Ils traversèrent la nuit sous la pluie, suivant les rails du tramway pour rentrer chez eux. Léa enchaînait les cigarettes sur le chemin, marchait d’un pas vif et nerveux. Jean la suivait deux mètres en arrière, attendait qu’elle se calme, espérant seulement que cette crise n’était due qu’à l’alcool et qu’elle lui passerait avec l’air frais et humide de ce début d’été. Le stress, probablement, la jeune femme devait sans doute tout simplement s’affranchir de la pression des examens. Mathilde lui pardonnerait, comme d’habitude, elles étaient amies depuis le collège. Les explosions incontrôlables d’une Léa ivre devaient être devenues une habitude pour elle. Ils croisèrent un groupe de lycéens qui parlaient fort et marchaient de travers, mais aucun d’eux n’osa interpeller le couple, sans doute un peu intimidés par les regards noirs que Léa envoyait aux passants. La lumière crue des lampadaires dansait dans les flaques d’eau projetées par intermittence par les voitures qui remontaient l’avenue, la ville était froide et calme jusqu’à l’horizon, si petit était-il. Jean accéléra le pas pour se mettre à la hauteur de Léa et la regarda, recluse qu’elle était autour de sa rage. Les larmes avaient séché en arabesques sur ses joues, elle gardait le regard pointé sur le bout de la rue, faisait un écart quinze mètres avant chaque personne qu’elle pouvait croiser. Ses gestes semblaient saccadés, mécaniques, sa respiration courte, elle courrait presque. Ils marchèrent comme ça sans dire un mot, semant leurs traces de mégots et de fumée rance. Arrivés à son appartement, Jean pressa les touches à moitié effacées du digicode, laissant sa copine s’enfoncer par la porte, toujours sans lâcher un mot. Ils avancèrent à tâtons dans le couloir où la lampe avait grillé un mois auparavant, personne ne l’avait changé depuis.

Elle entra dans l’appartement et se dirigea directement vers le frigo, d’où elle tira une bouteille de Wyborowa glacée. Elle en servit deux verres, en avala un cul sec. Jean comprit que les choses allaient être un peu plus difficiles que d’ordinaire. Habituellement, Léa se refermait comme une coquille sur elle-même, ne cherchait pas à communiquer jusqu’au lendemain de l’éclat. Mais voilà qu’elle lui tendait le second verre en plantant son regard dans le sien, avec l’air d’avoir quelque chose d’important à dire. Ce n’était pas naturel, ce n’était pas attendu de sa part. Elle aurait dû simplement s’effondrer dans leur lit jusqu’à l’aube, d’où elle serait partie avant qu’il ne se réveille, pour ne pas avoir à s’expliquer. Tout cela n’augurait rien de bon. Il prit le verre sans répondre et recula vers la chambre pour s’asseoir dans le canapé, et entreprit de rouler un nouveau cône, l’ancien ayant disparu dans une bouche d’égout. Léa s’installa face à lui sur le lit, posa la bouteille sur la table et se pencha en avant. Elle semblait désormais concentrée, à vif, ses doigts blanchissaient sur le verre couvert de vapeur gelée qu’elle tenait à deux mains, comme une tasse. Ne souhaitant pas entamer lui-même la discussion, n’étant pas tout à fait sûr de la tournure de celle-ci, il préféra jouer les noirs et finir de confectionner son joint. La fumée opaque voila bientôt le plafond.

“- Belle soirée. ‘Fait du bien de mettre les choses au point.” Elle semblait choisir ses mots avec une attention qui ne lui était pas familière.

“- Je ne suis pas sûr que Mathilde méritait tout ce que tu lui as envoyé au visage, tout de même.” Lui répondit-il de la manière la plus mesurée possible.

Il s’assurait de ne pas la brusquer, de moduler le rythme de ses paroles pour éviter de déclencher un nouvel accès de colère qui aurait détonné dans cet espace clos. De plus, il était quatre heures du matin, et il savait les murs fins comme du papier, et les voisins pointilleux. Entre leur état d’alcoolisation et l’odeur qui planait dans la pièce, il ne valait mieux pas que l’un d’eux appelle les flics. Autant la jouer calmement.

“- Je sais que j’ai raison. Son mec va revenir fier comme un roi grec, après s’être enfilé une demi-douzaine de chinoises, et reprendre sa place de mâle alpha chez sa princesse qui l’aura attendu pendant un an. Ils vont se marier, elle arrêtera son boulot à la con du moment dès qu’elle sera enceinte. Lui va se trouver un poste inutile dans une grosse boite, payé une fortune…”

Elle soupira sur l’énième cigarette entre ses doigts, qu’elle avait sorti sans y penser.

“- Un jour, elle m’expliquera pleine de gentillesse qu’elle aura grandi, et qu’elle ne pourra plus se permettre de voter à gauche, que la situation économique ne le permet plus, qu’il faut être raisonnable. Elle me dira ça entre un médecin et un avocat, en robe Chanel…

– Et donc, en quoi ça te pose problème ?

– Tu penses qu’on va finir comme ça, toi et moi ? Je veux dire, tu crois qu’on pourraient devenir aussi stupide, transparent et inintéressant pour le reste du monde ?”

Jean tira une latte et s’enfonça dans le cuir défraîchi et craquelé pour réfléchir. Il ne s’était jamais vraiment posé la question de ce qu’il allait devenir dans les dix prochaines années. Sa vie n’était pour le moment qu’un chemin monotone parsemé de galères et d’occasions manquées, il survivait au mois, ne faisait guère de plans plus en avant. Il repoussait les visites à ses parents depuis maintenant six mois, sortait de chez lui plus par habitude que par volonté, à part en ce qui concernait Léa. Dix ans, ou plus, c’était bien trop lointain pour qu’il ait à s’en soucier pour le moment. Comment aurait-il pu savoir ce qu’il deviendrait d’ici là ?

“- Non. Enfin, je suppose que non. Je pense qu’on peut se débrouiller mieux que ça.

– Moi aussi. Parce que je n’ai pas du tout envie de débiter toute ma vie des lieux communs entre le plat et le dessert, tu comprends.”

Il y avait un accent de défi qui sous-tendait ses paroles. Elle voulait le mener quelque part, le faire prendre une forme d’engagement. Il se demanda où cette discussion allait le mener, sans être certain d’en apprécier la tournure nouvelle. Léa ne pleurait plus, elle irradiait d’une flamme inquiétante qui rendait Jean méfiant, mais également curieux de savoir où cela pourrait les mener. Elle se leva pour aller chercher le cendrier marocain en céramique sur la fenêtre, puis se ré-installa, une jambe repliée sous ses fesses et l’autre droite devant elle.

“- J’ai vingt-trois ans. Je vais avoir une licence de sociologie. Je n’ai rien fait, rien accompli pour le moment. J’ai du retard, beaucoup se sont déjà réalisé à mon âge. Je ne peux pas rester comme cela sans rien faire, inactive. Et après tout, qu’est-ce qui nous retient ici ? On pourrait partir ailleurs, aller voir le monde, s’installer où il nous plaira.

– Tu veux partir une année dans un pays d’Afrique, aider les gens en détresse ?

– Génial, je reviendrai en racontant mon aventure à tout le monde au bureau. C’est parfaitement mon genre”

Le sarcasme acide dans la voix de Léa était palpable, Jean fit machine arrière rapidement. Il était en train de la perdre, de lâcher le maigre contrôle qu’il avait réussi à instaurer dans cette discussion.

“- Alors, quelle est ton idée ?”

Léa se tut un instant et contempla ses pieds, l’air songeur. Il cru un instant qu’elle s’était définitivement calmée, mais elle reprit.

“- Sortir autant de fric pour quelque chose d’aussi futile que des jouets sexuels électroniques… Politique de la terre brûlée. Je veux faire des choses comme ça. Je veux de l’argent, le dépenser dans des conneries, loin d’ici. Je veux pouvoir me payer des godes à plus savoir où me les mettre, et en être fière ! Sur une plage de sable blanc, comme dans une pub !”

Il s’abrita derrière une nouvelle bouffée pour essuyer l’averse et la laisser aller au bout de son raisonnement.

“- J’ai faim, putain… J’ai envie d’un trip que personne ne peut me proposer.”

Elle tendit la main pour allumer la télévision au-dessus d’eux, BFMTV faisait tourner en boucle les images de la manifestation de la veille, quelques milliers de personne en sweats roses qui hurlaient des slogans d’un autre âge. Ils en étaient presque touchants. La plupart n’aurait même pas imaginé manifester un jour dans sa vie auparavant. Ces types suintaient la peur et le déni, les appels à la révolution faisaient défauts dans leurs voix. Ces gens représentaient tout ce que Léa méprisait, le passé, l’attachement à des valeurs traditionnelles, qu’elle même trouvait obsolète. Peut-être qu’un jour elle resterait elle aussi bloquée dans l’image d’un passé aussi paradisiaque qu’illusoire. Non, jamais, elle ne pouvait se permettre ce genre de perspective. Plutôt crever.

“- On braque une banque. Et on s’en va.”

Il s’arrêta, abasourdi, et laissa tomber son cône sur le parquet où il acheva de se consumer. Elle avait l’air sérieuse, profondément et dangereusement sérieuse.

“- Mais, attends… Reste calme, t’emporte pas…

– C’est pas si difficile à comprendre. On rentre, on se sert, et on se casse. Le plus loin possible. Qu’est-ce qui nous retient ?”

Il le regarda avec un air d’incompréhension, n’étant pas encore tout à fait sûr qu’elle lui demandait ni plus ni moins que de partir avec elle vers l’inconnu, qui plus est après avoir violé la loi. Il avait évité le pire des emmerdes pour l’instant, n’avait quasiment jamais mis les pieds dans un commissariat. À peine joué au voleur quand il était plus jeune, assez pour que les gendarmes du village d’à côté se souviennent de lui. Rien de comparable à s’attaquer à une banque.

“- Mais comment veux-tu qu’on fasse ?

– T’en fais pas. Ça fait un moment que j’y pense. La seule question à laquelle tu dois répondre, c’est savoir si tu me suis. Alors ?”

Elle le mettait au pied du mur, comme il l’avait pressenti. Désormais, il n’était plus question de faire machine arrière, il le voyait dans son maintien, sa résolution, sa manière de le contempler comme un allié potentiel, ou comme quelque chose à écraser s’il refusait. À cet instant, il n’avait plus d’échappatoire ou de position de replis derrière laquelle se cacher. D’ordinaire, il évitait de se mêler des états d’âme les plus enfouis de Léa, pensant qu’elle savait très bien s’en défaire toute seule. Ça marchait d’habitude. Toutes choses considérées, c’est vrai qu’il n’avait pas grand chose à perdre, pas d’espoir à décevoir. Dans ses conditions, attaquer une banque semblait être une solution comme une autre, un moyen d’obtenir une vie plus intense. Ailleurs ne pouvait pas vraiment être pire qu’ici. Et la prison n’était pour lui qu’une idée lointaine et trouble, ce genre de chose ne pouvait pas lui arriver.

“- Ouais. Ouais, je vais te suivre. Quel est ton plan ?”

Elle le regarda et un grand sourire carnassier s’étira sur son visage. La fierté de la bête se mettant en chasse.

“- Tu vas voir. Ça va être très simple.”

*

À partir de là, tout été allé très vite. Elle lui avait exposé en deux mots son idée, les plans qui tournaient dans sa tête depuis un long moment, à l’entendre. Ils avaient tombé la bouteille de vodka, son paquet de tabac et la plus grande partie de la nuit. Elle parlait vite et d’une manière précise, ses tremblements avaient disparu pour laisser place à une instinctive économie de mouvement. La danseuse en elle semblait réapparaître, les gestes millimétrés trahissaient le retour de toute son acuité. Il lui fallait de quoi satisfaire son intelligence, le défi en soi y parvenait. Son assurance remontait progressivement à la surface, émergeant depuis le marasme d’idées noires qu’elle avait entretenu depuis les deux dernières années. Jean avait l’impression de découvrir une autre femme, longtemps enfermée, dont il se doutait de l’existence sans jamais l’avoir réellement rencontré. Quand elle eut terminé, l’aube pointait par dessus le ciel de béton et d’humidité, dans les bruits de la foule qu’ils partait au travail. Ils avaient baisé, comme pour sceller leur accord, avec une ferveur qu’ils n’avaient jamais atteint autrefois, le plaisir renouvelé par cette complicité jaillissante. Puis ils s’étaient endormis dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain, il s’était levé alors que Léa dormait encore. Il avait pu trouver quelques croissants devenus secs avec l’heure tardive. Il les laissa à côté du lit avec une tasse de café encore chaud, l’embrassa sur le front et sortit de l’appartement. Si elle avait émis et assemblé le plan, il devait se charger de la première mise en oeuvre. Il passa à sa banque pour retirer du liquide, le nécessaire, sans attirer l’attention. Prétextant l’oubli de sa carte, il présenta sa pièce d’identité et demanda une carte jetable au guichet. Cela lui laissa le temps de fixer le plafond, les plaques de carton d’où surgissaient parfois les orbes noires des caméras de sécurité. Il y avait quelque chose de comique dans le contraste entre les visages souriant qui s’étalaient sur les affiches au mur, promettant des taux d’intérêt hors du commun sur des placements quelconques, et l’attirail de surveillance qui se déployait autour de lui, dans les angles et les recoins de l’agence. Sur la porte intérieure du distributeur, les pictogrammes mêlaient politesse de façade et avertissement légaux. “Le personnel n’a pas accès à l’argent contenu dans les coffres”. Il faudrait trouver un autre moyen. De toute manière, il ne comptait pas opérer ici. Juste un moyen de se mettre en jambe.

Il acheta un carnet de tickets de bus en liquide dans un bureau de tabac, ainsi qu’un paquet de tabac Interval, un sachet de filtres et des feuilles Rizla. Puis il traversa la ville, changea du métro au tram et descendit devant l’université. Des étudiantes de première année se lamentaient bruyamment de l’échec supposé d’un partiel. Elles étaient mignonnes avec leurs débardeurs légers, leurs maquillages discrets et leurs sarouels, encore toutes fraîches sorties du lycée. D’ici peu, elles seraient tout à fait désirables, mais seraient-elles aussi singulières que Léa pouvait l’être ? Il doutait de croiser un jour à nouveau quelqu’un comme elle. Éclairée par la lumière du jour, la résolution de la veille devenait forte et solide, justifiée en quelque sorte. Sa mère lui avait toujours dit de ne jamais laisser passer les occasions qui se présentaient. Il avait décidé de profiter de la meilleure d’entre elles.

Il remonta le long de l’énorme bâtiment de verre, frôlant cette armature en tubes de ferraille qui avait dû être le summum de l’architecture il y a cinquante ans. Il entra dans le Castorama où il acheta de quoi remplir en gros une boîte à outils, du ruban adhésif et des colliers de serrage en plastique. Ils ne savaient pas encore précisément où ils allaient frapper, il se préparait donc à toutes les éventualités. Payées en liquide, de préférence. Léa lui avait fait un virement depuis un de ses comptes, que ses parents alimentaient depuis sa naissance, “pour se lancer dans la vie” comme ils le disaient. Elle n’allait pas les décevoir.

Le reste de la soirée fut consacré à l’étude des différentes cibles. Pour commencer, ils avaient éliminé tout les établissements à proximité d’un commissariat où d’une zone touristique, ce qui limitait déjà une bonne partie de la ville. Il fallait, de manière générale, éviter toutes les zones passantes et les rues centrales, se rabattre sur les endroits plus déserts. Ils s’orientèrent vers les secteurs en cours de construction, où les agences tentaient d’obtenir les meilleures places, quitte à arriver quatre mois avant leurs clients. Vers dix heures, ils avaient circonscrit un périmètre de recherche. Ils éliminèrent de nouveau, affinant leurs critères. Éviter la proximité d’un bureau de tabac, très fréquenté en début et en fin de journée, de même qu’une boulangerie. Surtout, éviter les banques qui s’étaient déjà fait braquer dans l’année, dont les systèmes de sécurité auraient été renforcés. Et préciser de nouveau, être de plus en plus strict, réduisant la liste des cibles potentielles à une poignée. Léa était désormais en vacances, ses parents étaient au Liban où son père interrogeait des réfugiés syriens pendant que sa mère profitait de la plage. Elle avait tout le temps de faire les repérages pendant que Jean travaillait.

Ils tablèrent une semaine sur la question. Ils abordèrent la question de la violence, des moyens qu’ils allaient mettre en oeuvre pour obtenir ce qu’ils désiraient. Jean proposait d’y aller avec des pistolets à billes factices, mais de très bonne facture, qu’il gardait chez lui, mais Léa s’y opposa. Selon elle, le risque était le même que l’arme soit réelle ou fausse, tant face à la police qu’à la justice. Dans ces conditions, autant avoir de quoi faire vraiment peur. Elle le persuada de poser la question à Maxence, ce qu’il fit sans trop y croire, persuadé qu’elle s’en remettait à un préjugé. Mais au contraire, le toxico lui lança un grand sourire et lui indiqua une somme démesurée, ainsi qu’un délai. Quelques jours plus tard, il se présentait chez eux – lui qui ne se déplaçait jamais chez ses clients – et posait sur la table un automatique Glock 19, emballé dans trois épaisseurs de papier-bulle et un sac de plastique. Il le sortit avec des gants de chirurgien et le présenta, ainsi que son chargeur. Jean ne savait pas quoi répondre. Léa se contenta de hocher la tête et de tendre à Maxence une liasse de billet.

Puis, après son départ, elle annonça à Jean qu’elle avait trouvé leur cible. Après avoir inclus dans ses recherches les bureaux de change, les acheteurs d’or et tout les autres commerces traitant de grosses sommes d’argent en liquide. Un changeur avait ouvert à une centaine de mètre du nouveau centre commercial de Confluence, cette gigantesque boite pleine de vent qui avait poussé en face du nouveau conseil régional. Toute la zone était en friche depuis la destruction de l’ancien marché-gare, il n’y avait personne jusqu’aux premières lueurs du jour. D’après elle, la boutique ne comptait que deux employés, à horaires décalés. Ils échangeaient de grosses sommes, en différentes monnaies, assez pour partir loin, où ils le désireraient.

Ils avaient un plan. Ils avaient une arme. Ils avaient chacun l’autre. Et ils allaient attaquer une banque.

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