophrénie volontaire. De plus ce dernier était connu de tous pour sa pédérastie assumée,  «  Pour se rapprocher de l’antique esprit créatif Athénien » disait-il.
Par romances il faut comprendre coucheries, en effet le Centre était le chantre de la désinhibition totale. Souvent je voyais et entendais des personnes en train de faire l’amour au fond des couloirs, sur la plage bordant le centre ou encore dans les vastes chambres louées pour une somme modique.
Il y eut une soirée mémorable ou vins et nourriture gisaient au beau milieu des corps nus, agités et en sueur, d’une centaine d’artistes (moi y compris) en pleine orgie. Le vin nous rendait la vie meilleure et je ne pus m’empêcher de scander, pendant que David Haar se masturbait seul dans son coin, ces quelques vers:
‘’Mes amis, l’homme est divin,
Dieu a créé l’eau,
Mais l’homme à fait le vin.’’
*
Un soir, seul dans ma chambre, écoutant le ressac s’écraser sur le sable avec langueur comme sur la peau légère d’un tambour, je cherchais le moyen de rallonger la durée de vie de mes projections poétiques, en effet celles-ci s’évanouissaient en quelques secondes et m’empêchaient d’adapter mon art selon mes désirs. Je voyais déjà ma poésie matérielle accompagner quelque orchestre en animant la musique.
Seulement, rien ne se passa comme prévu; n’étant pas chimiste je commis une erreur de dosage dans la mixture, ne me demandez pas où, je suis profane en la matière. Et lorsque je m’injectai la drogue au niveau de la jugulaire l’effet fut immédiat… Sommeil instantané.
Ce sommeil fut animé d’un rêve unique, du moins selon mon souvenir conscient, qui sait les horreurs que le réveil a effacé de ma mémoire?
Je marchais dans le Centre, la nuit était montée comme le lierre, rapide, sur d’antiques ruines. Personne ne trainait en ses allées lugubres, la solitude, et surtout ce silence de fer m’angoissait profondément. La sueur perlait par lourdes gouttes sur mon front poisseux. Les ombres s’agitaient, avides chasseresses, me frôlant, me provoquant sans cesse un peu plus, jusqu’à me faire trébucher.
Je commençais à percevoir une musique, ou un bourdonnement, presque inaudible, venant d’une salle au fond du corridor où je marchais prostré sur moi-même afin d’éviter les spectres.
Le rai de lumière filtrant de la porte s’agitait de soubresauts agaçants, bouche lumineuse tordue par le rire.
J’approchais lentement, les bras tendus, devais-je ouvrir cette porte infernale?
De l’autre côté seuls quelques gémissements étouffés étaient audibles, la musique, ou le bourdonnement, s’était dissipé.
D’une légère caresse je poussai la porte, la lumière jaunâtre m’aveugla quelques secondes, mais ma stupeur, elle, persista, ignorant les lois du temps éphémère.
Jacob Fleet, le sculpteur, était en train d’observer avec le sentiment du travail accompli, David Haar, qui lui avait les deux bras sectionnés et les pieds coulés dans un socle de bêton. Pénitent gémissant de douleur et d’effroi.
—’’Jacob…Qu’as-tu fait pauvre fou ? ’’
A peine surpris Jacob se retourna.
— ’’Ce que j’ai fait ? Juste mon destin de créateur… Ne vois-tu pas en ce merveilleux David le reflet vivant de la Vénus de Milo ?’’
*
Je m’éveillai d’un brusque sursaut, l’apnée avait été longue, le soleil déjà à son zénith.
Je sortis dans le couloir afin de me rafraichir quelque peu les idées après ce rêve troublant. Et là, quelle fut mon horreur à la vue de tous ces cadavres amputés des bras…
Mon rêve avait pris consistance…. Ma drogue l’avait rendu réel.

Shalmeth

200