Ils dévalèrent un tas de gravas et se cachèrent derrière le suivant pour ne pas se faire surprendre par les ouvriers qui commençaient leur journée. Léa les observait de loin, mais elle avait le soleil dans les yeux. L’arme était encore brûlante dans sa main tremblante, elle devait se concentrer à chaque instant pour ne pas laisser tomber ce flingue et partir en courant. C’était pas bon, mais elle ne pouvait plus reculer désormais. Dans l’immédiat, trouver une sortie. Elle comptait descendre vers le Sud, profiter de la paralysie de la circulation pour traverser le pont qui regroupait toutes les voies et passait au-dessus de l’autoroute. À partir de là, ils pourraient s’enfoncer dans les rues de la Mulatière, puis d’Oullins, essayer de choper un bus ou mieux, un train, qui les feraient traverser la zone grouillante de flics. Une fois loin, ils auraient le temps de se choisir une destination. Mais pour cela, il fallait traverser la grande rue vide qui menait au terrain vague du cirque Pinder, le long de la zone de la SNCF. Ils auraient le temps de se faire prendre dix fois en passant par là. Les sirènes dévalaient la rue à chaque minute, la nasse se refermait sur eux, ils étaient comme des poissons dans un bout d’océan qui se réduisait petit à petit. Léa sentait la pression autour d’elle, elle secoua la tête pour dissiper cette idée néfaste et se tourna vers la rue.

“- Suis-moi.

– Léa, merde… T’as tiré sur des flics ! Mais qu’est-ce que je fous là, bordel…

– T’auras le temps d’y penser plus tard. Allez, lève-toi.”

Elle le tira par le col, il fallait se bouger, avant d’être découverts. Ils sautèrent par-dessus un muret mangé par les ronces et le lierre pour se retrouver sur la route. Personne dans le coin, mais les sirènes étaient là, tout autour d’eux. Elles planaient, des ombres sur leur chemin, lancinantes, proches et diffuses à la fois. Ils traversèrent la rue puis remontèrent sur un autre mur. Une étendue de plusieurs kilomètres carrés s’offrait à eux, totalement vide, l’échangeur de la SNCF, avec les bâtiments techniques au loin. Personne dans les environs, ce qui leur laissa le temps de souffler. De prendre un peu de recul, mais pas beaucoup, quelqu’un finirait bien par comprendre qu’ils empruntaient des chemins de traverse. Le dispositif autour d’eux s’adapterait pour les avaler, inexorablement. Le temps jouait contre eux, en définitive. Comment se sortir de là ? Léa regarda Jean, dont les yeux allaient et venaient à toute vitesse le long des rails. En pleine panique. S’il était instable durant le braquage, il chutait désormais totalement en flèche. Bon pour la crise de panique, d’ici quelques minutes. Elle devait s’assurer de sa coopération pour la suite du plan. Le convaincre, au plus vite, avant qu’on ne les repère.

“- On va… suivre les rails… jusqu’au pont…” dit-elle en haletant. “Ensuite on passera par le tunnel. Le temps qu’ils s’en rendent compte, on sera loin.”

“- Comment ils nous ont eu ?” Il la regarda avec un air mauvais, le rendant manifestement responsable de la manière dont les choses avaient dérapé. Elle devait reconnaître qu’il n’avait pas tort. Mais ils étaient encore libres d’agir.

“- Va savoir… Une alarme dissimulée ? Ils savaient qu’on était là, ils ne nous sont pas tombés dessus par hasard. Écoute… Ils descendent des collines, de la presqu’île, ils viennent de partout. On doit sortir de là. Le tunnel, c’est la seule solution.

– Et après ?

– On longe le technicentre d’Oullins jusqu’à la gare, et on prend le train, aussi loin que possible. Une fois en rase-campagne, on sera tranquilles. On a assez d’argent pour voir venir.

– On va se planter… C’est foutu. On est foutus !

– Ça va aller, tu vas voir. Allons-y.”

Elle le tira et courus avec lui vers les rails. Il semblait que tout était contre eux : le soleil leur brûlait les yeux en se reflétant sur le béton, l’air devenait de plus en plus sec, ils avaient le souffle court. Elle sentait l’appréhension du manque de nicotine lui monter à la tête, mais n’avait pas le temps de sortir une Camel de sa poche. Ses mains tremblaient trop. Elle fourra le Glock au fond de sa poche, il la déséquilibrait. Le pont à cinq cent mètres devant eux, à présent, un saut de puce en terrain découvert. Les gyrophares clignotaient à la périphérie de son champ de vision pour lui rappeler la menace planant sur eux. En tournant la tête, elle voyait les silhouettes bleues se déployer sur les routes, arrêter les voitures, sonder le trafic à leur recherche. Ils s’écartèrent et s’accroupirent dans les broussailles pour laisser passer un TER qui passa en klaxonnant. Repérés, une minute à peine avant que le chauffeur n’avertisse le contrôle central, qu’ils fassent le lien et envoient les chiens de chasse à leur poursuite. Ils longèrent un entrepôt dans lequel une rame était en train d’être désassemblée par une griffe géante. Les ouvriers, concentrés sur leur opération, ne leur accordaient pas le moindre intérêt, comme s’il était normal de voir des gamins apeurés traverser les rails, le visage couvert de sueur et les yeux vides. À voir les quelques seringues qui pointaient parmi les rares touffes d’herbes, ce devait être effectivement le cas.

Ils atteignirent enfin le pont et s’arrêtèrent une minute, le temps de contempler les arches immenses qui enjambaient la rivière. Les poutrelles d’acier arachnéennes se levaient puis redescendaient, une toile serrée maintenant les voies au-dessus de la Saône. Des toiles de plastique et des échafaudages grimpaient à l’assaut du métal pour contrer la rouille, celle-ci s’attaquait aux piles et diminuait d’ampleur à mesure qu’elle atteignait le sommet. Le pont était un mastodonte lourdement posé sur des piles de béton, un monstre à l’élégance solide et imposante. Une porte de sortie aux allures de piège naturel, qui semblait les attendre. Léa avait un mauvais pressentiment, et le chassa bien vite. Sa logique lui disait que c’était le seul chemin intelligent, mais pas le moins risqué.

“- Écoute-moi bien. Je prends ces trains souvent, ils partent de la gare toutes les demi-heures. Ils croisent ceux qui arrivent plus bas sur la ligne, dans la campagne. Si on reste sur la droite, on devrait avoir le temps de passer. Vingt-cinq minutes, pour trois cent mètres.

– Je sais pas si je vais y arriver…”

Elle regarda Jean pendant quelques secondes. Le temps que surgisse dans son esprit la possibilité de laisser ici et de s’enfuir toute seule avec le sac. Elle se savait plus solide moralement que lui, il allait la ralentir. Mais non, elle l’aimait. Sans lui, plus rien n’aurait de sens. Au-delà de leur situation précaire, c’était avec lui qu’elle voulait construire sa vie, ailleurs. Elle n’allait pas le laisser tomber sous prétexte qu’il avait peur.

“- Reste avec moi. Ça va aller.”

Sans lui laisser le temps de la contredire, ni de se permettre celui d’hésiter, elle le plaqua contre la poutre d’acier en lui fourrant sa langue au fond de la gorge. Elle apprécia le goût de l’amertume, de la peur mêlée à l’adrénaline, puis elle bondit sur les rails. Courant, trébuchant sur le gravier et le bois sec, ils avançaient vers la structure de métal qui grandissait devant eux. Les flics sur leur gauche fixaient la route, essayant de détailler les automobilistes et jetant parfois un coup d’œil vers les berges, dans l’espoir d’apercevoir les fugitifs. Ils ne prêtaient aucune attention à eux, ça pouvait marcher ! Les arches au-dessus d’eux les toisaient de leur hauteur imperturbable, intimidante. Léa se souvint que ce pont avait résisté aux crues, aux nazis et à l’urbanisme galopant. Plusieurs fois détruit et reconstruit, il observait la confluence du Rhône et de la Saône depuis près de deux cent ans. Se souviendrait-il des deux silhouettes qui le traversaient, le dos courbé pour échapper à la police ? Qu’est-ce qu’il en avait à foutre, au fond, ce titan de pierre et d’acier ? Elle aurait sorti son arme pour plomber les piliers, si elle avait pu faire tomber ce monstre dans l’eau, histoire de lui montrer ce qu’elle était…

C’est là qu’elle vit le drone.

Pas grand chose, une petite boite jaune à quatre rotors, qui remontait lentement les piles pour en inspecter les failles. Il tourna sur lui-même et pointa l’objectif de sa caméra numérique vers elle. Elle s’arrêta et regarda, intriguée, son visage se refléter dans la lentille, ses yeux sombres la regarder en face. Est-ce qu’elle aimait ce qu’il y voyait ? Elle parcourut le long du carénage, et prolongea vers le pont routier en face. Deux techniciens étaient tournés vers eux, l’un d’eux tenait une console de pilotage dans les mains. À bien y voir, l’autre lui hurlait dessus, l’air affolé, puis il couru vers les policiers qui surveillaient le trafic. Léa plongea la main dans sa veste, le reste était simple. Les coups de feu résonnèrent dans l’air ambiant et dans son bras pour sceller la fin de cette parenthèse de calme. Ils rejoignirent les hurlements de la foule qui se pressait pour prendre le bus, quand elle entendit les tirs. Un des rotors de gauche éclata, le drone entama une spirale dans les airs, l’autre balle fracassa le carter, de la fumée s’en échappa. Il tomba à l’eau.

“- Et merde. Léa, dépêche-toi, on s’en va !”

Jean semblait avoir retrouvé un peu de contenance face aux événements. Il chercha à la tirer vers elle, mais elle se dégagea. Trop de gens sur sa route, trop de contraintes, s’ils voulaient jouer avec elle, ils allaient être servis ! Léa voyait l’arc dur et clair de sa propre auto-destruction, droit devant elle, si proche, mais se jura qu’elle n’allait pas se faire bouffer d’une manière aussi grotesque. Elle se redressa face au vent, au soleil brûlant et aux flics qui se terraient derrière les barrières de sécurité, et pointa l’arme devant elle.

“- Venez ! Amenez-vous, fils de putes ! Venez me chercher !”

Il lui restait neuf balles dans le chargeur, elle les avait comptées. Elle en lâcha deux pour déloger ses cibles, qui se recroquevillèrent sous la barrière, avant de se relever pour répliquer. Petites silhouettes bleues foncées, terrées contre le mince rempart d’aluminium. Les balles sifflèrent au-dessus de sa tête, pour frapper l’acier, elle sentit une sueur froide couler dans son dos. Cette fois ça y était, c’était réel, sa vision se distordait sous l’effet de l’adrénaline qui grimpait à son cerveau, son attention se fixait sur la tête qui se levait au loin. Elle ferma un œil, prit le Glock à deux mains et tira. Une fleur de sang éclata pour tapisser le goudron, les hurlements redoublèrent.

Elle venait de tuer un homme. Elle venait d’abattre un policier. Et cette pensée faisait battre le sang dans sa tête comme une extase.

Elle se cacha derrière le pilier en haletant, un large sourire au lèvres. C’était de la folie, le flingue brûlait dans sa main, elle avait de l’acide dans les veines, du plomb en fusion dans la tête. Le trip total, meilleur que la plus dangereuse coke que pouvait balancer Maxence, meilleur qu’un concert d’électro dans une boite crade. Les balles ricochaient autour d’elle sans l’atteindre, elle se sentait invincible, puissante, l’instrument de la surcharge en plein délire hormonal.

“- Regarde, Jean, regarde ! C’est dingue !”

Il ne répondit pas. Elle risqua un œil vers le pont en face pour voir un camion de l’anti-gang se garer sur le trottoir, les troupes en armure se déployer, fusils d’assaut aux flancs. Du sérieux, il ne fallait pas rester là, d’autant que le temps leur filait entre les doigts jusqu’au passage du prochain train. Les caméras d’une chaîne de télé rivalisaient avec les types lambdas qui tentaient de s’approcher pour prendre des images de leurs téléphones portables.

“- Jean ?”

Toujours rien. En se tournant vers lui, elle le vit assis par terre, à moitié posé contre une poutrelle, le visage blanc craie. Il pressait sa main contre ses côtes, sous sa veste de cuir élimée, mais ça ne suffisait pas à tarir le flot écarlate qui poissait son t-shirt. Il perdait peu à peu toute contenance, ne laissant place qu’aux influx de douleur qui voilaient sa face.

“- Je crois… Je crois que c’est pas bon…”

L’euphémisme cinglant, la balle lui avait emporté une bonne partie du foie avant de se loger dans sa colonne vertébrale, saccageant l’ordre des vertèbres. Il essaya de se relever sur ses bras, sans que ses jambes ne puissent suivre. Puis retomba lourdement au sol, et glissa lentement vers le rebord.

“- Va falloir que tu t’en ailles, on dirait.

– Non ! Non, je te laisse pas là. Viens, je vais te porter !”

Il sourit faiblement, des bulles de sang à la commissure des lèvres et sur les dents. La tâche sous sa veste grossissait à vue d’œil.

“- J’irai pas plus loin, Léa.

– Lève-toi.

– Arrête, laisse tomber. J’irai pas plus loin. Dommage… T’avais raison, c’était marrant…

– Me lâche pas ! Reste avec moi, merde !

– Allez, à la prochaine.”

Il avait dit ça sur le ton du type qui allait prendre un bus, décalé, puis il rassembla ses dernières forces dans le bras qui le tenait à la barre d’acier. Il bascula, lentement, comme l’avait fait le drone avant lui. On aurait dit que toute sa vie se concentrait dans ce moment, qu’il avait enfin prit une décision qui avait un sens. Il cligna de l’oeil vers elle une dernière fois, puis se laissa tomber dans l’eau. Dans sa chute, sa veste l’entourait comme les ailes d’un oiseau des rues.

Léa le regarda tomber, prostrée au sol, sans faire attention aux flics qui se déployaient autour d’elle. Elle n’arrivait pas à y croire. Le sac à dos traînait encore face à elle, abandonné dans la poussière. Une minute auparavant, il était là, il la soutenait. Et maintenant plus rien. L’être qu’elle aimait venait de faire son dernier plongeon direction l’eau froide de la Saône, sous le regard des caméras et les cris horrifiés. Puis l’acide reflua, la conscience aiguë et violente qu’elle était désormais seule contre tous. Et qu’elle devrait leur faire payer. Elle leva les yeux pour voir trois hommes en armure, plus robots qu’humain selon elle, qui tentaient de l’approcher par le bout. Plus rien à faire ici, autant filer. Elle attrapa le sac et courut à reculons, en vidant ce qui restait de son chargeur pour se donner de la marge. Les flics se replièrent, elle se retourna et fonça droit devant elle, loin. Très loin d’ici, du pont où elle venait de voir mourir son amour, loin de cette ville qui l’avait déçu, loin de cette vie sans but. Elle couru le long des rails, vers l’obscurité, dans l’obscurité, ce trou noir qui lui bouffait l’esprit à grande vitesse. Rien ne comptait d’autre que le bois et le métal sous ses pas. La lumière aveuglante des phares d’un train en face d’elle la chopa comme un lapin devant une bagnole, mais elle l’évita pour sentir le souffle du mouvement d’air autour d’elle. Ne pas penser, seulement courir. Le tunnel ne faisait que trois cents mètres, au bout, elle était libre. Elle devait y arriver, pour Jean qui l’avait suivi, pour tous ceux qui l’avaient mis en doute, et pour cracher à la face de ce monde de merde.

Elle avait des larmes dans les yeux, mais ça n’avait pas beaucoup d’importance. Pas plus que cette brûlure qui dévorait sa gorge et ses poumons. Foncer tout droit dans le noir absolu, comme seule opportunité, seule solution.

*

Elle ralentit à la sortie pour vérifier que personne ne l’attendait. Manifestement, les flics locaux avaient un certain problème de coordination, ou pensaient qu’ils allaient la rattraper avant la sortie. Elle parcourut le kilomètre qui la séparait dans la gare en louvoyant dans les bois, ce no man’s land entre les rails et la civilisation qu’elle avait longtemps observé, et qui lui offrait désormais une excellente cachette. La rage et la douleur dans son vente s’étaient mués en une froide acuité, une perception précise et instinctive de ce qui l’entourait. Elle n’avait plus d’arme, celle-ci gisait au fond d’un puits qu’elle avait croisé sous terre, mais Léa n’en était pas moins dangereuse. Peut-être même plus, à présent qu’elle ne semblait plus menaçante. La fureur qui brûlait en son sein aurait fait office de technique de combat. Elle se sentait la force de briser des os à main nue.

En suivant la bande de terre, elle arriva au niveau du passage à niveau, juste avant la gare, et se cacha un instant derrière le tronc salutaire d’un gros chêne qui avait résisté aux assauts du temps et de l’urbanisation. À présent, elle devait se faire anodine et discrète pour passer au travers des mailles du filet. Premièrement, le sac : elle compta une dizaine de milliers d’euros, et plusieurs grosses coupures étrangères, un sacré butin, une bonne marge. Puis son apparence physique. Elle avait de la terre et du sang sur le visage, mêlés à de la sueur. Elle se nettoya avec un mouchoir en papier, puis jeta sa cagoule, ses gants et le disque dur du bureau de change dans une poubelle.

Sur le quai de la gare, elle mit ses écouteurs et se fit passer pour n’importe quelle fille d’une banalité effrayante. Elle demanda un billet au guichet, qu’elle paya en liquide. Si ses flics n’avaient pas encore son identité, sans son visage, elle n’allait pas leur offrir sa destination par carte bancaire. Autant attendre, la garder pour les feinter, si c’était nécessaire. Elle monta dans le train sans difficulté, les arbres et les broussailles défilaient par la fenêtre. La paix, enfin.

De l’argent. Une traque. La solitude. Et le cœur prit dans un étau qui craquerait un jour ou l’autre.

Apparemment, c’était comme cela qu’elle devait commencer son aventure… Seule.

Faudrait pas qu’elle oublie d’acheter un sextoy.

64