Il était une fois une jeune cuisinière nommée Rachel. Elle rêvait de batailles, de quêtes, d’aventure, de dragons et de richesses. Enfin d’à peu près tout ce qu’il était possible de rêver, et même plus encore.

Or, il advint que le royaume devint la cible d’un maléfique dragon vert. Chassé de ses terres originelles, le saurien s’était mis à la recherche d’une nouvelle aire de jeu, où il pourrait terroriser et amasser moult pièces d’or à son gré. Le petit pays de Smier, calme et sans histoire, lui convenait à merveille. Le souverain smierois défendit vaillamment sa contrée en envoyant successivement tout ce qu’elle contenait de chevaliers, guerriers, paladins et hommes d’armes. Devant les échecs répétés de ces héros en puissance, la nation recruta tout homme capable de tenir une épée tout en reconnaissant où se trouvait le bout pointu. Las, rien ne fonctionnait, le reptile paraissait invincible.

À bout de forces, d’idées, et prêt à renoncer, le royal dirigeant se laissa aller à de malheureuses paroles. Qu’il regretta âprement par la suite. Au cours d’un repas avec ses conseillers, il s’exclama : — Jamais nous n’arriverons à nous débarrasser de ce monstre ! Tous ont échoué. Peu importe l’importance de la récompense, ou le soin passé à sélectionner les candidats, tout cela est sans effet. Nous pourrions autant prendre le premier venu, pour ce que cela nous a apporté comme bienfait.
— Votre majesté, vous ne pouvez pas dire cela, s’offusqua le chef de la garde royale.
— Comment osez-vous m’interdire de…

Alors que le roi s’apprêtait à vilipender son contradicteur, un bruit effroyable se fit entendre, suivi d’un cri perçant qui réduisit au silence tous les convives. Les têtes, couronnées ou non, se tournèrent vers la jeune femme qui s’était étalée de tout son long au centre de la pièce, renversant sur elle poulardes et oies qu’elle acheminait pour sustenter son suzerain. Car, voyez-vous, en ce pays, on ne badinait pas avec les banquets. Les tables formaient un grand rectangle creux en son centre et ouvert sur un côté. Les domestiques et autres serviteurs pénétraient ainsi dans cette aire pour déposer les nouveaux plats, ou débarrasser les anciens de l’intérieur, sans gêner les hôtes et risquer de les bousculer avec leurs vulgaires paluches.

C’est ainsi que Rachel se retrouva le point de mire de tous les regards, sans aucun espoir de passer inaperçue. La soudaine teinte pivoine de son visage laissait entendre qu’elle en était pleinement consciente…
— Toi, là ! tonna le roi.
— Qui ? M……m……moi ?
— Ton nom !
— R……R…… Ra……
— Oserais-tu faire attendre ton roi ?
— Nnnon, bien sûr que non.
— …
— …
— Et donc…
— Oui, votre majesté ?
— TON NOM !
— Oh ! Rachel, votre majesté
— Rachel, tu vas avoir l’ incommensurable honneur de démontrer à tous la sagesse infinie de ton roi…

Rachel était prête à démontrer tout ce qu’il voulait, du moment qu’elle gardait la tête sur les épaules. Et son emploi. Bien que l’un n’aille pas sans l’autre à vrai dire, voilà encore une réflexion stupide de sa part. Comment pourrait-elle garder son emploi après que le bourreau ait fait son office ? Peut-être en portant sa tête sous le bras pendant qu’elle servait. Ou en la posant sur son plan de travail pendant qu’elle cuisinait. En choisissant le bon angle, cela lui ouvrirait de nouvelles perspectives et…

Perdue dans ses pensées, Rachel fut sauvée par un reste d’instinct de survie, qui avait fort à faire avec elle, qui lui susurra des mots comme « Roi…pas content…ennuis… »
— …et c’est ainsi que je te désigne Championne du Royaume.
— Votre majesté ?
— Va t’équiper à l’arsenal.
— À l’arsenal ?
— Choisis toute arme que tu jugeras pertinente, même si la lance paraît fort pratique pour tenir à distance les crocs acérés de la bête.
— Crocs acérés ?
— Jeune Rachel, le sort du royaume est entre tes mains. Saluons Rachel et la mort imminente du dragon.

Tous se levèrent et tendirent leur verre vers la nouvelle héroïne, en un geste qui rappelait étonnamment plus un adieu qu’un encouragement. À peine eut-elle le temps de comprendre ce qui lui arrivait, qu’elle se retrouva hors du château, vêtue d’une cotte de mailles de plusieurs tonnes, d’une lance immense qui touchait le ciel, en train de faire face à la colline du pendu où avait élu domicile la terreur du pays.
— Rachel, Rachel, mais pourquoi ce genre de choses n’arrive qu’à toi, se lamenta-t-elle.

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