Kestrel se réveilla avant tout le monde, sa décision prise. Il alla vers le cockpit et modifia les paramètres du pilote automatique pour mener le véhicule au milieu de la boucle, à l’orée d’un long erg bien profond. La meilleure zone de pèche possible. Puis, le temps d’arriver à l’objectif, il fit du café. Si le plan fonctionnait, l’eau serait suffisante pour le reste du trajet, et dans le cas contraire… Disons que ce serait la moindre de leurs préoccupations.

Il attrapa une oreillette dans une boîte et sortit, sa tasse à la main. Le soleil se levait dans son dos, juste sur l’axe de leur trajectoire. La lumière s’annonçait brûlante, la morsure du sable bombardé d’UV. Au Sud, il voyait la fine lame de la muraille verte à l’horizon, aussi loin qu’il pouvait l’apercevoir, et sa jumelle d’astéroïdes au-dessus. Comme une barrière infranchissable, la limite du monde normal. Dommage qu’il se trouvait du mauvais côté.

« — Tu te la joues cavalier seul, Kestrel ? »

La voix de JC, un ton plus aigu que d’habitude. Une parodie de féminin, avec son intonation ironique habituelle.

« — Tiens, t’es réveillé toi.

— On ne m’a pas programmé pour dormir. Personne n’a besoin d’un virus qui se désactive huit heures par jour.

— Pas de sommeil. Pas de rêves. Pas de remords. Pas de questions, ça a l’air reposant.

— Des tas de questions, tu veux dire. Je me demande encore ce qui vous secoue à ce point dans la disparition de trois personnes. Il en reste neuf milliards, ça fait pas une grande différence. »

Le café était trop cuit, il avait un goût de rance. Kestrel en avala un peu et jeta le reste dans le sable.

« — On s’attache aux gens avec qui on passe du temps, même quand on désapprouve leur conduite. On est programmé pour ça. L’esprit de meute, un truc du genre.

— Faut que je te raconte un truc. Tu te souviens le Xinjiang, en 33 ? 50.000 le premier jour, le double le lendemain. J’étais là haut, mais je voyais tout. L’APL streamait en direct jusqu’à Pékin. Des familles massacrées parce qu’elles avaient un mode de vie différent et la volonté de le défendre.

— Où veux-tu en venir ?

— Je comprends le côté tragique de la suppression d’une quantité importante de votre espèce, de votre point de vue. Et encore, « importante »… Une fraction. Mais tes trois compagnons ? Ils ont fait un choix qui les a menés là. Où est le problème ? »

La voix dans l’oreillette semblait sincère, mais fallait pas s’y tromper. L’IA s’était enfilé des décennies de discours et de séries télévisées. Pas très difficile de copier une intonation.

« — Un grand nombre de compétences ont été perdues ce jour là. Des personnes qui auraient été capables d’améliorer sensiblement la situation dans leur entourage, selon leurs profils. D’autres auraient tout détruit autour d’eux, pour compenser. Les possibilités étaient intéressantes mais elles ont été gâchées. Par contre, tes compagnons sont allés au bout de leurs possibilités, ils ont fait ce qu’ils avaient à faire.

— Bah tiens. Je savais pas si je devais les pleurer et tu m’aides pas.

— Tu t’es décidé sans moi, sinon nous ne serions pas arrêtés ici. T’es au courant que si ça foire, vous êtes tous morts et je retourne dans ma boîte ?

— Ouais. Alors on va se mettre au boulot. »

Il détourna une partie de l’énergie du moteur vers l’émetteur à impulsion, à la main, à l’ancienne, une torche de découpe à la main et un fer à souder dans l’autre. L’IA lui indiquait ce qu’il avait à faire, mais c’était quand même ses mains qui bricolaient les circuits. Et ça ne lui déplaisait pas, finalement. Travailler un peu plus au corps, c’était plus intéressant que glander derrière un bureau à lire des conversations Facebook. Il se planta deux fois avant de trouver la bonne ligne dans la masse de câbles.

Il eut le temps de finir. Le claquement du capot coïncida avec l’arrivée de Shadow, dont les lunettes de soleil ne cachait son air furieux. Kestrel soupira. Il aurait préféré que Turkey se réveille en premier. On pouvait au moins discuter avec lui, ou elle.

« — C’est quoi ce bordel, tu m’expliques ?

— J’ai changé le plan.

— Ah ouais ? Et qui t’en a donné le droit ? »

Shadow était véloce, on aurait pas dit, sous ses plaques de blindage. Il plaqua Kestrel d’une seule main sur le char avant que celui-ci n’ait eu le temps de se défendre.

« — Écoute Shadow, j’ai regardé les logs, on ne serait pas arrivé…

— De quel droit tu changes le plan qu’on avait décidé ?

— Le plan était foireux. On manquait d’eau et de carburant. Faut couper la boucle.

— Ce n’est pas la question ! »

Shadow sortit un petit automatique qui avait l’air d’un jouet en plastique dans ses grosses mains cerclées d’acier. Son visage était un masque de rage, mélangé à un stress curieux que Kestrel ne pouvait pas définir. Mais c’était pas son problème le plus immédiat. Il avait une arme lui aussi, dans sa ceinture. Il aurait eu le temps de dégainer. Mais ça aurait signé la fin de la mission, pour de bon.

« — Tu n’avais pas à changer le plan qu’on avait mis au point ensemble !

— Celui que tu nous avais imposé, tu veux dire ? Il marche pas, ton plan, Shadow. Il nous aurait laissé dans le désert sans eau ni carburant.

— Qu’est-ce que t’en sais ? Petit Euro de merde…

— Hey, qu’est-ce que vous foutez ? »

Turkey en profita pour sortir à ce moment là du véhicule, un fusil d’assaut compact sous le bras.

« — Mais qu’est-ce qui vous prends ? Qu’est-ce qu’on fout là ? Et pourquoi tu pointes un flingue sur lui ?

— Il a craqué, il a décidé de changer la trajectoire pour nous faire tuer ! Il est cinglé !

— Lâche-le, Shadow. Je suis plus forte à ce jeu là. »

Vu son calme et la manière dont elle pointait son flingue, Kestrel n’aurait pas pu dire lequel des deux était en danger. Mais ça devait suffire au cyborg qui le lâcha et recula de quelques pas, toujours aussi énervé.

« — Alors Kestrel, C’est vrai ce qu’il dit ? Tu laisses tomber ?

— Regarde les données. En continuant le chemin, on tombe en panne à 200 kilomètres du point de rendez-vous, et on sera encerclé par le sable. Mais on si on coupe plein Ouest, on y sera d’ici demain.

— Plein Ouest, on meurt tous. Cette saloperie rode toujours dans le coin.

— On fait comme on a dit, on le sonne et on l’explose.

— C’est une idée à la con, du suicide. » lança Shadow.

« — Notre ami Shadow est terrifié par l’idée d’être désactivé. Il est pathologiquement incapable de perdre le contrôle et de laisser quelqu’un d’autre se charger d’une tâche qu’il estime être la sienne. »

JC le spécialiste du comportement humain qui la ramenait dans l’oreillette, comme si c’était déjà pas assez la merde comme ça.

« — C’est simple. Il a peur que vous ne soyez pas aussi bon que lui. Personne n’est aussi bon que lui, de son point de vue. C’est un parfait militaire, qui accepte les ordres de ses supérieurs et met la pression sur ses subordonnés. Si tu rajoutes à ça la peur de mourir assez classique chez vous, ça te donne un bon gros cocktail psychotique.

— T’aurais pas un conseil plutôt ?

— Un grand coup derrière l’oreille ?

— Il a la tête dure… »

Turkey semblait touchée par ses arguments, ou du moins elle ne pointait plus son flingue sur lui. Suffisant pour qu’il essaie de prendre l’avantage et asseoir son point de vue.

« — C’est trop tard pour faire machine arrière, de toute façon. J’ai déjà dérouté l’alimentation et notre ennemi va arriver. Shadow, tu peux toujours aller te cacher dans les rochers là-bas, loin de l’impulsion.

— Tu vas tous nous faire tuer.

— Peut-être que quelqu’un te trouvera et te redémarrera, qui sait ? »

Cette fois-ci, Turkey se retourna contre lui, et dans le mode bien méchant avec ça, comme s’il avait tiré dans un orphelinat au lance-roquettes.

« — C’est technophobe, ce que tu dis là.

— On s’en…

— Retire ça. Tout de suite. »

Kestrel se tourna vers Shadow qui semblait en mesure de l’abattre sur le champ. La journée commençait bien.

« — Ok. Désolé. Pardon Shadow. Bon, on fait quoi maintenant ? On s’y met ?

— Tu nous laisses pas le choix. Mais on en reparlera. »

Shadow partit en secouant la tête, dépité. Il n’avait pas trop d’alternative, mais ça ne l’empêchait pas de désapprouver cette situation. Kestrel se demanda un instant s’il n’avait pas été trop loin. Peut-être qu’il avait foutu la merde, en réalité. À chaque fois qu’il prenait une initiative, ça se finissait par un désastre, ou par quelque chose de si insipide que ça passait inaperçu. Et dans les conditions actuelles, la seconde option semblait très improbable.

Ça aurait été si simple de paniquer et de s’évanouir, là maintenant, et se réveiller quand tout serait terminé…

*

L’explosion souleva une gerbe de sable haute de trois mètres dans le ciel. Puis une tornade d’acier, de nanotubes de carbone et de méchanceté bondit, les pinces dressées.

Le Fouisseur avait attendu pendant des heures que leur véhicule s’avance, en tournant en rond au Nord de leur position. Il s’était impatienté. Ses protocoles de combat n’étaient pas très évolués, pas plus qu’un prédateur, d’autant que JC avait siphonné son programme avant de partir. Dans ce genre d’impasse, il allait simplement foncer tout droit et compter sur son blindage pour arriver au contact, là où il n’avait aucun rival.

Shadow n’avait pas l’intention de le laisser faire. Il surgit de derrière un rocher sur sa trajectoire, l’arme au poing, et fit pleuvoir une grêle de cartouches sur la carapace cuivrée. De simples charges creuses, il avait épuisé toutes ses perforantes. Au moins, ça le soulageait. Le drone ne fit même pas un écart de trajectoire pour se débarrasser de lui et roula droit sur le char. En surface, il avait l’air lent et pataud, ralentit dans un milieu qui n’était pas le sien. Il s’aidait de ses griffes pour avancer, comme une bête sauvage. Le croisement d’un ours et d’un crustacé. Il tourna néanmoins une griffe vers le cyborg pour lâcher une rafale. Shadow se planqua derrière les rochers avant de sauter à sa suite.

De son poste de tir, Kestrel vit que quelque chose ne collait pas. Il allait trop vite, et sans suivre la trajectoire prévue. Et Shadow partit en courant à sa poursuite, trop vite, trop proche. Kestrel planta deux cartouches de gros calibre dans la carapace, le fusil posé sur la bâche du Stuka, avant que le Fouisseur ne rentre le périmètre de l’impulsion.

Et Shadow suivait. Le con.

JC ne s’embarrassait pas de précautions. Il balança tout le jus d’un coup, sans prévenir, et Kestrel eut envie d’hurler. Il avait l’impression que son cerveau explosait sous les coups d’un gros marteau, un voile noire monta dans ses yeux et du sang coula par son nez et ses oreilles. Il secoua la tête pour chasser le trouble qui le rendait nauséeux et l’aurait fait tomber au sol s’il avait été debout, et vit que Turkey s’en sortait mieux que lui.

« — T’es prête ?

— Ouais… Je crois.

— Alors vas-y, je te couvre. »

C’était vite dit, il voyait à peine à trois mètres devant lui. Juste assez pour distinguer le drone qui avait roulé au sol, en compagnie de Shadow qui convulsait. L’oreillette ne rendait qu’un bruit blanc, JC était rentré dans sa tanière. Turkey saisit un gros tuyau et tomba plus qu’elle ne sauta du toit.

Des semaines dans le désert et Kestrel ne se sentait toujours pas à la hauteur de la tâche. Les yeux dans le vague et l’envie de vomir, il était incapable de soutenir son équipière. Tas de merde, toujours. Il tira encore au jugé sur cette grosse tâche orange et projeta des geysers de sable tout autour.

Turkey leva le bras en frappa un coup puissant et droit, le recul lui remonta le bras comme si elle avait tapé dans un mur. Elle vacilla, puis se reprit et visa plutôt les parties à découvert. Les optiques, les articulations. Comme on aurait démembré un crabe au restaurant. Un canon tordu et des objectifs qui explosent, mais elle évita soigneusement le support des roquettes situé sous le nez. Après quelques coups sourds, elle commença à fatiguer des bras et à suer, maintenant que le soleil était haut dans le ciel.

« — Reste pas là, descends, viens m’aider !

— Une seconde. »

En descendant, il nota un tressaillement dans la patte droite. Puis, à la périphérie de son champ de vision, le bras de Shadow alors qu’il cherchait à se relever. Lourd, massif, bloc de granit en mouvement. Il doubla de vitesse pour joindre ses coups à ceux de Turkey, la carapace était désormais toute bosselée, couverte de cratères qui faisaient gicler la peinture, creusait de profonds cratères. Mais c’était trop tard, l’impulsion n’avait pas fait son boulot. La bête se réveillait.

Kestrel évita le coup de pince bien vicieux du Fouisseur, mais Turkey n’eut pas autant de chance. La griffe traça un profond chemin dans son ventre, suivie d’une gerbe de sang. Elle fut projeté comme un pantin. Kestrel tenta de remettre un coup, mais il était trop loin lui aussi. Et son fusil pendait sur le toit, inutile.

La bête se dressa au-dessus de lui. Bah voilà Kestrel, t’y es, t’as réussi. Une putain de mort de héros, c’est ça que tu voulais ? En finir glorieusement, en combattant le dragon, une arme à la main ! T’es fier de toi ? Tu sais que tout le monde va t’oublier, que t’as échoué, t’es rien, t’es personne, t’aurais mieux fait de rester dans ton trou. Là où tu n’allais pas te casser un ongle, pauvre petite chose malade. Poupée cassée. Vas-y, crève, Stéphane, de toute façon c’était là que ça devait te mener. Une belle histoire bien grandiloquente, un vrai roman. Tu t’es construit un château de conte de fée pour y mourir. Et t’as l’air très fier de toi, on dirait. Même tes rêves sont pathétiques.

« — Je t’ai dit de la fermer ! »

Avec une rage renouvelée, il leva sa clé à molette et para une attaque. Les articulations faisaient un bruit strident de chaîne rouillée, d’os frottant sur la rouille. Mais le monstre était trop fort, trop rapide. Kestrel réussit à s’échapper et à faire quelques mètres avant que le drone ne l’épingle comme un papillon et le jette contre le blindage du char.

Cette fois, c’était bien foutu.

« — Tant pis… »

Le drone allait l’achever lorsqu’il fut percuté par quelque chose sur le capot avant. Il tomba et se reprit, avant d’être frappé à nouveau. Kestrel ne voyait pas ce qui le frappait, mais ça traçait de profonde balafre dans l’armure. On aurait dit que le drone hurlait de douleur. Kestrel en profita pour se lever et courir, l’esprit obscurcit par la terreur. Il prit le bras de Shadow et le traîna tant bien que mal, mais le cyborg pesait des tonnes. Il tenait assez debout, néanmoins, pour voir une silhouette descendre une dune au loin.

C’était humain et rapide, enroulé dans une longue toile bleue aux reflets verts. Ça courait très vite, le bras levé crachant des grêles de projectiles à une vitesse surréaliste. Une personne courant à cette vitesse ne devait pourtant pas pouvoir faire preuve de la moindre précision, mais pourtant les tirs atteignaient tous leur cible. Puis la forme arriva à portée et plaqua le drone au sol, où elle lui vida son chargeur dans un point sensible. Elle jeta son arme et plongea les mains dans la carcasse, comme un charognard, pour en extirper des flopées de câbles et de circuits électroniques.

L’arme était singulière et portait fort logiquement la marque de son estimée propriétaire.

Le Fouisseur s’affaissa dans une flaque d’huile parcourue de petits arcs électriques, suivies par la forme qui semblait épuisée. Iridia retira son voile et pencha la tête en arrière. Ses pupilles étaient dilatées, ses mains tremblaient et elle avait un sourire de cinglé sur le visage. Kestrel n’en croyait pas ses yeux. Tout ça n’avait aucun sens. Lorsqu’elle darda son regard sur lui, il cru qu’il allait se faire bouffer par un mort-vivant.

« — Surpris de me voir ?

— Ouais… Plutôt… Mais tu sors d’où ?

— Oh tu sais… 600 kilomètres en ligne droite en plein désert. J’ai volé une Jeep sur le chemin. Tué son propriétaire. Ses copains. Je me suis orienté avec les étoiles. Et me voilà, fringante ! Ou à peu près… »

Il s’approcha un peu plus proche, encore incrédule. Iridia avait l’air très amoindrie, le visage creusé, des ecchymose autour des yeux. Après l’effort qu’elle venait de fournir, elle ne tenait plus debout.

« — T’as une sale gueule.

— J’ai rien bouffé depuis des jours. Et ma nano-architecture a besoin d’alliage. J’ai donné tout ce que j’avais là.

— Ta quoi ?

— Je t’expliquerai… Comment vont les autres ? »

Kestrel balaya du regard les alentours pour tomber sur Turkey étendue dans une flaque de son propre sang et Shadow qui essayait de reprendre le contrôle de ses membres. Il retourna la pilote sur le dos pour vérifier ses blessures. L’éraflure était profonde, mais aucun organe n’avait été touché, heureusement. Il arracha son t-shirt et le lui noua autour du ventre.

« — Ça ira. Elle tiendra le coup. Mais c’est pas beau à voir.

— On est à quelle distance de la maison ?

— Vingt heures de route, pas plus.

— Vivement qu’on y arrive alors… »

Elle donna un faible coup de pied dans le cadavre du drone. Il rendit un bruit de coquille vide.

« — Je t’ai eu saloperie. Tu m’entends ? T’as voulu me baiser et maintenant t’es mort. Je t’ai eu, j’ai passé des jours à essayer de t’avoir. Et là t’es mort. Saloperie de boîte de conserve.

— Tiens, la fille prodigue est de retour.

— Salut JC. T’étais passé où ?

— J’ai balancé une IEM pour griller le Fouisseur. Je ne pouvais plus interagir avec le monde extérieur, mais c’est bon, je suis de retour.

— Donc il existe un moyen pour te faire taire. Bon à savoir. Bon, on y va ? »

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