Au moment où je naquis, la guerre faisait rage contre les hordes skariques. L’armée enrôlait tout homme valide dans ses rangs. La famine s’étendit sur le pays et les pauvres durent mendier pour survivre. Ce fut peut-être la raison de mon abandon, je ne le sus jamais.
Mes parents me déposèrent dans un panier d’osier sur les eaux putrides traversant la ville pour emmener les déchets des habitants.
Sous la capitale, couraient des galeries interminables où travaillaient les égoutiers. Ces hommes et femmes, installés dans les sous-sols de la ville gagnaient leur vie à nettoyer, récupérer et revendre les objets qu’ils repêchaient. Ce furent eux qui me sortirent de l’eau juste avant le précipice menant à la rivière. Ce fut Mona, la plus jeune chef que l’on est vu dans les égouts qui m’attrapa avec son crochet. Cette femme à l’allure masculine avait pris le pouvoir dans les égouts après une lutte sans merci contre les différentes factions d’égoutiers. Elle avait un caractère bien trempé et une force prodigieuse. Grâce à elle, les travailleurs s’étaient regroupés dans un village construit à l’aide de déchets trouvés dans l’eau. Avec son second, Andros, ils revendaient les marchandises couteuses et rares en échange de vivre et de médicaments. Leur acheteur, un vieil homme du nom de Garius vivait à la surface dans un quartier calme. Il tenait une boutique d’objets divers et variés.
Chez les égoutiers, il existait trois groupes de travailleurs. Les Pécheurs qui descendaient dans les eaux pour récupérer tout ce qu’ils pensaient utiles, les Nettoyeurs qui nettoyaient les trouvailles des Pécheurs et enfin les Trieurs qui les rangeaient par importance.
Mona étant ma mère d’adoption et le chef de tous les égoutiers, elle m’apprit le travail de chacun et la place que je devais occuper.
Je commençai avec les Nettoyeurs car ils ont un métier simple pour un enfant de quelques années. Mona me présenta à la responsable, une femme se prénommant Ramy. Elle m’expliqua toutes les astuces pour être rapide et efficace. L’avantage d’être le plus jeune de la bande c’est que tout le monde vous prend sous son aile. Après les Nettoyeurs, je rencontrai les Trieurs. Je n’étais qu’un grouillot pour eux mais j’aimais me balader dans les différentes salles pour ranger nos trésors.
Quand j’atteins l’âge de dix ans, ce fut Mona en personne qui m’apprit le métier de Pécheur. Elle m’offrit mon crochet que j’ai encore aujourd’hui. Il n’était pas neuf, ni en très bon état mais c’est le seul cadeau que me fit Mona. Pendant les trois années où je fus Pécheur, je visitai des centaines de galeries avec Andros et Mona. C’est deux-là était inséparable. Je pense qu’ils n’ont jamais osé se dévoiler l’un à l’autre, mais l’amour volait au-dessus de leur tête depuis bien longtemps. Plusieurs fois, je les accompagnai à la surface pour revendre nos marchandises au vieux Garius. J’aimais aller chez lui car il m’offrait des friandises délicieuses et une tasse de chocolat chaud. En ce temps, jamais je n’aurais pu penser être séparé de mes parents de substitution. Je me voyais vivre une vie entière dans les égouts de la ville en compagnie de Mona et d’Andros. Mais comme souvent, le destin en décida tout autrement.

Un matin, Mona se présenta à mon abri construit avec des branches, du bois et toutes sortes d’objets trouvés dans l’eau. A la lumière d’un morceau de bougie, elle s’assit sur ma couche et me parla d’une voix si basse que je dus tendre l’oreille.

– Cette nuit, nous sortons à la surface avec Andros, me dit-elle. Ça te dirait de nous accompagner?
– Avec plaisir, m’exclamai-je tout sourire.

Mona me mit aussitôt en garde. Des groupes de coupe-jarrets traînaient dans les rues pendant la nuit. Je lui promis de faire attention et de l’écouter sans broncher. Elle fut satisfaite et me laissa me préparer tranquillement pour notre excursion. Le soir venu, armé d’un vieux couteau rouillé et de mon crochet, je suivis Mona à travers le dédale infernale des égouts. Nous nous enfoncions dans les profondeurs où la pierre était grossièrement taillée et où les rats se reproduisaient en masse. Au bout d’un temps infini, nous arrivâmes à un cul de sac on nous attendait Andros. Le jeune homme grand et maigre comme un clou souriait. Il tenait dans sa main un sac bondé de marchandises à vendre. Je le saluai rapidement puis nous empruntâmes l’échelle pour sortir à l’air libre. Le vent froid me cingla le visage. La nuit étoilée était pour moi comme un soleil d’été, j’y voyais comme en plein jour. Je finis de m’extirper des abysses et resserra mon manteau miteux autour de moi pour ne pas attraper la mort. Mona me suivit de peu et nous partîmes à la suite d’Andros qui trottinait devant. La ville n’avait pas changée depuis ma dernière sortie. Les hautes maisons oppressantes, les rues pavées et instables sous mes pieds. Le seul aspect positif fut l’air frais nettoyant mon nez de l’odeur nauséabonde des réseaux d’eaux.
Notre groupe s’enfonça dans les ruelles sinueuses de Tyrie jusqu’à une porte en bois où Andros frappa deux fois rapidement puis trois fois lentement.

Une minute plus tard, la porte s’ouvrit sur un vieil homme chauve. Il nous invita à entrer ce que nous fîmes sans tarder. L’intérieur de la demeure était propre et chauffé. La lumière des bougies m’éblouit et je clignai des yeux. Le parquet était agréable sous mes pieds nus, sa chaleur se diffusant dans mes jambes. Garius prit le sac des mains d’Andros et farfouilla dedans. Il en sortit des pierres de toutes les couleurs, des pièces de métal et des objets en terre et en pierre. Il les disposa sur une table et les regarda longuement.

– Il n’y a pas grand-chose, dit-il. Je vous prends le tout pour deux sacs de vivre et un sac de médicaments.
– Ne nous prenez pas pour des débiles, s’exclama Mona. Ces pierres valent dix fois ce que vous nous en donnez. Nous voulons trois sacs de vivre et trois de médicaments.

Garius grogna une réponse inintelligible en désignant des sacs dans un coin de la pièce. Andros s’y rendit et fouilla à l’intérieur avant de faire un signe de tête à Mona.

-Ce soir, s’excusa Garius, je n’ai pas le temps de vous offrir le thé et les gâteaux. Nous recevons des invités avec ma femme et je ne peux m’absenter plus longtemps.

Mona acquiesça et rejoignit Andros pour prendre les sacs. Ils m’en donnèrent deux et nous remerciâmes le vieil homme avant de retourner dans la rue. Une fois dehors, Andros reprit sa course vers l’entrée des égouts. Nous le suivions sans un mot quand trois hommes nous barrèrent la route. Armés de matraque et de couteau, ils portaient tous la même tenue en cuir marron. Celui du centre s’avança d’un pas et nous pria de déposer nos sacs et de se rendre sans faire d’ennuis.

– Nous n’avons rien fait de mal, répondit Mona. Nous rentrons chez nous.
– Vous êtes des vagabonds et la garde de la ville n’accepte pas les voleurs dans ses rues. Posez vos sacs et couchez-vous sur le sol ou nous serrons obligé d’utiliser la force.

Andros jeta un coup d’œil à Mona et cette dernière lui fit un signe de tête. Il posa son sac au sol et tira son couteau de sa ceinture. Mona et moi l’imitèrent. L’homme sourit et le combat s’engagea de lui-même. Armé de mon couteau et de mon crochet, je me jetai dans la bataille comme un fou furieux. A cette époque, je ne savais pas me battre mais je compris rapidement, que la peur de mourir nous donne des ailes. Les trois hommes se séparèrent et s’attaquèrent à l’un de nous. Mon adversaire me dépassait d’au moins deux têtes et était plus costaud que moi mais son embonpoint l’empêchait d’être rapide. J’évitai ses premiers coups en me déplaçant sur les côtés mais mes bras trop courts n’atteignaient pas leur cible. Nous nous tournions autour quand Mona hurla et roula au sol, les mains sur son ventre. Son adversaire lui enfonça son couteau dans la gorge et une giclée de sang s’en échappa. Je restai devant ce spectacle horrible sans pouvoir bouger, sans savoir quoi faire, une douleur me transperça le cœur et je me mis à suffoquer. Des larmes tombèrent sur le sol. Puis la colère s’empara de mon corps, un écran rouge me passa devant les yeux. Je fixai mon regard sur mon adversaire qui recula d’un pas. Sa peau blanchit de peur. J’avançai sur lui sans me presser, sans penser, sans réfléchir. Il m’attaqua mais j’esquivai sans peine et frappai de ma lame sous son aisselle. Une gerbe de sang colora les pavés sous nos pieds. Sans attendre, mon couteau souillé le transperça à la gorge et au cœur. Je ne regardai pas mon adversaire s’écroulai et courrai vers le combat qui faisait rage derrière moi. Andros se débattait dans tous les sens. L’un des hommes le tenait par les bras pendant que le second le lardait de coups. Je sautai sur le dos du garde et l’égorgea. Il s’écroula sur les pavés. Ses mains se portèrent à son cou pour comprimer sa blessure mais le sang coula entre ses doigts. Le dernier homme poussa Andros dans ma direction, je me déplaçai avec rapidité sur la droite et d’un saut, plantai ma lame dans son œil. Je la sentis rentrer dans son crâne et rencontrer un os avant de le briser. Je m’écroulai sur l’homme et nous roulâmes au sol. Moi, vivant et lui mort. Je restai allongé sur son corps, le souffle court, les bras douloureux et la tête à la limite de l’explosion. L’inconscience m’envahissait quand je me sentis tiré vers le haut. J’ouvris les yeux et découvris une silhouette noire derrière moi. Sa tenue flottait autour de lui et son visage était invisible derrière un écran noir. Il me fit signe de le suivre. Je ne sais pourquoi, je me levai et le suivis tel un esclave. Nous traversâmes la ville à l’heure où les premiers artisans se lèvent. Les falotiers allumaient les lampadaires à chaque coin de rue. L’homme en noir avançait d’un pas sûr dans une direction qui mettait inconnu. Nous passâmes par de grandes places où des étals de marchands se montaient dans le silence de la nuit. Personne ne fit attention à nous, personne ne nous regarda. Je suivais toujours l’ombre, un peu hagard quand ce dernier s’arrêta net devant une statue représentant une jeune femme donnant à manger à de jeunes enfants. Le visage de cette femme exprimait une telle gentillesse et un tel amour que je sentis les larmes monter. Pendant que je fixai la statue, l’homme en fit le tour et tira sur un anneau. Une ouverture se créa sous mes yeux dans la pierre du piédestal. L’ombre passa devant moi et entra à l’intérieur. De sa voix grave, elle m’ordonna de la suivre ce que je fis sans broncher. Nous empruntâmes un long escalier en colimaçon qui descendait dans les entrailles de la terre. Je retrouvai enfin un endroit que je connaissais, les souterrains de la ville. Nous arrivâmes dans un endroit faiblement éclairés par des torches accrochés au mur. La pièce était haute de plafond et large comme les rues au-dessus de nous. Je comptai quatre sorties en plus de celle d’où nous venions. Sur le mur en face de nous, se trouvait une autre statue mais cette fois c’était un homme en position de combat. Il était vêtu dans la même tenue que l’homme devant moi. Ce dernier adressa un signe du buste à la statue avant de s’engager dans un couloir à notre droite. En regardant cette statue, je retrouvai mes moyens et ma voix. Je m’approchai de l’homme en pierre et le regardai de plus près. Je n’arrivai à discerner les traits de son visage sous son large capuchon.

– Il nous fait tous cet effet quand on le voit pour la première fois.
– Qui est-ce?
– Tyrion Vhalakas, le premier d’entre nous.
– Et vous êtes quoi?
– La confrérie des ombres.
– Connais pas, répondis-je les yeux plantés sur la statue.
– Tu apprendras car tu es l’un d’entre nous.

Je ne répondis pas et l’ombre me tira par l’épaule. Nous reprîmes notre route. Les couloirs et les pièces que nous traversions étaient taillés dans la pierre grise. Nos pas résonnaient à travers le dédale de passages. Je ne connaissais pas cet endroit des souterrains mais je m’y sentais bien comme quand je rentrais dans mon abri après une journée harassante. Nous entrâmes dans une grande salle circulaire au dôme en pierre. En face de l’entrée se trouvait une estrade avec trois fauteuils en bois massif. Taillés minutieusement, ils devaient valoir un certain nombre de pierres brillantes. La salle était parsemée de petit groupe vêtu comme l’homme que j’avais suivi. Ils discutaient à voix basse mais s’arrêtèrent à notre entrée. Tous les regards se tournèrent dans notre direction. Trois personnes prirent places dans les fauteuils et mon escorte s’avança à leur rencontre. Il s’arrêta à quelques mètres et salua d’une inclinaison du buste.

– Soit le bienvenu parmi nous Falcon. Que nous vaut le plaisir de ta venue? demanda une voix de femme assise au centre.

La femme était âgée mais ses mouvements fluides et son regard perçant me troublèrent. Elle portait une tenue noire comme tout le monde mais une étoile était épinglé sur sa poitrine. Elle avait cet air sévère que je retrouvai souvent sur le visage des vieilles égoutières.

– Epargnez-moi vos simagrées, personne n’éprouve de plaisir à me voir ici, répondit Falcon. Mais je respecte toujours notre ordre et notre credo. Je me présente à vous pour demander le droit de maîtrise.
– Qui veux-tu former, Falcon? demanda l’ombre de droite, un homme massif d’une quarantaine d’année.

Falcon se tourna vers moi et m’incita à avancer. Je saluai les trois personnes d’un signe du buste maladroit et attendit que leur conversation reprenne.

– Je veux former ce jeune homme car il est digne d’être des nôtres.
– A-t-il la faveur de Tyrion?
– Oui.
– Prouve-le! demanda la femme.

Falcon se tourna vers moi et s’excusa avant de me planter une lame dans le bras gauche. Aussitôt, je ressentis la même chose qu’avec les coupe-jarrets, la même haine, la même colère. Mon esprit s’embruma et mon corps prit le dessus. Je retirai la lame de mon bras et attaqua Falcon sans comprendre, sans pouvoir arrêter mes gestes. Ce dernier se défendit sans peine et me frappa à la base du crâne. Je tombai à genou et les brumes s’évanouirent. Mon bras me lançait atrocement et je geignis comme une fillette. Falcon s’agenouilla devant moi et me passa un bandage sur la blessure qu’il serra fort pour arrêter le saignement.

– Nous avons aperçu la faveur de Tyrion dans les yeux de cet enfant, s’exclama la femme. Il est apte à être formé.
– Merci, répondit Falcon.

L’ombre m’aida à me redresser et nous nous retournâmes pour quitter la salle quand la voix de la femme reprit:

– Mais…

Falcon se stoppa net et je le vis se contracter.

– Tu ne le formeras pas seul!
– Pourquoi cela? demanda Falcon en faisant demi-tour. Je suis apte à former un apprenti. Pouvez-vous trouver meilleur que moi?
– Tu es très fort, Falcon, lui répondit une voix grave à gauche de la femme. Mais tu es incontrôlable. Cet enfant ne doit pas suivre ta voix. Le conseil a décidé que tu le formerais pendant sept années et il passera les trois dernières ici, avec nous.
– Alors je le formerais en sept ans et il n’aura plus rien à apprendre de vous, répondit hargneusement Falcon.

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