Le groupe, fort de ses nouvelles recrues, continua d’échanger ses informations. Erika expliqua à Gabriel que son fiancé et elle étaient des passionnés de spiritualité, comme ils en avaient déjà discuté avec Ethan, et qu’ils enquêtaient sur une personne mystérieuse qui détiendrait des capacités surprenantes.

La jeune allemande désirait développer sa pratique du pendule et s’améliorer dans toutes les pratiques spirituelles de divination par les cartes, les pierres et autres techniques New Age. Elle avait déniché sur Internet des témoignages à propos d’un nouveau talent dans ce domaine, apparu il y a trois ans, dont le symbole était la grue, la même que celle que Klaus avait cousue sur son sac.

Erika n’était pas parvenue à découvrir l’identité de cette personne, mais avait recoupé suffisamment d’informations pour savoir qu’elle était française et qu’elle pourrait être présente au lac de Bious Artigues le 14 juin.
— Pourquoi ici et pourquoi cette date, s’étonna Gabriel.
— Il y avait une conjonction d’astres très particulière hier soir, qui n’arrive que tous les cinq cents ans. Des rumeurs indiquent que cette personne s’y intéresse de très près.

Gabriel se demandait si cet énigmatique inconnu du Net pourrait savoir quelque chose à propos de sa mère. Peut-être était-ce Ainara elle-même ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne se montrait-elle pas ? Le jeune homme préféra taire ses doutes et ne pas se dévoiler, même s’il appréciait la franchise de la belle allemande.

Maintenant que le pont était condamné, la priorité était de trouver un moyen de quitter la vallée. Il confronta sa carte de la région avec celle de Klaus. Aucun chemin ne permettait de retourner à leur point de départ. La solution la plus évidente était de traverser la vallée, puis de faire un large détour à flanc de montagne. Cela signifiait plusieurs jours de marche à prévoir et aucun d’eux n’était équipé pour une telle durée.

Restait également la possibilité d’aller à un refuge et d’espérer que quelqu’un s’y trouverait avec des moyens de communication fonctionnels. En effet, l’équipe avait eu le déplaisir de constater que leurs téléphones respectifs ne captaient plus aucun réseau depuis ce matin, contrairement à la veille.

Tout ceci n’était pas très réjouissant et Gabriel fut le premier à oser proposer une autre option.
— Nous sommes tombés dans la quatrième dimension et on ne peut plus en sortir. Je crois qu’il nous faut maintenant l’affronter et plonger dans l’étrange une bonne fois pour toutes.
— Et qu’est-ce que tu proposes ? demanda Aymeric.
— De retourner au lac et de chercher la laminak. D’exiger des réponses, de fouiller l’endroit et de trouver un passage.
— Nous avons déjà essayé de nager sans rien découvrir.
— Sauf que maintenant, nous avons un moyen plus efficace pour nos investigations.

Gabriel se tourna vers Erika.
— Je sais que c’est dangereux, mais toi seule peux nous aider à présent. Il faut qu’on utilise toutes nos ressources. Nous vivons des événements hors du commun, servons-nous de moyens tout autant hors du commun.

Klaus fronça les sourcils, son attitude toute entière transpirait la désapprobation. Erika ne lui laissa pas le temps de protester et elle acquiesça. S’approchant de son petit ami, elle l’embrassa et lui prit la main. Klaus regarda Gabriel, haussa les épaules d’un air fataliste, et dit quelques mots à sa belle en allemand. La décision était prise, l’expédition pouvait démarrer.

Loin d’admirer le paysage, comme ils avaient pu le faire une petite journée plus tôt, les randonneurs avançaient avec une grande méfiance, scrutant les alentours en quête de tout ce qui pourrait sortir de l’ordinaire. La nature leur était devenue hostile, mesquine et sournoise, dissimulant avec perversité d’innombrables dangers.

Alors qu’ils approchaient du lac sans avoir fait de mauvaises rencontres, ils furent interrompus par des hurlements. Aymeric, Gabriel et Klaus accélérèrent le pas pour comprendre ce qu’il se passait. Obnubilés par les éléments surnaturels qui les entouraient petit à petit, et les théories fumeuses d’Ethan, ils s’attendaient à tomber sur de mystérieuses créatures issues d’on ne savait quelle légende. Le choc n’en fut que plus grand quand ils virent un adolescent, tout ce qu’il y a de plus humain, en sang au pied d’un arbre.

C’était lui qui poussait ces cris de douleur. Et ce n’était pas de maléfiques vipères, de vicieux scorpions ou des araignées mutantes qui en étaient la cause, mais un homme, d’environ quarante ou quarante-cinq ans. De taille moyenne, il devait bien peser son quintal, avec ce qui était sans doute du muscle il y a vingt ans, mais qui s’était converti en confortable matelas adipeux. Il tabassait le garçon à coups de poings et de pieds.

Cette scène surréaliste les stoppa dans leur élan. Ils mirent quelques instants avant de réaliser ce qu’ils voyaient. L’homme les remarqua et lâcha le garçon. Il évalua leur nombre, plissa les yeux en voyant la carrure d’Aymeric et prit ses jambes à son cou. Aucun des garçons ne songea à le prendre en chasse, terrifiés par les gémissements de l’adolescent.

Gabriel partit voir le blessé. Âgé d’à peine quinze ou seize ans, il était dans un sale état. Nul besoin d’être médecin pour se rendre compte qu’il n’irait pas bien loin sans soins. L’adolescent, en état de choc, se recroquevilla en voyant le nombre de personnes qui s’approchaient de lui.

Avec l’aide d’Aymeric, Gabriel s’efforça de l’installer du mieux qu’il pouvait. Le garçon sursautait chaque fois qu’il était touché. Il devait avoir des côtes fêlées, peut-être même cassées, chacune de ses réactions incontrôlées le faisant d’autant plus souffrir.

Le reste du groupe arriva et frémit en voyant la situation. La trousse de premier secours, qui avait déjà servi la veille, allait à nouveau être d’une grande utilité. Gabriel ne put s’empêcher de penser que ce n’était sans doute pas la dernière fois de leur voyage qu’ils auraient besoin de l’ouvrir.

À force de patience et de douceur, il réussit à connaître le prénom du garçon. Vincent. Ce dernier continuait à avoir très peur, surtout d’Aymeric et de Klaus, et se ratatinait dès qu’un de ces deux grands gaillards s’approchait de lui.

Une fois les premiers soins administrés, Gabriel lui laissa un peu d’intimité et rassembla le groupe.
— Vincent change la donne. Il ne pourra pas tenir le rythme de la marche tant qu’il est dans cet état. Il faut aussi qu’on lui laisse le temps de s’habituer à nous, de nous faire un minimum confiance.
— Tu veux abandonner, demanda Ethan.
— Pas du tout, le rassura Gabriel. Tu te souviens de ce que tu disais sur les tours de garde hier soir ? Je crois que toutes ces soirées passées à faire du jeu de rôle vont nous servir d’une manière que l’on ne soupçonnait pas.
— Qu’est-ce que veux-tu dire ?
— Je propose qu’on continue ce qu’on avait prévu, mais qu’on se répartisse les rôles. Aymeric et moi allons partir en éclaireur avec Erika pour voir le lac. Maeder, tu peux t’occuper de Vincent ? Je pense qu’il aura moins peur d’une fille, vu ce qu’il vient de vivre.
— Bonne idée, approuva-t-elle. Ethan pourrait même m’aider, son corps de crevette n’impressionne personne. Rien de personnel, hein !
— Alors, tout le monde est OK ? Ça vous va ? s’assura Gabriel.

Klaus acquiesça d’un air décidé, ramassa une branche solide et fit quelques moulinets menaçants. La stratégie de Gabriel fut donc appliquée, et les deux équipes se séparèrent.

Ils marchèrent une bonne heure. Une bonne et saine fatigue physique commençait à se faire sentir, et Gabriel put se concentrer sur ces efforts pour faire diversion à ses noires pensées. Le nouveau leader se sentait perplexe vis-à-vis de cette nouvelle responsabilité qu’il s’était lui-même attribuée, mais ne s’imaginait pas la rejeter. Il fallait assumer jusqu’au bout, même s’il sentait déjà une petite voix négative au fond de lui, qu’il ne connaissait que trop bien, commencer à lui murmurer qu’il ne serait jamais à la hauteur et qu’il mènerait tout le monde à sa perte. Autant avancer le plus vite possible avant qu’elle ne soit trop forte et ne le stoppe dans son élan.

Une fois arrivé au lac, il demanda à Erika de sortir son pendule. La jeune femme s’exécuta, réprimant un frisson d’angoisse, et posa la question fatidique :
— Où vit la créature que Gabriel a vue hier soir ?
Le pendule pointa le lac sans hésiter.
— Y a-t-il une entrée que nous pouvons emprunter.
Oui.
— Où est-elle ?
Le pendule pointa vers le nord-ouest. Erika se leva, marcha dans cette direction, son bras tendu entraîné avec force vers une destination dont elle ne savait même pas l’éloignement. Elle fut ainsi menée jusqu’à un énorme rocher qu’elle contourna. C’est alors qu’elle eut la surprise de voir le pendule pointer le sens inverse et l’obliger à faire demi-tour. Elle dépassa à nouveau l’obstacle avant que le même manège ne se reproduise.
— On dirait que l’entrée est là, conclut-elle, peu convaincue.

Gabriel réfléchit un instant. Que ferait-il s’il était dans un scénario d’enquête ? C’était la meilleure référence à laquelle il pouvait penser dans cette situation. Lancer les dés pour faire un « Trouver Objet Caché » ? Malheureusement, c’était impossible et il lui fallait réfléchir par lui-même.

Il élabora alors une hypothèse. Et si cette pierre n’était qu’une illusion ? Il posa la main dessus et constata avec déception qu’il ne passait pas au travers. Cela devenait agaçant, alors il se concentra pour s’auto-persuader de l’inexistence de cet obstacle et mit un grand coup de pied dans la roche. Il réprima un cri de douleur.
— Qu’est-ce que tu fiches ? demanda Aymeric.
— Rien… grogna Gabriel. Une idée pour ouvrir ce truc ?
— Et si on essayait de le bouger tout simplement ?
— Mouais… allons-y, au point où on en est.

Ils s’arc-boutèrent tous les trois contre la pierre et poussèrent de toutes leurs forces. Malheureusement, ce rocher n’avait rien d’une illusion et pesait bel et bien le poids qu’il était censé avoir.
— Bon. C’est pas brillant je dois dire, confessa Gabriel. Autre chose ?
— Écartez-vous, je vais réessayer tout seul, proposa Aymeric.
— Cela ne marchera pas mieux.
— S’il te plaît, Gabriel.

Ce dernier regarda son ami qui se pinçait les lèvres, en proie à un conflit intérieur assez intense pour qu’il le montre, une rareté chez lui. Il posa les mains sur la pierre et ancra ses pieds dans le sol. Fléchissant les jambes, il donna une impulsion terrible qui déplaça l’infranchissable obstacle de deux bons mètres. Surpris, Aymeric tomba face contre terre, se releva et reprit sa poussée jusqu’à mettre à jour l’entrée d’un tunnel humide peu engageant.

Gabriel, incrédule, regarda son ami qui contemplait ses mains. Loin de triompher, il conservait son air contrarié.
— Je n’étais pas à fond, avoua Aymeric.
— Tu plaisantes ?
— Je connais mon corps, je passe beaucoup d’heures au dojo à m’entraîner et à tester mes limites. C’est pour ça que ça n’a pas marché tout à l’heure, j’ai juste fait comme d’habitude. C’est après que j’ai senti que je pouvais aller puiser quelque chose d’autre au fond de moi, une sorte de source d’énergie que je n’ai jamais ressentie avant. Et je suis certain d’en avoir à peine effleuré la surface.
— Cela ne te réjouit pas plus que ça ? C’est énorme ce que tu viens de faire !
— Je me demande. Est-on sûr que cette… force, je sais pas comment l’appeler, est sans contrepartie ? Tu as vu pour Erika tout à l’heure ? Je préfère éviter de trop m’appuyer dessus, tant que je n’en sais pas plus.
— Tu n’apprendras rien dessus sans la tester. On demandera à Ethan, je suis certain qu’il pourra nous lister toutes les techniques d’entraînement de héros de manga des dix dernières années.
— On verra ça, Gabriel, je n’aime pas ce genre de surprises.

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