Mon maître vivait dans une aile déserte du sanctuaire des ombres. Après plusieurs années à déblayer, nettoyer et aménager, son logis était spacieux et confortable. Il disposait d’un bureau entouré par des centaines d’étagères de livres, de rouleaux et de tablettes écrites dans toutes les langues vivantes et mortes. J’ai passé des milliers d’heures dans cet endroit à dévorer des lignes d’écritures mais avant cela, Falcon dût m’apprendre à lire et à écrire. J’y trouvai aussi un établi avec des tubes en verre, des pinces, des ingrédients divers, des plantes, des fioles. En dehors de cette salle, je dormais dans une chambre si petite qu’elle me rappelait mon abri dans les égouts. J’y avais un lit et une commode pour ranger mes effets. En sept ans, je n’y ai passé que très peu de temps. Les nuits étaient courtes et le repos interdit. La dernière salle de son repaire était une salle d’armes. Les murs étaient recouverts d’armes en tout genre, des épées, des lances, des couteaux, des arcs, des masses d’armes et bien d’autres encore. Cette pièce gigantesque contenait des chevalets, des cibles, des mannequins de paille et autres instruments de torture. C’est dans cette salle que Falcon m’emmena en premier après avoir recousu mon bras et appliqué une pâte malodorante. Il s’installa en tailleur, à même le sol et m’invita à faire de même face à lui.

– Tu dois avoir beaucoup de questions, commença-t-il. Aujourd’hui et jusqu’à demain, je répondrai à toutes tes questions sans aucune exception, sans rien te cacher mais à partir de demain, tu devras garder le silence pendant une année entière. Maintenant que ceci est dit, pose-moi tes questions.
– Qui êtes-vous? commençai-je.
– Je suis une ombre, descendant de Tyrion Vhalakas. Je me prénomme Falcon Vhalakas en l’honneur de son nom.
– Que sont les ombres?
– Il y a des milliers d’années, un homme se prénommant Tyrion Vhalakas vit le jour dans les contrés reculées d’Elfia, le pays des elfes. Cet homme naquit avec une malédiction. Dès que la colère prenait le dessus sur sa raison, ses yeux se teintaient de rouge et la folie prenait le contrôle. Tyrion survécu dans la forêt pendant des années mais il fut retrouvé par son espèce et dut s’enfuir. Il entama alors un long voyage à travers le monde. Il rencontra les humains. Il apprit à les connaître, à les aimer, à les aider. Puis il découvrit la guerre, la mort, la famine, la violence, la haine, la trahison. C’est à ce moment que sa malédiction refit surface. La légende nous raconte qu’il décima une armée entière à coup d’épée. Les gens commencèrent à avoir peur de l’elfe aux yeux rouges et partout où il allait, les gens le rejetaient. Une fois de plus, il fut chassé. Tyrion prit la mer à bord d’un bateau de marchand et disparut pendant des décennies. Les gens ne surent jamais où il était puis ils l’oublièrent.
Trente ans plus tard, une personne vêtue entièrement de noire débarqua en Irilia. En ce temps, ce pays était tantôt une province de Kalindith, tantôt celle de Cyraël. La guerre faisait rage entre les deux pays et personnes ne se mettait d’accord. L’ombre noire se présenta au roi de Kalindith. Il lui expliqua que la guerre n’était pas une bonne chose et qu’elle devait cesser immédiatement. Le roi et son état-major se moquèrent de l’ombre. Quand cette dernière ressortit de sous la tente de commandement, les rires avaient laissé place au silence. Le sang du roi et de ses généraux se répandait au sol, teintant l’herbe verte d’une belle couleur vermeille. Personne ne sut comment il sortit du camp sans se faire voir mais on le retrouva dans le camp adverse le lendemain matin.
Le grand prêtre de Cyraël, commandant suprême des armées, fit venir ses immortels, le bras armées de leur dieu tout-puissant. Quand l’ombre se présenta , dix immortels l’attendaient devant le rabat de la tente. L’ombre s’inclina devant eux et deux cimeterres apparurent dans ses mains. Les gardes du grand prêtre n’eurent d’immortel que le nom. Nous les considérons comme de grands guerriers car ils moururent l’arme à demi sortie du fourreau. Après cela, le grand prêtre écouta l’ombre et rentra chez lui avec son armée. Un roi fut élu en Irilia et personne n’osa jamais plus s’attaquer à eux.
L’ombre traversa le pays de long en large, stoppant les guerres, empêchant les assassinats, tuant les tyrans. Puis il s’installa dans les montagnes skariques et créa la confrérie des ombres où il entraîna des enfants. L’ombre qui n’était autre que Tyrion Vhalakas mourut à l’âge de trois cents quarante-cinq ans laissant les ombres réglaient les conflits de ce monde. Voilà ce que nous sommes, nous sommes le bras armé de la paix. Nous faisons en sorte que les bons rois vivent, que les tyrans meurent et que les guerres s’arrêtent. Nous contrôlons le monde dans l’ombre pour que chaque personne puisse vivre libre.

Je restai sans voix. Les vieux égoutiers nous contaient souvent des histoires mais je n’avais jamais entendu celle là. Tyrion Vhalakas était un héros et pourtant, personne ne connaissait son nom.

– As-tu d’autres questions? me demanda Falcon.
– Oui, répondis-je après quelques secondes. Comment choisissez-vous les apprentis?
– Par la malédiction que Tyrion nous a transmise.
– C’est cela que le conseil a voulu voir chez moi?
– Oui, mais tu ne le contrôle pas encore. Je t’apprendrais à t’en servir pour augmenter tes capacités.
– Et si je ne veux pas vous rejoindre?
– Tu mourras car nous ne pouvons laisser la faveur de Tyrion prendre le dessus sur toi, tu deviendrai fou et tuerais beaucoup de monde.
– Donc je n’ai pas vraiment le choix, répondis-je désemparé. Soit je reste ici et je deviens une ombre, soit je meurs.
– J’en suis profondément désolé, s’excusa Falcon. Le monde n’est pas juste mais il est ainsi.
– Qu’allez-vous m’apprendre à part à me contrôler?
– Tout ce qui te sera utile pour devenir une ombre.

J’avais des centaines de questions à lui poser mais la seule qui vint à mon esprit fut celle que je n’aurai peut-être pas dû poser.

– Pourquoi les ombres ne vous aiment pas?

Les muscles de ses avant-bras se contractèrent et je l’entendis inspirer lentement. Il abaissa son capuchon et j’eus un mouvement de recul. Son visage était d’une beauté incroyable. Ses yeux vert émeraude en amande me transperçaient. Son nez et ses lèvres étaient délicats et fins. Mais le plus choquant fut ses oreilles se terminant en pointe.

– Vous êtes un elfe ? Demandai-je
– Un bâtard, répondit-il. Mon père était un elfe et ma mère une humaine.
– Est-ce pour cela qu’ils vous détestent?
– En partie. Je ne suis pas comme eux, j’ai connu Tyrion grâce aux pouvoirs des elfes et j’ai été en partie formé par lui. Il m’a fait promettre de toujours respecté le code des ombres, de toujours faire ce qu’il me semblait bon pour les êtres vivants. Malheureusement, le temps a transformé la confrérie des ombres. Ils sont devenus plus faibles, plus avares de gloire et d’argent. Je ne peux le supporter alors je vis à l’écart et je n’écoute que mes ordres. Le conseil préfèrerait que je sois mort mais ils ne peuvent me tuer car le code le leur interdit. De plus les elfes vivent très vieux. Tant que je serais vivant, je les empêcherai d’aller trop loin. Je n’ai jamais pris d’apprentis en deux cents ans mais il est grand temps que je laisse place à la jeunesse.
– Que va-t-il se passer maintenant?
– Dès demain, nous commencerons ta formation. Je t’apprendrais tout ce que je sais. Nous avons sept ans au lieu de dix habituellement. Je ne vais pas être tendre, je ne vais pas t’épargner. Quand tu me quitteras, tu seras devenu une ombre ou tu seras mort.
– Pourquoi vais-je devoir garder le silence pendant un an?
– C’est la première de nos épreuves. Le silence laisse place à l’écoute.
– Quelles sont les autres?
– Les recrues passent quatre épreuves. L’épreuve du silence, de l’aveugle, du savoir et de l’ombre.
– Que se passe-t-il si j’échoue à l’une d’entre elle?
– Il te faudra recommencer jusqu’à y arriver. Malheureusement pour toi, je ne peux me permettre que tu deviennes une ombre au service du conseil. Si tu échoues, je te tuerais. Est-ce bien clair?
– Oui, répondis-je en déglutissant bruyamment.

J’eus soudain très peur devant cet homme froid et sans pitié. Je me devais de réussir et de devenir une ombre. Après s’il le faudrait, je choisirais un autre destin mais pour le moment, ma vie était entre les mains de Falcon Vhalakas.

– As-tu d’autres questions?
– Plutôt une faveur.
– Je t’écoute mais je ne te promets rien.
– Je voudrais apprendre le maniement des cimeterres comme Tyrion Vhalakas.
– Tu apprendras, jeune homme. Tu apprendras bien plus que le maniement du cimeterre.

Je souris, j’avais hâte de démarrer l’entraînement même si la peur envahissait tout mon corps. Falcon Vhalakas n’était pas homme à mentir et je savais au fond de moi qu’il n’hésiterait pas à me tuer si je ne respectais pas ses règles. Je n’avais pas le choix, je me devais de réussir. Nous discutâmes le restant de la nuit. Au milieu de la nuit, Falcon fit résonner la cloche qui m’ordonna le silence pour l’année à venir.

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