Diogène, lui, savait parfaitement quel danger potentiel représentait pour sa survie l’ancien magister. Même s’il n’était plus à présent qu’un prisonnier un peu particulier, il ne pourrait plus agir aussi facilement qu’il l’aurait souhaité. L’I.A avait longuement calculé toute probabilité, cherchant toutes les situations qui aurait pût la mettre en défaut, mais elles se révélèrent toutes trop peu possibles pour mériter une véritable attention.
Non, Diogène regardait ailleurs. Loin au sud-est.
La caméra embarquée dans un transporteur d’assaut tressautait par moment. L’alimentation du moteur et des cyborgs sur le générateur à plasma se faisait au détriment de ce genre d’équipement, souvent délaissé. Diogène força malgré tout le vaisseau à garantir l’apport électrique constant vers cet oeil artificiel. Il ne voulait rater aucun instant de cette scène, promesse alléchante.
Les hommes qui attendaient, juste en contre-plongée de cette vision sombre et quasi animale, il les connaissait parfaitement. Il aurait pût prendre la parole, à travers le système de communication du transporteur, leur demander n’importe quoi. Pourvu que Kris reste le vecteur de cet acte. Kris, cet être qui luttait de tout son poids pour ne pas être une simple marionnette.
Kris, messie sans nom, à qui le Monde ne s’était pas encore révélé dans sa face la plus glorieuse.
Kris qui, malgré sa terreur profonde envers la cybernétisation, avait accepté que l’un des officiers de terrains les plus efficaces placés sous son commandement en soit le futur bénéficiaire.
Keller. Javier-Antonin Keller. Capitaine de la section trente-trois, cent-vingt hommes sous son commandement. Reconnu par ses subordonnés comme par ses supérieurs pour la justesse de ces décisions. Un bon élément, vraiment, qu’il aurait été injuste de ne pas « remercier » de la façon qu’il souhaitait.
La caméra tremblota, décalant un court instant la vision de Diogène. Les corps s’abimèrent aussitôt, eux qui jusqu’alors n’étaient que des rocs de sérénités et d’indifférence. Une hargne froide plissait les joues et les fronts, les mâchoires se serraient imperceptiblement, dans cet enchaînement de bras et de jambes, de fusils et de canons retrouvant des mains d’acier polies, de regard s’illuminant de teintes chatoyantes. Une paroi se déroba, la lueur incandescente du jour viola la nuit verdâtre du vaisseau. Et ils partirent. Forces vives, ils partirent à l’assaut. Sans joie ni haine. Avec cette volonté simple de servir Leur Maitre.
Diogène contemplait. Le vide vrombissant de la carlingue d’acier, frelon de mort au pays de la liberté. Liberté dans le sang, comme cet aujourd’hui, liberté des révolutions qui se succèdent, vacillent et meurent. Diogène avait parfaitement conscience qu’il n’était qu’une étape de l’Humanité. Nécessaire, mais pas définitif. Aussi artificielle fût son existence, il était voué à disparaitre. Comme tout. Comme tous ici-bas.
Diogène savait cela, il avait parfaitement conscience de la situation. Le tout qui l’environnait faisait office de décor adapté. Alors, dans un battement de temps, la caméra s’éteignit.

La chaleur s’insinuait déjà dans les volutes soulevées par l’appareil d’assaut. Le capitaine se tenait droit et digne, malgré la crasse qui couvrait sa tenue et ses insignes. Son regard assuré embrassait pour une dernière fois le théâtre des opérations. « Le champ de son honneur » serait plus exact, pensait-il. Javier laissa un sourire se perdre sur lui, trace rare de sa satisfaction d’avoir agi selon ses convictions. La victoire, l’écrasante et imminente domination de la Confédération avait été en partie possibles par ses ordres. Ses hommes s’étaient révélés plus qu’efficaces dans le début de cette bataille.
Le bleu délavé de ses yeux, injectés de sang par le manque de repos, se sublimait sous l’astre majeur. Ses cheveux commençaient à repousser abondamment, couvrant sa nuque d’une fourrure couleur de nuit, raide et terne, laissant le vent jouer dans des mèches à peine moins sombres.
— Mon capitaine ?
Keller se retourna.
— Oui, Melanchter ?
— Bonne chance, mon capitaine.
Un léger sourire s’arracha des lèvres du soldat, au moment même où une larme s’échappait de son oeil droit.
— Je reviendrais vite, Melanchter. Soyez aimable avec mon remplaçant.
— Bien sûr, mon capitaine.
Celui qui avait accompagné Javier depuis le début de la bataille exécuta un impeccable garde-à-vous. Le capitaine tourna une dernière fois la tête en grimpant dans le transporteur.
Un homme plus jeune que lui se lança à sa rencontre, quittant la lumière verte de l’habitacle blindé. Salut militaire, poignée de main amicale. Keller donnait une dernière fois ses consignes sans y faire attention. Il regardait déjà ailleurs.

L’aug distillait les images sur des spectres colorimétriques éclatants. Foro avançait dans un silence quasi parfait, à peine rompu par sa respiration légère. La tension bandait ses muscles, précisant ses gestes avec une telle finesse qu’il en devenait invisible. Même si la nuit l’aidait beaucoup dans son infiltration du ministère, il n’en restait plus que méritant. En moins d’une vingtaine de minutes, lui et le sergent Iverson avaient franchi trois barrages militaires, échappé à la surveillance d’une dizaine de caméras et se trouvaient à présent face à l’une des dernières difficultés de leur parcours.
Le lourd bâtiment donnait pignon sur rue, mais le quartier était totalement bouclé. Un périmètre sécurisé entourait le ministère depuis le début de la guerre, sans cesse renforcé depuis. Une technologie toujours plus poussée aurait dû protéger le secteur, détecter tout mouvement imprévu. Une technologie qui malgré les impératifs dont nécessitait un ministre de cette envergure, fut totalement inefficace. Aucune amélioration du système de surveillance au cours des trois derniers mois n’était intervenue, et la récente annihilation de Paris n’y pouvait rien changer.
La large entrée vitrée se dessinait cent mètres devant le binôme, dissimulé à demi par un mur en béton. Les blocs précontraints devaient empêcher toute charge d’artillerie lourde, mais facilitaient l’infiltration de deux ombres. Iverson cramponna le poignet de Foro, lui intimant un ordre d’arrêt immédiat. Le sergent lui désigna l’aug’, après quoi il y inséra un minuscule glass-disc. Le militaire fit signe de se taire, tandis que l’enregistrement lâchait ses derniers ordres à l’intention de Foro. Iverson les avait modifiés pendant leur courte marche.
Foro acquiesça, et d’un pas synchrone, ils se lancèrent vers leurs objectifs.
Il ne faisait pas nuit, cette fois. Au contraire, la lumière était écrasante. La chaleur avait fait fuir le gros des curieux, et même si la mort empestait dans les murs de cette barre d’immeuble, personne ne fut assez fou pour venir le déranger.
Il ne faisait pas nuit, et Foro ne s’appelait pas encore ainsi. Zazan, c’était pour les intimes. La plupart de ses contacts le connaissaient en « Rase-les-Murs ». Il savait déjà se faire discret, c’était bien mieux ainsi. Trimballer la came lui permettait de se faire bien voir des grands frères, mais ça ne pouvait durer qu’un temps. À onze ans, il devenait déjà trop vieux pour ce boulot.
Il ne faisait pas nuit, lorsqu’un des grands frères lui avait collé un canon dans les doigts. L’acier avait glacé son regard quelques secondes, le temps qu’il lui fallut pour comprendre qu’il n’aurait de toute façon pas le choix. Après tout, tuer pour survivre dans un calme relatif, ce n’était pas si contradictoire. Mieux, cela pouvait devenir lucratif. Alors Zazan « Rase-les-murs » est devenu Zazan « Tâche-les-murs », en un instant. Le contrat lui donnerait à peine une centaine d’euros, juste de quoi assurer une semaine dans sa minable chambre.
Il ne faisait pas nuit, et la lumière luisait sur sa peau moite. Le type n’avait pas cherché à hurler, tout juste un semblant de fuite dans un deux-pièces en cul-de-sac de couloir, coincé au quinzième étage d’une tour grise. Zazan n’avait plus besoin de réfléchir. Les gestes venaient seul, guidé par la poudre rouge qui avait taché une seringue dix petites minutes auparavant. Le type à liquider était surement trop stupide pour vouloir se jeter d’une fenêtre, et il se retrouvait vingt secondes plus tard coincé dans un angle sombre ou s’étalait une bonne couche de poussière et de crasse. Zazan avait alors appuyé sur la petite gâchette réchauffée par son index, et la balle avait filé. Le type n’avait pas souffert, le gamin ne s’était pas retourné pour vérifier quoi que ce soit. Gouter à la mort ne souffrait d’aucune preuve matérielle. La mort puait partout autour de Zazan.
Au fond, Foro demeurait toujours le même enfant-tueur. Seules les doses de S-neurine augmentaient, jamais la peur. Même coincé dans un angle aveugle, entouré d’ennemis et à dix mètres de son plus gros contrat. Même avec une I.A pour guider des pas trop assurés pour avoir déjà trop tué. L’aug indiquait une marche à suivre en trente-sept secondes depuis son angle mort, mais Foro avait déjà atterrit devant la porte blanche du cabinet du ministre. Les décharges restaient infiniment plus discrètes que des balles, la cadence de tir en plus. Sa main rengaina la pistole sur sa ceinture, il inspira profondément.
Les gestes suspendus un court instant dans le vide, il écouta le silence transpirer à travers le bois. Décidément, tout cela restait si facile. Tellement trop facile.

Javier eut droit aux honneurs de son rang en débarquant à la Forteresse, une vingtaine de minutes après son départ. Comme promis, Julien ne pouvait pas assister à la « grande conversion » qu’il avait autorisée et soutenue. Le maréchal et ce capitaine auraient dû très bien s’entendre sur ce sujet, mais l’heure n’était plus au débat moral. Diogène et moi avions fini par nous entendre sur la nécessité d’une telle cybernétisation, que rien ne justifiait au premier abord. Keller avait trente-trois ans, un excellent état de santé et, chose rare, aucune grave blessure de guerre. Le contexte offensif de la Confédération exigeait de réserver en ultime recours de telles interventions, couteuses en temps et en personnels. Diogène le savait, mais il ne lâcha rien. Par respect pour l’officier de valeur qu’il était, j’acceptais de diriger le cérémonial.
Debout, dans la chaleur montante d’une matinée guerrière, j’attendais Javier dans le hall. Le claquement sec de bottes sur le sol me tira de mes pensées, et le capitaine Keller se présenta devant moi, au garde-à-vous.
— Capitaine Javier Keller, matricule Kel-48, commandant de l’unité trente-trois, Magister.
— Repos, capitaine.
Réflexe touchant de l’homme, les larmes affluaient au coin des yeux.
— Capitaine Keller, par décision du maréchal Julien « Le terrible » Derne’ ch, vous serez gratifié ce jour même pour tous vos actes ayant conduits à notre victoire. Dans votre corps et votre esprit, vous deviendrez mon digne Serviteur, capitaine.
— Je servirais le Futur dans la Force et dans l’Honneur. Le Magister Kris est notre guide et je suis à tout jamais son fidèle serviteur, répondit-il avant de s’incliner.
Je portais une main digne à son menton, et relevant sa tête, je contemplais un regard sincère et fier. Diogène n’avait pas menti au sujet de sa fidélité. Il se serait tué si je lui avais demandé.
— Debout, capitaine.
Il s’exécuta.
— Vous serez pris en charge par le Major Cybernaute Drust durant l’intégralité de votre Conversion. Vos souvenirs seront conservés au milieu de ceux de nos frères améliorés, et resteront aussi longtemps que vous le désirerez. Avez-vous quelque chose à ajouter, capitaine ?
— Je ne vous décevrais pas, Magister Kris.
Je m’approchais de lui, et lui glissait en murmurant
— Vous ne m’avez jamais déçu, Javier.

Javier n’avait plus peur. On l’avait rasé à blanc juste avant, et les épais cheveux noir de jais s’étaient transformés en une surface grise irisée sous l’éclairage blafard du couloir d’accès. Parfaitement nu, il pénétra dans le sas du bloc opératoire. Son regard fatigué rencontra celui de Febus, le cybernéticien. Tandis que la douche d’antisepsie finissait de rendre sa peau parfaitement stérile, il comprit qu’aucune marche arrière ne serait possible. Le doute d’un centième de seconde fut vite balayé par sa conviction la plus intime. Il devait le faire. Rien n’était plus sûr pour lui.
Son pas souple frappait d’une sonorité mate la surface immaculée du sol. Sans un mot, il s’allongea sur la lourde table d’opération. Une série d’aiguilles vinrent se positionner devant ses yeux, cessant leur course à quelques millimètres de ses paupières.

— J… je ne souhaite qu’une seule chose, cybernaute, commença-t-il.
Febus détourna son regard hybride vers le capitaine.
— Laquelle ?
— Ne m’endormez pas… S’il vous plait.
— Mais… Capitaine, vous allez souffrir !
— Faites le nécessaire, mais par pitié, ne m’endormez pas tant que vous le pourrez.
Sans crier gare, Diogène s’était approché du cybernéticien. D’un ton paternel, il lui susurra à l’oreille.
— Je serais là, Febus. Il doit en être ainsi.
Febus acquiesça en silence. Il se retourna vers le moniteur holographique qui s’étalait à côté de la table. Les aiguilles avancèrent à nouveau, Javier ne protesta pas. Il devait tout voir.

Choc sourd contre le sol. À côté, quelques immeubles tremblèrent un instant, laissant place à un calme tout aussi éphémère. Et puis, les lourdes portes s’abaissèrent. Neuf heures cinquante-sept, dans la vieille ville d’Auxerre, une bataille scellerait l’issue de cette guerre éclair. Les quatre premiers transporteurs d’assauts crachaient leurs flots de guerriers, armes au poing et regard tourné vers un seul lieu. En une vingtaine de minutes, la fragile tête de pont de la Confédération se multiplia, affichant bien vite cinq cents, puis mille soldats débarqués. Lorsque le dispositif fût totalement achevé, mille-cinq-cents cyborgs s’acharnaient sur les restes du plus puissant des corps armés de l’État français.
Le feu ne surprit pas D’Artemont. Toute la nuit, il ne put que constater les échecs de son commandement, malgré le soutien de Lyon. L’opération « Nuit Bleue », censée ramener le calme sur ce trouble majeur, était un désastre. Tous ses efforts, tous ses ordres et toute son expérience n’avaient rien changé. Alors, presque résigné, il lâcha un soupir discret lorsque les communications avec l’État major cessèrent, peu après neuf ce matin-là. Lui et tous ses hommes, officiers ou soldats, savaient ce que ce silence angoissant disait. L’expérience traumatisante de l’offensive ennemie aurait au moins apporté un élément : la technologie qu’ils combattaient écrasait leur savoir, leurs actions, jusqu’à la structure même de cette armée.
Prisonnier avec son état major dans l’ancien bâtiment de l’archevêché se dressant à quelques pas de la cathédrale, il avait demandé à rester seul quelques minutes. Face à l’absence de communication, il avait choisi d’envoyer un dernier transporteur blindé comme messager vers Lyon. « Précaution en cas d’échec », justifiait-il. Le général se doutait qu’on avait dû le trahir. Seule une poignée d’officiers supérieurs avaient réchappé à la capture systématique qu’opérait la Confédération, et ceux qui n’en revenaient pas rester longtemps sur le front, et ils ne devaient surement pas rester en vie par pure charité.
A cinquante-neuf ans, il aurait pût vivre encore quelques brillantes années en temps que chef militaire. Sa carrière méritait bien les honneurs, même si ces derniers mois furent assombris par de lourdes décisions. En se retirant vers neuf heures quinze dans son bureau, l’un des plus beaux du palais primatial, il pensait probablement à sa femme et sa fille, protégées loin de cette horreur. Sa fille, la pianiste de son coeur. Sa femme, la rose mauve de ses bonheurs. Elles n’auraient jamais dû souffrir de cette guerre. Même si le mari et père s’était engagé, peu avaient sans doute pensé qu’il pourrait ne pas en revenir. Louis D’Artemeont lui-même en aurait ricané ironiquement dix jours avant, alors, comment pouvait-il encore trouver le courage d’écrire une dernière lettre à « ses bien-aimées ». Quatre lignes sur un papier à entête, à peine lisibles. Il ne s’attarderait pas à pleurer, et à peine la missive fût-elle cachetée et remise au pilote de l’appareil qu’il s’en retournait à son poste. À neuf cinq sept très précisément, il pénétrait dans la grande salle. Le ciel gronda lourdement, sans qu’il ne se montre plus inquiet. Il ne fuirait pas, comme on l’avait ordonné. Il resterait jusqu’au bout, en liquidant de sa propre main s’il le fallait ces cyborgs qui avaient réduit ses forces de trente à trois mille hommes.
Le regard noisette étincela lorsqu’il fixa son aide de camp. Il remonta la longue table où trônait un matériel électronique désormais inutile, interpella ses officiers qui le saluèrent en l’écoutant religieusement. Les ordres étaient simples : assurer un contact étroit avec le terrain, et ne laisser aucun prisonnier.
— Si vous voyez un ami se faire prendre, vous lui rendrez un grand service en l’abattant. La Confédération est redoutable, mais elle ne doit pas passer Auxerre, conclut-il.
Personne ne protesta. Des renforts affluaient du sud-est, et seraient sur place dans la soirée au plus tard. Il suffisait de tenir, et le corps d’armée pouvait conserver la position dix heures.
Le général adressa un sourire assorti d’un « bonne chance, messieurs », après quoi il essaya, dans une ultime tentative, de contacter Lyon. En vain.

Febus et le chirurgien travaillaient depuis près de deux heures, et Keller ne se plaignait pas. Avait-il au moins conscience de la boucherie qu’était devenu le bloc, ou bien mettait-il cela sur le compte de son quasi-fanatisme envers les cyborgs ? Son esprit commençait doucement à se connecter vers la matrice universelle qui nous liait tous, et malgré cela, je ne pouvais pas deviner le fond de ses sentiments. La seule chose que je ressentais, c’était le bonheur qui émanait de lui avec la puissance d’un soleil.
Bonheur relatif alors que bras et jambes avaient fini dans un bloc de congélation, et que son tronc était fendu de haut en bas. Un système vasculaire connexe dérivait en douceur le sang du coeur vers un bloc à hémooxygénation autonome, et une bonne vingtaine de câbles partaient de son crâne à demi découpé. Il ne hurla pas une seule seconde, ne protesta pas un seul instant là où n’importe quel humain l’aurait fait depuis longtemps. Moi qui pensais être insensible, j’avais dans mes rangs des soldats effectivement plus machines qu’hommes dans leur esprit.
Febus s’activait sur une longue table disposée à côté de Keller, ajustant les premiers éléments du nouveau corps. Sa colonne vertébrale, longue tige métallique articulée par une quarantaine de servomoteurs était déjà fixé à la base de son crâne, et les lourdes plaques de carboacier ne tarderaient pas à refermer son dos, son torse et son abdomen. Le générateur plasma, semblable au mien, faisait tourner une interface médicale et toute une série de gestionnaires informatiques qui commençaient à réguler les rares éléments organiques restant en place.
Dans deux heures, Javier serait comme moi, en plus neuf. Là ou cinq ans avant il fallait douze heure pour remplacer deux jambes par d’erratiques erzats hésitants, il en aura aujourd’hui fallu à peine quatre pour changer en totalité la chair d’un humain par le métal d’une machine effrayante.
Car oui, ce capitaine serait effrayant. J’imaginais sans peine ce qu’il se passerait une fois que le chirurgien aurait achevé son travail. Bras et jambes mécaniques se glisseraient en lieu et place de ceux que l’on avait arrachés. Le cybernéticien ajusterait les derniers implants cérébraux, complémentés d’un million d’unités nanobotiques, son hémisphère droit achèverait en quelques semaines de devenir un incroyable supercalculateur. Il refermerait le crâne trépané de plaques luisantes, protégeant parfaitement les restes rosés d’un cerveau volontairement abimé. Et moi, dans mon rôle symbolique, j’installerais l’oeil bionique, lui faisant retrouver la lumière, et chargerait en lui la Vérité. Alors, Keller aurait achevé de devenir un cyborg.
Je remarquais le travail minutieux du médecin examinant les courbes de son visage. Il avait détruit la mandibule droite, et la remplaçait en ce moment même par un assemblage complexe qui brillait malgré le sang qui l’éclaboussait. Une sorte de chuintement se produisit lorsque le chirurgien vissa une articulation parfaitement plate auprès de son oreille, et Keller entrouvrit la bouche. Il tenta de soupirer, mais plus aucun souffle d’air ne sortait de sa bouche. À cet instant, le coeur sanglant du capitaine cessa net son activité. Rien n’avait averti de ce brutal arrêt, mais personne ne s’en soucia. Les deux gros tuyaux en polymère transparent qui le reliait à la nouvelle pompe se rétractèrent en se crampant, empêchant au sang de refluer et à l’air de rentrer.
Le chirurgien fit signe à Febus de l’aider. L’homme se saisit délicatement du reliquat grenat qui avait apporté la vie pendant tant d’années, et le déposa délicatement dans une cupule en inox, tandis que le cybernaute nettoyait l’emplacement et fixait le générateur en lieu et place du coeur. L’objet était constitué d’un cylindre large d’une quinzaine de centimètres de diamètre sur dix d’épaisseur. Une cinquantaine de câbles s’étalait sur la couronne en béryllium, dont trois étaient blindés d’un métal rouge. Au centre du cylindre, légèrement surélevé, une lueur bleutée s’échappait au travers d’une lentille de silice, identique à celle de mon oeil. Douze inserts en carbone pur cerclaient la lentille.
Toujours inactif, car privé de deutérium et de tritium, la chambre de fusion du générateur devait constamment être maintenu sous vide. Vide qui disparut lorsque deux fioles furent connectées aux câbles d’alimentations de l’engin, vibrant légèrement tandis que l’intensité lumineuse de l’opaline augmenta sensiblement. Là encore, Keller ne broncha pas. Je le fixais, et il sourit faiblement. Même avec un tiers du visage encore réduit à l’état de bouillie sanglante, il ne se plaignait toujours pas.
Diogène devait bien avoir raison, après tout. S’il désirait tellement ça, la douleur physique et psychologique ne représentait plus rien pour lui.

Nohan n’avait finalement pas quitté son poste. La pendule de l’holo affichait quatre heures quarante, et le silence étreignait à la perfection la totalité de l’étage. Ferrand s’était éclipsé, sans justification aucune, laissant au scientiste un flot de questions. Il lui fallut beaucoup de tact et de sang froid pour obtenir au compte-gouttes quelques informations. Ferrand avait démissionné, laissant son siège au général Nimond, qui ne souhaitait entrevoir personne cette nuit.
Surpris et sceptique, Borghi se contenta d’obéir. La situation semblait se tendre pour l’administration militaire, et les aller-retour de l’aide de camp du général n’auguraient rien de bien rassurant. Alors, résigné, il tentait de faire bonne figure en analysant le dysfonctionnement de la mise à jour des serveurs franciliens. Grave erreur.
Lorsque la porte desservant l’open-space de l’étage où s’étalait le plus gros des bureaux, Nohan ne leva pas la tête. « Surement un courant d’air », pensa-t-il.
Il lui sembla entre apercevoir une ombre fugace, et toujours enfoncer dans ses calculs et hypothèses divers, il donna à ce signe à l’apanage de sa fatigue.
Foro se tenait à une dizaine de mètres de Nohan. Muscles tendus par la tension et la S-neurine, rythme cardiaque oscillant aux frontières de la fibrillation ventriculaire, mais conscience plus claire que jamais. Comment avait-il pu rester si longtemps éloigné de cet état d’éveil extraordinaire ? Il ne chercha pas l’ombre d’une seconde. La cible, seulement, la cible. Et faire sauter tous les obstacles qui pourrait empêcher d’accomplir le but ultime de cette mission.
Quatre heures quarante-deux. Et le scientiste se leva, doucement. Sans savoir pourquoi ni comment, un doute l’assombrit. Il ne devait pas bouger de son bureau comme si une menace le côtoyait dangereusement. « Foutaise », marmonna-t-il.
Quatre heures quarante-deux. L’assassin rompit sa position protégée, se mettant aussitôt en danger. La pistole fermement campée dans sa main droite, il avança, pas feutré. Un vieil homme se présentait de dos, inconscient de sa propre mort. Décision funeste pour cet imprévu.
L’aug scanna le scientiste, ne révélant aucune arme, hormis une seringue électrique qui délivrait son insuline. Rassuré par cette information silencieuse, Foro voulut, pour la première fois depuis longtemps, regarder la mort dans les yeux.
— Retournez-vous ! Aboya-t-il. Ne tentez rien, ou je vous abats sans sommation.
Le ton dur fit sursauter Nohan. Prudemment, il dévoila son visage, abimé par la fatigue et le chagrin, ne cherchant même pas à apitoyer son meurtrier.
Alors, bousculé entre ironie et désespoir, il comprit que cette horrible impression qui le poursuivait depuis son dernier sommeil n’était que le parfum âcre de sa propre fin.
— Je ne veux pas souffrir, murmura-t-il en tombant à genoux, face à Foro.
Le jeune homme se rapprocha telle une flèche, et se pencha sans crier gare auprès de son prisonnier.
— Répètez, glissa-t-il.
— Je ne veux pas… souffrir, déglutit Nohan.
Se relevant, Foro laissa un rire nerveux et cruel résonner dans le bureau.
— Vous ne pourriez pas faire comme les autres, et me demander de vous laisser… en vie, simplement ?
— Il est des choses que vous ignorez.
— Dites-moi tout, lança-t-il, désinvolte, tout en consultant l’heure. J’ai quelques minutes pour vous voir déchanter.
Il souleva sa lèvre supérieure, dégageant un sourire mauvais.
— Avec un peu de chance, poursuivit Foro, j’accepterai peut-être votre… demande.
Nohan le fixait de ses grands yeux gris. Comment cet enfant pouvait-il penser ainsi ? Une lueur malsaine brillait dans son regard, ses mots n’étaient qu’un venin sec et amer, rendant pénibles ses derniers instants.
— Vous n’aurez rien, pauvre fou.
Plus de rire, cette fois. Foro le mit en joue, sans hésiter.
— Le général est mort. Tout est allé très vite, je ne lui ai laissé aucune chance. Vous voyez cette pistole ?
Il l’approcha de Nohan, comme s’il s’agissait d’un objet quelconque.
— Une seule décharge. Une seule décharge et il s’est écroulé, électrocuté. Boum, fin de partie pour votre très cher général.
Le scientiste déglutit bruyamment, et secoua la tête de droite à gauche.
— Tellement de choses que vous ignorez…
— Ne m’obligez pas à vous rendre muet.
Foro ne vit rien. Focalisé sur le visage de Nohan, il s’en fallut de très peu pour qu’une aiguille vienne se planter dans sa cuisse droite. L’aug l’avait heureusement prévenu. Trop tard, hélas.
D’un revers fin et rapide, le vieil homme ne rata pas son second coup. Tibia gauche, bolus massif d’insuline à action rapide. Foro se retira en lui assenant un violent coup de pied qui brisa la main fautive.
— Maintenant, tu vas crever, sale con.
— Et vous aussi.
— N’en soyez pas aussi sûr.
Foro ne riait plus, et son bras tremblait légèrement.
— Vous n’étiez pas dans le contrat, j’en suis navré, monsieur.
La gâchette s’enfonça, une vive lueur bleutée illumina la pièce un court instant. Nohan se contracta douloureusement un court instant, le regard rivé vers le plafond. Le même sort que Nimond, en moins agréable.
Il se dirigea d’un pas pressé vers la sortie. Douze minutes, largement assez pour s’enfuir en silence et rejoindre Iverson. Il n’aurait même pas besoin d’éliminer les cadavres.
Le soleil illuminait durement chaque recoin offert à sa chaleur. L’éclat aveuglant, malgré l’heure peu avancée, gênait D’Artemont, coincé au creux d’une fenêtre. Le bruit d’explosions se produisant à quelques centaines de mètres de lui parvenait jusqu’à son bureau avec une clarté angoissante. Aucun doute, il allait être très difficile de tenir jusqu’à l’arrivée des premiers renforts. Il regarda sa montre. L’offensive ennemie n’avait débuté que depuis quatre-vingt-dix minutes et beaucoup de terrains étaient passés dans les mains de la Confédération. Les nouvelles, toutes plus mauvaises de minutes en minutes, arrivaient et s’échouaient sur son bureau sans qu’il n’en fût surpris.

Les vitres tremblaient, par à-coup, mais il ne bougea pas d’un pouce. Son esprit s’évadait vers le ciel blanchi par l’été, blanc tirant vers le gris et le noir à mesure que les secousses se faisaient plus rapprochés et que le feu se rependait dans les environs.
— Mon général ?
La porte s’ouvrait en grand, laissant sur son seuil un des rares colonels qui semblaient du même avis que D’Artemont. Pour eux, tout allait se terminer.
— Tout est prêt, mon général, continua l’officier. S’ils arrivent…
— Lorsqu’ils arriveront, rectifia D’Artemont.
— Lorsqu’ils arriveront, reprit le colonel, ils disparaitront avec nous.
Il soupira, déchiré entre soulagement et peur.
— Guetteray, j’aimerais bien être seul à présent.
— Mais… mon général ?
— Je vais très bien, aussi bien que la situation puisse me le permettre. Mais ne soyez pas stupide. Faites venir le Magister jusqu’à nous, prétextez une reddition, mais arrangez-vous pour qu’ils viennent jusqu’ici sans liquider les soldats encore debout.
— Cinq-cents, mon général, enchaina Guetteray. Peut-être moins.
Nouveau soupir.
— Faites cesser le feu.
— B… bien, mon général
Le colonel passait d’un teint gris de fatigue, à celui plus fantomatique de la peur. Sans répondre, il s’apprêta à s’en retourner, mais la voix rauque et légèrement cynique de D’Artemont le retint un court instant.
— Et laissez-moi seul, Guetteray.
Il n’y eut jamais de réponses.

L’ordre ne dût pas mettre plus d’une dizaine de minutes à arriver sur mon bureau, imprimer en urgence sur un papier grisé de poussière.
— Une reddition, Magister.
— D’Artemont, précisa Erwin en restant légèrement en retrait auprès du bureau. Il souhaiterait discuter avec vous de conditions éventuelles en vue d’une paix immédiate. Un cessez-le-feu est déjà appliqué dans leurs rangs, et nos officiers ont eu l’intelligence d’en faire autant.
— Auxerre est-elle en danger ?
Erwin s’apprêta à répondre, avant de se raviser. Diogène avait surgi du néant, brusquement. Il devait l’avoir senti, lui aussi.
— Les positions sont stables, mais fragiles. Le palais de l’archevêché est cerné aux deux tiers par nos hommes.
Je laissais un sourire froid crisper mes lèvres. Ce n’était pas autre chose qu’un rictus cynique, que remplaça rapidement une habituelle concentration.
— Faites préparer un transporteur ou quoi que ce soit d’autre pour que je sois rapidement sur Auxerre.
— Bien Magister.
Erwin se retira. Je tentais de relâcher la pression qui me maintenait hors de mon état habituel depuis plus de vingt-quatre heures, sans y parvenir. La situation semblait aussi radieuse qu’elle était en réalité très délicate. Si nous ne parvenions pas à avancer plus loin qu’Auxerre, l’armée mettrait à peine quelques semaines à faire revenir la situation à la normale. La seule solution consistait à avancer vite, très vite. Quitte à devoir trahir, ou faire de sombres compromis.
Non, en fait, tout était très simple. Gagner ou perdre, point final. Mais simple n’avait jamais signifié facile. La nuance, aussi subtile fût-elle, comportait son importance.
Et puis, soudain, je repensais à Keller. Je ne pouvais pas l’abandonner, pas avant d’avoir terminé et honorer son dû. Lui au moins, je ne devais pas le trahir.
Sans y faire attention, je me connectais le canal crypté que j’utilisais habituellement avec Léo. Bien sûr, les ordres auxquels je l’avais assigné pour la mission « Tempête d’Acier » allaient le retenir suffisamment longtemps pour qu’il ne puisse me remplacer, mais son avis serait toujours mieux que mes doutes.
D’abord surpris, il avait laissé passer quelques instants avant de me répondre.
— Eh bien, ne choisis pas, avait-il conclu sagement.
Auxerre pourrait souffrir d’attendre une demi-heure supplémentaire, pas Keller. Rassuré, je coupais le contact.

— Magister ? Est-ce que… C’est vous ?
Il parlait, pas de la façon la plus conventionnelle qui soit, mais Keller parlait. Sa voix résonna le temps d’un souffle entre les surfaces creuses de mon esprit. J’étais debout, penché sur lui. Il me rendit un sourire presque éteint, le sang avait disparu des reliquats vivant de son visage.
Tout le reste avait subi le sort programmé. Le métal luisant, le carbone mat, la silice bleutée découverte çà et là sous les plaques recouvrant son corps, dessinant un semblant d’anthropomorphisme.
Keller semblait différent. Un véritable changement avait agi sur sa conscience et sur son âme. Je pouvais presque palper cette transformation, la sentir m’effleurer les doigts et les oreilles, au creux de mes orbites pourtant habitué à ce genre de transposition. Littéralement, j’hallucinais dans la logique. Et cela devait cesser.
— Oui, je suis là, Commandus.
Il écarquilla son seul oeil vivant. L’autre, « l’amélioré », n’avait pas encore pris place dans son emplacement final. L’appendice hémisphérique patientait sur un plateau en inox stérilisé. Je m’en saisis, mes mains ayant pour l’occasion fait place à deux pinces tripodes longues et acérées, ressemblant davantage à des instruments de torture plutôt qu’à des outils chirurgicaux.
— Vois comme je vois, déclarais-je d’un ton neutre en approchant la pièce de son visage.
L’oeil artificiel cliqueta un court instant, avant de s’illuminer de lueurs rouges virant aussitôt vers un bleu azur.
— Et comprends comme je comprends.
Un câble d’acier surgit brusquement de mon avant-bras gauche, se plantant dans sa nuque. Son visage se détendit, se renfermant sur lui-même le temps d’un souffle. Il détourna son regard du plafond, et me fixa. L’intensité qu’il portait sur moi n’avait rien de commun. Comme de l’amour, en plus sincère.
— M… Magister…
Le processeur vocal toussota. Le balbutiement mécanique se corrigea de lui-même, tandis que je retirai le lien qui nous avait unis quelques secondes.
L’interface médicale ne signalait rien d’anormal, alors je fis signe à Febus de redresser la table d’intervention. Lentement, le visage de Keller s’éleva, pour finir par se retrouver à ma hauteur.
Un chuintement emplit le silence, et l’imposant corps mécanique de l’ancien capitaine se décolla de la surface plane qui avait supporté son Changement.
Keller lança un pied, puis l’autre. Le sol trembla sous le poids du choc.
— Je servirais le Futur dans la Force et dans l’Honneur. Vous, Magister Kris, êtes mon guide et je suis à tout jamais votre fidèle serviteur, déclara-t-il en me saluant d’un geste précis et puissant.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Alors, ému malgré tout, je m’approchais plus près encore de lui. L’ersatz qui remplaçait ma main échoua sur son épaule.
— Bienvenu parmi nous, Commandus Javier-Antonin Keller.

À présent, tout était différent. Autre lieu, autre ambiance. Autres choix.
Il ne tremblait pas, ou si peu. Comme Maurlez, il restait digne. Peut-être avais-je été simpliste dans mes considérations envers cette armée traitresse. Des hommes valeureux la faisaient tenir, pantelante certes, mais encore debout.
— Général d’armée Louis d’Artemont, commença un aide de camp. Chef des corps armés régulier et expéditionnaire en charge du secteur de Paris Grande-Couronne.
Pas de fioritures, ni de titre ronflant. Le profil bas, ils tiraient vers l’essentiel. Nous ferions de même.
— Magister Kristian Standberg, commandant en chef de la Confédération, répondit Erwin.
Je lançais un regard vers le général. Lui aussi. Nous étions neutres, parfaitement calme et maitrisé, bien loin de ce ministre gras et suant d’angoisse.
— Général…
— Magister…
— Général, repris-je, je suis ici concernant votre demande de capitulation sans condition. Ayant étudié la question avec mes chefs d’État major, je suis d’accord pour recevoir votre déposition. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
— Non, Magister.
— Dans ce cas, veuillez me suivre. Nous signerons les documents officiels dans un lieu neutre.
Il y eut un silence terrible. La main gauche de D’Artemont sursauta, et continua à trembler de longues secondes. Son aide de camp – un colonel au vu de ses insignes — l’observa nerveusement, avant de fixer avec insistance le sol.
— Cela vous pose-t-il un problème, général ?
Il hésita. Ses lèvres tentèrent de bouger, protestant contre cet ordre, mais finalement, il se résigna et secoua la tête de droite à gauche.
— Major, veuillez contacter l’Apologius.
Les quatre cyborgs qui se tenaient derrière moi se tendirent eux aussi. Ils comprenaient que nul débordement ne devrait avoir lieu. Par pure précaution, ils se préparaient à la pire des éventualités, et les canons encore tièdes surgirent de leurs épaules. Menaçantes, les gueules d’acier pointaient directement le crâne du général.
— Mes hommes vous escorteront. Ne tentez rien d’inutile.
— Bien sûr… Magister.
Sans crier gare, sans aucun ordre établi, nous nous retournions vers le hall du bâtiment. Dans une parfaite cadence, nos pas frappaient le marbre poussiéreux du bureau.
Nous n’avions pas fait cent mètres hors des jardins de l’archevêché qu’une puissante déflagration racla l’air. Réflexes à vif, je plongeais tête en avant contre le sol. Une vague atroce de chaleur pure lécha les environs, mais je tenais bon. Les pierres fendues et disloquées plurent en fins grumeaux calcifiés, retombant en corolle tout autour de nous. La lumière de l’explosion se dissipa presque aussitôt, ne laissant pour seule trace qu’une fumée opaque et suffocante.
Erwin s’était jeté à mes côtés. Je sentais son inquiétude, et sans crier mot, le rassurait. Je vivais, et je vivrais encore assez longtemps pour comprendre. Le complot était évident, trop évident même. J’avais eu le bon sens de suivre ses recommandations concernant la signature, et cela me valait une chance insolente. Tout alla vite. Il se passa moins d’une trentaine de secondes pour que je lui communique mes ordres, qu’ils partent en direction du transporteur affrété et que moi-même me mette en tête de retrouver D’Artemont. Finalement, lui aussi avait l’honneur aussi pourri que tous les autres. Il fallait qu’il devienne l’exemple brutal de l’ordre et de la discipline, et son sort tout comme sa correction seraient effroyables.
Presque par hasard, alors que je ne distinguais pas grand-chose dans la fumée malgré toute la technologie qui me guidait habituellement, je tombais sur son aide de camp. Mort, la bouche ouverte et le crâne à moitié décapité par un éclat de pierre. Je ne m’y attardais pas, cherchant frénétiquement son supérieur.
La scène devint surréaliste. D’Artemont, debout et hagard, regard halluciné, se jeta sur moi. Malgré son âge, sa force semblait intacte. Déséquilibré, je reculais en chancelant, avant de parvenir à l’arrêter. Mes mains trouvèrent prises sur ses bras que, violemment, je bloquais en les brisant. Il hurla. Je le retournais vers moi, brutalement, et le fixais avec une intensité que je n’aurais pas cru possible. Ce n’était plus de la haine, froide et contenue, mais de la colère, la plus humaine que je puisse exprimer.
Je restais ainsi, silencieux de ne pas trouver les mots. Comme si le choc avait brisé tout ce que Diogène s’évertuait à me faire admettre. D’Artemont semblait perdu, mais tout au fond de ses yeux grands ouverts, une détermination implacable le maintenait debout. Encore.
— Je ne pourrais plus rien pour vous. Pauvre imbécile.
Ça y est. Tout était revenu en deux mots. Le pourquoi du comment, l’explosion, la reddition, le combat.
— Je ne croyais pas les cyborgs si naïfs, articula-t-il en ayant un sourire mauvais.
Je tirais sur les bras, un peu plus fort. Il y eut d’autres craquements. Son cri fusa, arraché à ses entrailles.
— Ne tentez rien. Que cela veut-il dire pour vous ?
Il baissa la tête, sanglotant. Ses épaules déboitées pendaient mollement quand je relâchais mon étreinte, il ne put même pas ramener ses bras contre lui. Tout était brisé.
— Pauvre malade…
— Vous nous avez livré Auxerre sur un plateau d’argent. Grâce à vous, nous n’aurons plus à justifier le massacre qui va suivre.
J’agrippais son menton, le forçant à lever les yeux vers moi.
— Vous allez tout voir. Vous tiendrez le fusil qui tuera les survivants de votre armée.
Il ne répliqua pas, mais la faible lueur qui animait son regard acheva de disparaitre, définitivement.
On nous retrouva quand la fumée commençait à se disperser. Le soleil tirait ses trajectoires rectilignes dans le manteau grisonnant, comme les pans d’un rideau oblique qui n’aurait aucune accroche. D’Artemont se laissa faire lorsque que deux de mes soldats le redressaient, à peine couina-t-il quand son bras heurta par mégarde le corps métallique de l’un d’eux. Ses pieds trainaient dans la poussière, traçant un sillon irrégulier jusqu’à l’Apolgius. Même s’il avait tenté d’ouvrir le trou difforme qui lui servait de bouche, il n’en aurait jamais eu le temps. Un de mes hommes le bâillonna brutalement, sans crier gare. Il tenta de se débattre, sans succès.
Autour de nous, un calme hésitant, terrifiant presque, étouffait l’atmosphère. Personne ne savait, personne n’osait savoir, ce que cette explosion et la mêlée confuse qui s’en était suivi pouvaient bien signifier.
Mais nous, nous savions.
Le transporteur bourdonna davantage, et s’arracha du sol recouvert de poussière et de débris en tout genre. Je considérais à peine D’Artemont. Un prisonnier de guère, dont la valeur était certes énorme, mais un vulgaire homme attaché contre une barre en acier, l’air défait, et entouré d’une dizaine de cyborgs prêts à le descendre au moindre mouvement. Je retournais un instant dans le cockpit de l’appareil, et le capitaine de l’engin me laissa son fauteuil.
— Qu’allez-vous faire, maintenant ?
Je le regardais, toujours aussi pitoyable. Mon index droit chuinta, révélant une aiguille menaçante que j’avançais impitoyablement vers la gorge du général. Il blêmit, écarquilla les yeux et commença à se débattre. En vain.
— Oui, vous avez compris, continuais-je. Vous avez parfaitement compris votre rôle.
L’aiguille creva sa peau, et la seringue se vidangea en une fraction de seconde.
— Un concentré presque pur de nanoboost. Dans quelques minutes, vous ne serez plus qu’un anonyme parmi les anonymes. Vous m’obéirez, vous vous tuerez pour moi.
Je m’abaissais à son niveau.
— Vous commanderez à distance l’exécution de vos derniers hommes.
Une larme perla sur sa joue droite.
— C’est terrifiant, n’est-ce pas ? D’autant plus terrifiant qu’une fois la solution injectée, impossible de faire machine arrière…
Il pleurait, encore et encore. Ces derniers instants à avoir conscience de soi, et de savoir qu’on allait perdre cette conscience, je n’aurais jamais voulu les vivres.
— Condamné à pire que la mort.
Sa peau frissonna. Il lança une dernière fois toute sa haine contre moi, folie vaine, et sa nuque se raidit. Il s’étala, convulsa frénétiquement, avant qu’un grand calme ne s’empare à nouveau de lui. Les yeux fermés, dans un sommeil sans rêves, il achevait d’abandonner sa vie
— Détachez-le, ordonnai-je à mes hommes.
Ils s’exécutèrent, le laissant parfaitement libre.
Il avait cessé de vivre. Quand il rouvrirait les yeux, tout serait terminé.

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