Elle débarqua comme une ombre au Sonya’s, coupa la longue file d’attente des rescapés du premier cycle, et entra sous le nez du videur qui ne décocha pas un mot. Ses yeux parlaient pour elle. Elle traça une ligne droite au coeur de la foule qui ne s’arrêtait jamais de danser, obliqua autour d’une colonne de soutènement pour trouver refuges dans une allée de tables regroupées en alcôves. Une bande de dealers rangea précipitamment sa marchandise à son approche, mais elle passa sans leur accorder d’attention. Pas aujourd’hui. Enfin, elle arriva en vue du bar et s’y dirigea, flèche d’acier perçant la marée humaine. Le temps qu’elle s’asseye, un grand verre de rhum ambré trônait déjà à sa place, posé par la main noire d’un grand mec au visage recouvert d’un masque doré.

« – Pas ton jour, Léa. Pas l’heure de te voir.

– Situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Et puis, il n’y a personne au bureau. »

En réalité, il devait y avoir une demi-douzaine de secrétaires impatients de lui faire signer des documents, mais Léa s’en foutait. Ils s’en sortaient très bien lorsqu’elle partait en missions extérieures. Elle n’était là que pour les rassurer, assumer les conséquences. À l’heure actuelle, elle devait faire passer la redescente avec une bonne gueule de bois à l’ancienne.

« – Sale journée ?

– Pire. Tu sais pas à quel point c’est l’enfer de tous vous protéger. Heureux les ignorants, n’est-ce pas ? »

Elle avala une grande gorgée qui lui incendia sa gorge mise à vif par la drogue, et se sentit tout de suite mieux. Plus en phase. La musique était un bruit sourd de basses surmonté d’aigus intermittents et indistincts, noyés. La foule transmettait une vibration, un choc constant qui pouvait vous broyer les entrailles. Et toutes ces couleurs, qui ricochaient sur les plates-formes de cristal à opacité contrôlée.

« – Faut dire, c’est le bordel, hein ? Les petites guerres, les arrangements instables… Et parfois ça pète, hein ? Tu connais ?

– T’essaies de me dire quelque chose, Reb’ ?

– Causer. »

D’un geste du pouce, il lui indiqua l’un des recoins, une table où une gamine de six ou sept ans avalait un petit déjeuner d’oeufs et de pain grillé. En s’installant, Léa fut assommée quelques secondes par le silence abrupt, l’écran dense du brouilleur qui l’enveloppait. Rebe_4 déplaça son immense silhouette de robes rouges et vint planter son masque en face d’elle. Ses dreadlocks faisaient une couronne complexes autour de sa tête.

« – Salut Léa.

– Bonjour Sonya. Comment vas-tu ?

– Ça va. Pourquoi tu bois du rhum le matin ?

– Je ne devrais pas, tu as raison.

– Sonya. L’école. Va te préparer. » intervint Rebe_4.

La fillette disparu à l’arrière du bar, pas du tout intimidée par l’ambiance fiévreuse de la piste de danse. Légalement, tout l’établissement lui appartenait, mais Léa n’avait jamais pu savoir à qui elle prêtait son nom. Rebe_4 n’était pas son père, et elle ne savait pas non plus pourquoi le géant noir s’occupait de cette gamine. En tout cas, il y mettait les moyens, meilleurs précepteurs, développement optimal. Et en prime, une certaine résistance à la musique de merde.

« – On dit qu’une personne de marque est morte hier soir. Des infos ?

– Mec, t’as vu les images. Une balle en pleine tête au milieu du terminal, qu’est-ce que tu veux ajouter ?

– L’Aigle achète au Loup un flingue, une semaine plus tard la Russe meurt. Le Loup n’est pas un idiot. Il demande des comptes. Il veut un rapport de situation. »

Une sueur glaciale coula le long du dos de Léa, qui avala une autre gorgée pour dissimuler son trouble. Par la voix de son émissaire à la surface, le maître des sous-sols de la Cidade faisait savoir son mécontentement. Toute sanguine qu’elle était, Léa n’avait pas la prétention de s’opposer au Loup. Pas sans la logistique appropriée.

« – Quand tu descendras, tu diras à ton patron que tout est sous contrôle. J’ai cloisonné. (Elle tendit la main pour attraper le noeud de la cape de Rebe_4 et lui murmura à l’oreille.) Tu en profiteras pour lui rappeler de ne pas me prendre pour une imbécile avec ses questions stupides. C’est de mon travail dont on parle.

– Tu le lui diras toi-même, l’Aigle. Le Loup t’appelle. Un rapport de situation.

– Je ne travaille pas pour lui.

– Tu fais affaire. Pareil. »

Les pensées se heurtaient dans l’esprit de Léa, les loyautés contrariées. Pour organiser l’assassinat d’Irina Doubinski, elle avait dû frayer avec la fange de la Cidade, faire entrer une arme de contrebande, engager un mercenaire extérieur. La bête effrayée pouvait mordre. Léa ferait un excellent prétexte lorsque James Diamond mettrait en place sa politique d’expulsion. Rebe_4 posa un post-it rose plié en deux, avec une date et une heure. Elle avala le fond de son verre en réponse.

« – Sois pas en retard.

– Ouais.

– Jte ressers ? Sur mon compte.

– Bonne idée. »

Elle ferma les yeux, laissant l’alcool dissoudre les trahisons qui s’accumulaient, ainsi que le manque qui la poussait à réactiver son implant amphétaminique. Autour d’elle, la foule avait éclipsé le creux de la vague, la baisse de fréquentation lorsqu’un des quarts partait dormir et que le suivant n’était pas encore sorti des mines et des bureaux. La densité menaçait de faire exploser les murs, mais elle savait que le ciel ne lui tomberait pas sur la tête. Par bravade, elle se décida à décrocher pour grimper un escalier en colimaçon. Une plate-forme, qui la mena à une autre. Le Sonya’s changeait souvent la déco mais les étages de cristal restaient identiques, l’opacité changeait au rythme des basses. Ce mois-ci, Rebe_4 avait opté pour des projections au laser de tableaux cubistes se recombinant à l’infini, accompagnées de schémas subliminaux sur le mur d’écran au fond de la salle.

Elle s’enfonça et trouva une table libre. Comme des charognards, les dealers s’étaient rassemblés et menaient leurs affaires en pleine lumières. Des petites boules blanches enveloppées dans du plastique recyclé. Des cristaux translucides dans des origamis. D’épaisses mottes graisseuses et verdâtres. Les clients cramaient leur conso sur place mais ce soir elle s’en foutait. Elle n’avait pas l’esprit à se passer les nerfs sur des drogués.

Le rhum avait ébréché les aspérités de son attention jusqu’à l’empêcher de sentir la présence dans son dos. Lorsque le type s’assit à côté d’elle, elle sursauta et sa main chercha dans son dos un pistolet à rail qui n’y était pas. Réflexe conditionné, mais l’homme ne venait pas pour se battre. Il posa un verre surchargé de glace et de citron à côté du sien et esquissa un sourire fatigué, d’un seul côté du visage. L’autre était figé derrière d’anciennes marques de brûlures.

« – T’as foutu la merde, Fontaine. »

Est-ce qu’ils allaient tous défiler pour lui mettre le meurtre sur le dos ?

« – Si t’es si sûr de toi, Marcus, où est ton équipe d’intervention ? Tu te crois de taille ?

– T’inquiète, mon cousin n’est pas au courant. Mais je te le redis : t’as foutu une belle merde. Il jubile, au passage, ce con.

– Tout n’est pas rose au paradis de la famille Diamond, on dirait. »

Il grimaça et frappa la table du bout des phalanges, agacé, en levant son verre.

« – Diaz, meu nome Marcus Diaz ! Jacob peut bien débaucher sa pute d’anglaise, se faire appeler James et renier ses origines, moi j’oublie pas d’où je viens. Je laisse pas tomber la famille moi ! J’ai toujours été fidèle, loyal !

– Tu penses qu’il veut t’expulser, toi aussi ?

– Caralho, un peu oui. Ça fait des mois que je tourne en rond, il a envoyé sa bande de hyènes reprendre mes dossiers. Et toi, tu lui offres son expulsion sur un plateau d’argent. Il va saccager la Cidade et se l’approprier, avec ta bénédiction ! T’as foutu une belle merde, Fontaine, je te le dis.

– J’y suis pour rien.

– Oh ta gueule, j’étais sur Odyssée moi aussi. »

Il avala son verre d’un trait et le reposa si fort que le fond éclata sur une brisure cristalline. Avec une vivacité surprenante pour un homme de son âge, il attrapa le bras de Léa et l’attira à elle pour planter son regard dans le sien. Derrière le mur figé des cicatrices, l’oeil pulsait de rage, cette rage sanguinaire qui trouvait sa source dans les favelas de Sao Paulo, que la vie facile avait fait disparaître, et qui menaçait maintenant de ressurgir.

« – Tu m’as défiguré, Fontaine, j’ai pas oublié la Colombie. Mais j’ai fait avec. Je l’ai joué cool, comme on dit chez toi. Je serai pas cool, ce coup-ci. Si je dégage, tu tombes, et ta puta negra avec. Ta gamine, toute la famille. Un bain de sang, comme à la maison ! »

C’en était trop. Elle déjoua sa prise – facilement – pour remonter l’autre poing vers sa gorge. Le crochet lui coupa le souffle, elle en profita pour lui accrocher le poignet, retourner son bras dans un angle qui, elle le savait, faisait très mal. C’était enfantin. Malgré ses menaces, Marcus Diaz se laissait aller depuis des années. Pour clore le sujet, elle lui plaqua le visage contre la table, renversant leurs verres, et se pencha à son oreille.

« – Je vais tolérer tes accusations stupides, Marcus. On mettra ça sur le compte du choc. Mais si tu menaces encore ma femme et ma fille, on te retrouvera éparpillé sur tout le continent. »

Elle raffermit sa prise jusqu’à la limite du supportable, ce qui arracha à Marcus un cri étouffé par la table. Autour d’eux, la foule s’était reculé, les visages s’étaient détournés. On ne les regardait pas mais le lendemain la rue résonnerait des rumeurs.

« – Tu saisis l’idée, ou je dois te casser le bras ?

– Ça va, ça va, lâche-moi ! »

Elle serra encore un peu pour la forme et le rejeta dans un choc. Elle profita de ce répit pour enregistrer les révélations de Marcus sur son éviction. Un coup probable à jouer. Profiter du chaos. Si jamais elle en avait encore l’occasion. Puis elle commanda un nouveau verre, ainsi que pour Marcus. Il était temps de changer le cap de la conversation. Le brésilien massait son bras endolori en haletant lorsqu’elle s’assit en face de lui.

« – Parlons franchement. T’es pas là pour me livrer à la Northwind, ni à ton patron, et tu me racontes tes petits malheurs – ce qui, soit dit en passant, m’emmerde, si tu veux tout savoir. Et vu qu’on a autant de plaisir à la présence l’un de l’autre, je me dis que t’as un truc à me demander. Alors arrête les préliminaires, t’es pas mon genre. »

Haletant encore, il leva les mains bien haut en signe de paix, puis les posa sur la table. Son épaule commençait à gonfler, Léa se dit qu’elle la lui avait peut-être déboîtée. Étrange. Elle pensait avoir été plus douce. Manque de pratique.

« – La vérité, c’est que Jacob prépare ça depuis un moment. L’expulsion va affaiblir les trois têtes du Directoire, la ville entière, mais il a prévu le coup. Pendant que la Northwind et la EagleEye se débattront entre les restructurations et les investissements pour le maglev et les datalink, la Diamond finira le dôme dont le coût est déjà amorti. Après, il va dé-co-ler. Plus personne ne pourra l’arrêter, il sera le roi de la Cidade. Et nous, on sera loin. En dehors du terrain. Tu comprends ?

– Ouais. Et alors ? J’veux dire, comme d’habitude, non ?

– D’habitude, on ne lui sert pas un prétexte à domicile. Il a deux mois d’avance sur ses prévisions. Il est prêt, pas moi, personne ne l’est. Si tu n’avais pas…

– Reste poli, tu veux.

– Ouais. Bref. L’expulsion, c’est le projet de monsieur James, tu me suis ? C’est lui qui porte tout. Parce que derrière… »

Il leva les yeux et pointa la dernière plate-forme, deux mètres au-dessus de leurs têtes. Un ruban rouge barrait l’escalier. Une fois passée la barrière liquide des projecteurs, Léa aperçu l’éclat du cuir blanc d’un corset de couturier, la silhouette des semelles d’une paire de bottes, puis des cheveux châtains coupés sagement au carré. Fille de milliardaire.

« – La relève n’est pas encore prête. Et je te parle même pas de son frère, un malade, incontrôlable. Depuis la mort de leur mère, il n’a jamais été fiable.

– Tout ça ne me dis pas en quoi ça me concerne, Marcus. Même si j’apprécie le panorama de ta famille dysfonctionnelle.

– Allez, Fontaine, ne joue pas à plus bête que tu ne l’es. Plus de James, plus d’expulsion, plus de projet délirant. La Cidade est sauvée et moi avec. Et ta famille aussi.

– Tu me reparleras de ta loyauté après ça.

– La Diamond reste ce qu’elle est, je sauve la famille en coupant le membre pourri et ma conscience est aussi immaculée que l’honneur de Nossa Senhora. Et puis, dans ce scénario, c’est toi qui porte le flingue. »

Léa éclata d’un rire cruel et faillit se lever immédiatement pour mettre fin à la conversation, mais un reste de curiosité l’en empêcha.

« – T’es un sacré salopard. Qui me dit que tu m’envoies pas au casse-pipe pour te remettre sur le devant de la scène ?

– Tu auras les plans, l’opportunité, et ses gardes du corps seront des miens. Des hommes de confiance.

– J’ai à peu près autant confiance en toi qu’en une capote percée. Je croyais t’avoir dis de ne pas me prendre pour une conne. Tu deviens grossier. »

Il paraissait peiné, surpris qu’on puisse remettre sa parole en doute. Pourtant, leur passif commun parlait bien plus que son discours. Marcus n’avait pas cessé de chercher à s’en prendre à Léa pendant des années, jusqu’à ce qu’il se lasse. S’il avait été un peu plus malin, il aurait flairé la méfiance. Il sortit de sa poche une boîte de tabac brun qui empestait déjà pour s’allumer une cigarette dont la fumée agressa les narines à vif de Léa.

« – Je préfère régner dans un petit enfer plutôt que servir dans un grand paradis. S’il dégage, ce sera moi le maître.

– Un langage qui me parle. Et pourquoi moi ? »

Il s’accorda le sursis d’une bouffée avant de lâcher sa bombe.

« – Parce que tu es la sociopathe la plus méchante et la plus impitoyable de cette ville, sans scrupules, sans remords.

« – Arrête. Tu vas me faire rougir. »

Est-ce que c’était vraiment ce qu’on disait d’elle ?

« – Tu sais quoi ? Je vais te faire une fleur : je vais y penser. Comme ça, pour voir. Peut-être t’auras de mes nouvelles. Peut-être pas. Et je suis si cool, comme tu dis, que je ne vais même pas ébruiter cette conversation.

– Moi non plus.

– T’as intérêt. Parce que sinon je te retrouverai. Même si tu me crois morte, t’auras intérêt à avoir des yeux dans le dos. Impitoyable tu dis ? Bordel mec, mais t’imagine même pas.

– T’as mon numéro perso. »

Techniquement c’était faux, mais Marcus ne se faisait aucune illusion sur les talents de Malékith. Il prit son verre et descendit l’escalier en remontant un capuchon sur sa tête, comme si ça pouvait le faire disparaître. Massant son épaule qui avait déjà dégonflé, pas de casse, en fin de compte. Enfin seule, Léa s’enfonça dans l’assise du fauteuil et contempla l’alcool trouble, l’idée faisant son chemin. Il y avait du pour et du contre, mais surtout, il y avait une opportunité.

Si c’était un piège – rectification : lorsque le piège se révélerait -, elle y serait préparée. Dans tous les cas, Nyobe et Iridia seraient à l’abri. Leur fille pourrait finir son traitement et survivre, c’était tout ce qui comptait. Nyobe pouvait très bien s’en sortir toute seule si l’opération fonctionnait. À la réflexion, elle avait élevé Iridia, bien plus que Léa, son évidente compétence rejaillissait dans tous les domaines. Léa pouvait faire avec la déception de devoir s’enfuir, et pourquoi pas les retrouver plus tard. Loin, paisible, dans un de ces endroits tranquilles où personne ne viendrait les chercher. Une île quelconque avec du soleil et des montagnes.

Au plus profond, un autre sentiment se levait. Une sensation dont la perversité le disputait à la jubilation. Elle aimait ça. Elle aimait cette ambiance d’instantanéité, de prise de décision sur le fil, l’odeur de la poudre et de la bataille qui s’annonçait. Cette dernière décennie passée derrière un bureau n’avait pas pu supprimer définitivement la pulsion chaotique qui la hantait depuis toute petite. Après tout ce temps, malgré les détours, Léa était et restait une tueuse. Une professionnelle, efficace et discrète, mais infiniment dangereuse.

Quel était ce mot ? « Impitoyable », c’est ça ? Marcus avait parlé juste, pour changer.

Rasséréné, elle finit son verre sans se presser, savourant chaque gorgée comme la promesse d’un nouveau but, d’un objectif à atteindre. Là où aurait dû être anxieuse et terrifiée, elle se sentait légitimée, justifiée dans ses choix. Mais avant toute chose, elle devait prendre ses précautions. S’assurer d’avoir le matériel nécessaire, vérifier l’ouverture que Marcus allait lui fournir. Et parler à Nyobe. À cette pensée, elle soupira. Sa compagne avait déjà désapprouvé son projet de vengeance, elle s’opposerait de toutes ses forces à cette nouvelle prise de risque. Mais Léa n’était pas inquiète, elle saurait lui faire entendre raison. Il n’y avait pas d’autres choix, de toute manière.

D’abord, passer au bureau, faire illusion, faire tourner la boutique pour que personne ne se doute de rien. Et collecter des infos. En passant devant le bar pour poser son verre, elle fit signe à Rebe_4, lui demanda de s’approcher. Il devait décaler le rendez-vous avec le Loup le temps qu’elle mette son plan au point. Il acquiesça sans pouvoir s’engager. Puis elle fila au travers de la masse, de cette foule qu’à présent elle abordait comme un bouclier et une arme. Elle utiliserait la foule, le plan l’exigeait, ça sonnait comme une évidence. Cette guerre ne se jouait pas au niveau des hommes.

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