Sur l’écran face à elle, des lumières bleues et rouges qui alternaient sous les sirènes ; une course poursuite entre un jeune délinquant et les forces de l’ordre.

« Bonjour si vous venez de nous rejoindre sur BFMTV. Un jeune homme a été aperçu en train d’arracher le sac de courses d’une vieille dame, place Gutenberg »

« C’est en effet une information sur le vif que vous nous proposons, Julie. L’arrestation est actuellement en cours comme vous pouvez le constater et nous vous retrouv- ça y est, si on en croit les images retransmises par les drones journalistiques, l’individu aurait été interpellé »

« D’après les premières informations recueillies par les officiers, il semblerait que l’individu ait un taux d’engagement inférieur à moins un écart-type, nous attendons confirmation »

Le bandeau d’information afficha en écho « Gutenberg : un émancipé potentiel interpellé pour vol ».

– Mme Giraud ?

Lana releva les yeux. Son interlocutrice était enfin arrivée.

– Merci d’avoir patienté. Je tiens à m’excuser pour ce léger retard.
– Bien sûr, je comprends.

Le large bureau se trouvait au fond du bâtiment, comme souvent. Lana s’engouffra dans la pièce lumineuse et déserte alors que la Présidente de l’Université lui tînt la porte. Derrière elle, le large couloir disparut sous l’effet de l’activation des senseurs de mouvements ; les vitres devinrent opaques.

– Merci de me recevoir, enchérit Lana en prenant place sur le maigre fauteuil face au long bureau.
– C’était ça ou être assignée.

Le ton était clair, sans bavures. L’universitaire ne comptait pas agir de manière citoyenne.

– Le taux d’engagement de vos étudiants a subit une baisse significative ces deux derniers mois, rappela Lana. J’ai été missionnée par la République pour repérer, comprendre, et remédier à ce problème. Coopérez ouvertement et ce processus perturbera à peine vos étudiants.
– Oh, vous savez… L’Université de Strasbourg a un passif en la matière. Ce ne sera pas la première fois qu’on essaye de militariser le Palais U.

Lana acquiesça, feignant un sourire. La Présidente faisait référence aux national-socialistes allemands qui, il y a presque un siècle, formaient la jeunesse hitlérienne dans les bâtiments historiques du campus.

– Il est dans notre intérêt à tous de coopérer. J’espère que vous changerez d’avis, acheva l’agent républicain.

Adrianne ne la raccompagna pas. Le conseil de l’Université avait voté. Le référendum chez les étudiants avaient soutenu cette décision. L’Unistra ne pliera pas. Les Universités restaient les derniers bastions du bon-sens face à la pensée unique. Quelques rues plus à l’Est, l’ENA. Taux d’engagement moyen : deux écart-types. L’Université, elle, balbutiait vaguement entre moins un écart-type et la moyenne nationale.
Pas assez, pour la République. L’enseignement supérieur était censé représenter l’engagement citoyen par défaut, un investissement dans la société. Au lieu de quoi, la génération actuelle des étudiants allaient entrer dans le monde du travail avec un taux d’engagement inférieur à la moyenne nationale. De quoi rendre l’Etat complètement paranoïaque. Non seulement, les étudiants représentaient dès à présent un risque de désengagement – une belle paraphrase du mot « terroriste », mais ils allaient de surcroît obstruer les services civiques. Le calcul était simple. Pour augmenter l’engagement citoyen, il suffisait d’aligner les services civiques ; preuve de son investissement dans la République. Si les futurs diplômés souhaitaient avoir accès à des métiers à la hauteur de leurs études, ils allaient devoir remonter leur propre taux d’engagement, nécessitant ainsi de réaliser services civiques sur services civiques. Services civiques déjà de plus en plus rares. En d’autres termes : le système allait s’écrouler de l’intérieur.
Et c’est bien pour ça qu’étudiants et enseignants-chercheurs s’étaient décidés d’une voix majoritaire. Ils avaient tous vu ce qu’il s’était passé lors du redressement citoyen des universités parisiennes. Si la République disposait déjà de surveillance de masse et d’un contrôle continu de l’engagement citoyen des Français, le redressement citoyen était bien plus invasif. Le Corps Républicain avait envahi les bâtiments, les étudiants parisiens, victimes de leur propre mal-perception de la France, avaient à peine résisté. Que voulez-vous, il y a Paris, Paris le centre de la République, et le reste de la France. Le Paris de l’élite à deux écarts-types, le citoyen, l’engagé, celui qui donnait à la société, forcément, ça s’internalise mieux chez les étudiants que le Paris émancipé à moins de deux écarts-types, parqué dans des quartiers délabrés au contrôle militaire constant. Quelques émeutes, quelques vitres cassées, à peine des lacrymogènes et le calme était revenu sous la cadence des bottes des CR. Les étudiants parisiens trop peu engagés risquaient le renvoi, à stresser comme des bêtes en attendant qu’un service civique se libère sans empiéter sur leur prochain TD. Pendant ce temps, toutes les filières avaient été redessinées, les cours « recadrés » vers des objectifs citoyens. En validant les UE correspondantes, les étudiants gagnaient en taux d’engagement mais n’apprenaient plus grand chose. Les étudiants en sciences humaines avaient été les plus mal lotis, les facultés de psychologie et de sociologie avaient été tellement redressées qu’il ne restait plus grand chose qui soit psychologique ou sociologique dans les plaquettes universitaires. Les agents républicains avaient moyennement apprécié que l’on communique des études psychosociales démontrant par A + B l’inefficacité de la République Citoyenne aux étudiants-citoyens, comme on les appelait maintenant à Paris. On essayait de Festinger-isé du Kiesler compris de travers. Mais le comprendre, c’était visiblement poser une menace à la sécurité nationale.

Quelques rues plus loin, Louis entra enfin dans sa chambre étudiante. Il eut à peine le temps de jeter son sac dans son 9m2 que la voix habituelle retentit contre les murs.

« Alerte Citoyenneté. Taux d’engagement inférieur à un écart-type. Veuillez réaffirmer votre citoyenneté au plus vite. Liste des services civiques disponibles sur la plateforme numérique du Ministère de la Citoyenneté »

Il soupira avant de rejoindre la cuisine commune. Mika était affalé sur ses cours, croquant par intervalle régulier dans un ridicule sandwich.

– On m’a refusé l’accès à la BNU, dit Louis. Ces connards de CR vérifient l’Identité Citoyenne à l’entrée. L’Université gère la BNU en collaboration avec l’Etat mais la BNU appartient à la République, qu’il m’a dit. Engagement trop faible, t’entres pas. Sale con, c’est facile quand on est fonctionnaire, hey, ton taux d’engagement est de fait élevé.
– Cherche un putain de service civique et arrêtes de te plaindre.

Mika était visiblement toujours vexé du résultat du référendum. Louis, lui, était plutôt satisfait. Non seulement on leur avait demandé leur avis, pour une fois, mais en plus l’Université s’y tenait. À ce qu’il paraît, la Présidente avait dégagé la connasse républicaine plutôt salement. Probablement la raison pour laquelle des CR avaient été postés devant la Bibliothèque Nationale Universitaire.

– Tu fais quoi en ce moment ?
– Je sers dans une association de schizophrènes, pour les aider à-

Louis avait déjà arrêté d’écouter. « Je sers ». Non mais sérieusement. Ce gars avait toujours deux-trois services civiques en cours. Il voyait ça comme une bonne chose, en plus. Réussir ses études de droit, c’était une chose. Exercer en tant qu’avocat nécessitait un bon taux d’engagement. Aucun cabinet ne prendrait jamais quelqu’un à un taux d’engagement faible. Peu de gens prenaient d’employés à taux d’engagement faible, mais moins le métier était socialement valorisé, moins les gens étaient regardants. Mika dormait trois heures par nuit pour réviser, servir, et bosser le week-end histoire d’avoir de quoi bouffer ses ridicules sandwichs.

Louis, ça l’emmerdait pas mal. Il faisait le strict minimum pour rester dans la moyenne nationale, pas que les militaires débarquent un jour retourner sa chambre sous motif de « risque de désengagement citoyen ». Genre si t’as pas aidé les grands-mères à aller aux chiottes pendant deux semaines t’es susceptible de poser une bombe en plein milieu de l’Homme de Fer.

De toute manière, les services civiques, on en trouvait surtout quand on avait déjà un taux d’engagement élevé. C’est comme ça que ça fonctionnait. Le taux d’engagement était relatif, pas absolu. On était pas juste engagé. On était engagé par rapport à l’engagement des autres. La moyenne grimpait toujours, les extrêmes avec. Les faibles engagés d’aujourd’hui étaient les forts engagés d’hier.

– Si vous faisiez plus d’effort pour la société, aussi, finit Mika, intéressant brusquement Louis.
– Arrêtes avec ta méritocratie à la con, tu veux ? La plupart des services civiques sont pris par les forts engagés parce qu’ils ont besoin de se maintenir à leur position, et tu le sais. C’est pas parce que t’as un taux faible que t’es un gros con égoïste. Si tes parents sont à moins d’un écart-type, qu’est-ce que tu veux foutre ?
– Mes parents étaient à moins deux écarts-types.
– Félicitation, tu fais partie des statistiques des pauvres défavorisés qui réussissent à une chance sur 1000 parce qu’ils se sont niqué la santé.

Mika releva enfin les yeux de ses cours pour les poser sur son ami.

– Tu sais très bien que les CR vont envahir le campus. C’était irresponsable de voter contre la coopération. Combien de vies vont payer le prix de vos idéaux à la con ?
– Tu préfères peut-être qu’on devienne comme Descartes ? Diderot ? Des espèces d’Universités Citoyennes qui censurent le savoir et qui t’industrialisent comme ces foutues Grandes Ecoles ? Enfin quoique, t’es en droit, qu’est-ce que t’en as à foutre, toi.

À la gare, Lana était tendue. Elle avait rendez-vous avec les autres agents républicains dans deux heures, le TGV pour Paris avait déjà un quart d’heure de retard. Et sur le campus strasbourgeois, les choses allaient vite prendre une tournure désagréable. Avec ce référendum, l’Université avait bien préparé le terrain. Les étudiants s’étaient engagés en votant, aussi non-officiel fut été le référendum, et mettre un pied sur le campus, c’était ouvrir les hostilités. Il fallait un plan d’action solide. Et vite. Lana ne savait que trop bien ce qu’il se passait lorsqu’on laissait les gens se désengager. Ils en avaient perdus, des quartiers. Tombés dans la misère et la décadence une fois peuplé d’émancipés, ces gens à taux d’engagement tellement faible qu’ils étaient presque des aberrations statistiques dans la masse. Et pourtant, ils étaient nombreux. Quand on ne donnait rien à la société, on se contentait de prendre. Et venait un temps où il n’y avait plus rien à prendre. Alors le crime grimpait. Vite. Affreusement vite.

Si ils perdaient l’Unistra, ils perdaient quasiment le quart de la population strasbourgeoise. Il en était hors de question. Hors de question que Strasbourg sombre. Hors de question d’avoir un flot d’étudiants à faible taux d’engagement sur le marché du travail. Il en dépendait de la stabilité de la République.

« Le TGV numéro 2410 à destination de Paris Est, départ 07h15, va entrer en gare voie 2. Il est sans arrêt jusqu’à Paris Est. »

À bord du train, les discussions s’activaient rapidement tandis que Lana rejoignit son siège.

– Tous ces vols, je te jure. Et bien sûr, c’était un émancipé!
– Je ne comprends pas pourquoi on devrait s’en occuper. C’est plutôt clair qu’ils en ont pas grand chose à faire de la société, pourquoi la société en aurait quelque chose à faire d’eux ?
– Et puis, y’en a de plus en plus. Le risque de désengagement est de plus en plus présent, ça devient grave! Les flics sont sur le qui-vive, qu’on dit!

Dans le petit bureau de réunion, l’ambiance était morose. Et pour cause. Devant Lana, un rapport classé secret-défense. Haute-Autorisation de niveau 5. Sécurité nationale. Elle n’eut pas besoin de le feuilleter pour en connaître le contenu, un de ses collègues s’en chargea pour elle.

– Les enfants de parents à fort engagement sont statistiquement moins engagés que les autres ? s’offusqua Paul.
– C’est ce que les données suggèrent, répondit simplement leur n+1.
– Pourquoi est-ce qu’on apprends ça seulement maintenant ?
– Les analystes avaient pour consigne de traiter les données par catégorie socio-professionnelle ou variable d’intérêt. Nous n’avions jamais eu l’occasion de traiter l’ensemble des données citoyennes en une seule fois.

Le système mis en place ne fonctionnait pas. Le pourquoi importait peu. Il ne fonctionnait pas. Et la vie de millions de personnes dépendait de ce système. L’engagement présupposait, en soi, d’être toujours plus important. Pour une société où l’on donnait pour le bien commun, ça n’avait pas de sens de régresser dans l’engagement avec le temps. Alors pour le maintien de la paix sociale, il était impératif de réussir à contenir l’information. Qui sait ce qu’il adviendrait d’une société dont le ciment-même s’effondre subitement.

– Il va falloir maintenir la République avec une population moins engagée, enchaîna Lana. Au fond, ça ne change pas grand chose. La moyenne sera différente, c’est tout. Les médias ne sont pas obligés de le savoir, la population non plus. Mettez quelques ingés dessus, qu’ils fassent en sorte que le système informatique s’ajuste de manière à ce que les citoyens pensent que la moyenne reste la même. Nos services sauront que l’Identité Citoyenne d’un citoyen lambda est de 237, mais tous les non-accrédités verront 456.

C’était exactement ce dont parlaient les universitaires. Lana connaissait bien ce discours, elle avait fait partie de l’équipe mise en place pour le redressement citoyen des universités parisiennes. D’après la recherche, l’engagement ne s’effectuait que lorsque l’individu agissait en libre-choix et était capable d’attribuer son comportement à lui et lui seul. Les enfants de parents à taux d’engagement élevé attribuaient l’engagement citoyen à leur famille, durant l’adolescence, forcément, ils essayaient d’en aller à l’encontre. Plus tard, c’était les normes sociales qui oppressaient si bien que les jeunes adultes n’arrivaient toujours pas à attribuer leur comportements citoyens à eux-même, pour eux-même, en ayant été libre de.
Elle n’y avait prêté qu’une demie-oreille, trouvant certaines des variables un peu étranges. Après tout, l’engagement citoyen avait fonctionné jusque-là, ces conditions ne faisaient pas grand sens. Peut-être qu’un autre mécanisme en expliquait la raison, cela dit. Mais au fond, peu importait. Si certains de ses collègues étaient du genre à inférer une origine biologique, innée, de l’engagement faible de certains individus, ce n’était pas son cas. Elle n’avait pas besoin de nier les études pour comprendre l’importance de son travail. Entre garant de la sécurité, maintien de l’ordre et négociation, les agents républicains s’assuraient de l’engagement citoyen des Français, intervenant dès que celui-ci posait problème. Si les émancipés devenaient émancipés à cause de facteurs sociétaux ou contextuels, ça ne changeait rien au problème : un faible engagement était dangereux pour la société, être peu orienté vers le bien commun n’était pas envisageable dans les temps actuels. Il était du rôle de l’Etat de s’assurer du bon engagement de chaque citoyen. Et c’était son rôle à elle de prévenir les citoyens de sombrer dans l’émancipation.

Dans un arrondissement plus au sud, une photo et quelques informations étaient dispatchées sur l’écran de Jord. En haut de la fenêtre, le logo du site et le titre de la page. « Affinités – Flirtez avec l’engagement! ». Premier site de rencontres national, entreprise Française. 2.957.756 inscrits pour 879.323 utilisateurs actifs. Et au milieu, « Lou32 ». Homme blond de 32 ans, résidant Nantes. Un taux d’engagement à plus d’un écart-type.

C’était plutôt convenable. Jord ne pouvait se permettre de relations intimes avec un homme dont le taux d’engagement était trop faible. Son image serait bien trop à risque. Monter l’échelle sociale, c’était avant-tout mettre en avant son investissement dans la République.

Il s’apprêta à cliquer sur « Envoyer un message » quand quelqu’un frappa lourdement contre la porte d’entrée. Surpris, il se retrouva face-à-face avec un CR hautement équipé. Les doigts serrés sur son Famas, l’agent gouvernemental asséna d’une voix autoritaire :

– Corps Républicains, veuillez évacuer immédiatement l’immeuble. Quelqu’un d’autre est-il présent dans votre appartement ?
– Pardon ?
– Vous avez quelqu’un d’autre chez vous ?
– Non…
– Veuillez suivre vos voisins. Risque de désengagement. Tout de suite, ajouta l’officier.

Jord acquiesça, il ne comprenait pas grand chose à ce qu’il se passait mais, derrière le CR, ses voisins défilaient en ligne jusqu’à la cage d’escalier. La nano-oreillette de l’officier grésilla alors que Jord n’était déjà plus visible.

– Etage 4 sécurisé.
– Equipe 1 et 4, en position.

Xavier attesta réception d’ordre et rejoignit son équipe, à l’étage d’au-dessus. Un des individus vivant dans l’immeuble était à risque de désengagement ; son taux avait chuté de manière drastique ces dernières heures et il fallait agir le plus rapidement possible.

– Equipe 3, en position.

Dans le couloir, face à la porte, l’équipe de Xavier était déjà positionnée. Il lança un regard aux deux lieutenants et se plaça en première ligne. La porte avait déjà été forcée, il ne leur resterait plus qu’à entrer.

– Equipe 2, en position.
– Maintenez vos positions jusqu’à nouvel ordre.

Visiblement, le Préfet n’avait toujours pas donné l’autorisation nécessaire. Il fallait souvent quelques minutes. Quelques longues minutes bourrées d’adrénaline pendant lesquelles, derrière une frêle porte, l’individu pourrait être en train d’amorcer un détonat-

– Autorisation préfectorale. Maintenant!

Xavier força la porte qui s’ouvrit devant lui d’un grand coup de pied, ses collègues derrière son épaule.

– Equipe 2, brèche, annonça-t-il vers le micro avant de crier, Corps Républicains!
– Equipe 3, brèche.

Ils avancèrent prudemment dans l’appartement, sécurisant pièces après pièces.

– Salle de bain, RAS.
– Cuisine, RAS.

L’équipe 3 venait à leur rencontre en face, ayant pénétré l’appartement par le balcon. Xavier vérifia l’entrée de la chambre, fracassa la porte, son collègue surveilla son flanc droit et il s’engagea à gauche. Il n’eut pas besoin d’allumer la lumière pour repérer la silhouette.

– Ne bouges pas! NE BOUGES PAS, J’AI DIS!

Il l’attrapa par son vieux tee-shirt alors que, paniqué, le suspect tenta de se retourner.

– Viens-là.

Xavier monta un genou sur le lit, l’utilisant pour bloquer le dos de l’individu. Son collègue attrapa les liens en plastiques accrochés à sa veste et quelques secondes furent nécessaire pour menotter le sujet les mains dans le dos.

– Individu maîtrisé, annonça Xavier.

Il resta de longues minutes dans cette position, son collègue prêt à intervenir au moindre problème. L’individu essayait de communiquer mais la majeure partie de son discours restait perdue au sein de l’oreiller dans lequel sa tête était maintenue contre son grès. Une dizaine de minutes plus tard, enfin, la nano-oreillette de Xavier s’agita.

– Appartement sécurisé. RAS.

Il recula enfin son genou, attrapa à nouveau le vieux tee-shirt et tira d’un coup sec pour relever le suspect. Il tomba presque, à côté du lit, ayant du mal à tenir sur ses deux jambes.

– T’as caché un truc dans l’appart ?

Silence. Xavier soupira. De toute manière, l’équipe 3 avait déjà vérifié l’appartement. Equipés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient passés à côté d’une bombe, aussi artisanale fut-elle.

– Crois-moi, va falloir te mettre à parler.

Il le tira jusqu’à la cuisine, l’installant brusquement sur une chaise tandis que l’équipe 1 les rejoignit. Dans le fond, le bruit des livres, des étagères, des verres qui tombent, fracassent le sol, les draps tirés et les matelas relevés accompagnaient l’interrogatoire de Xavier.

– Pourquoi t’es à 145 ?

Silence.

– J’te parle. Pourquoi t’es à 145 ? Qu’est-ce que t’as prévu de faire ? OH. ET C’EST MOI QUE TU REGARDES. Est-ce que c’est le mur qui t’parles !? Nan, tu m’regardes, là!

L’individu obtempéra, se détachant enfin mentalement des fracas sonores. Il imaginait déjà les dégâts, dans l’appartement.

– Pourquoi t’es à 145 ?
– J’ai… J’ai pas trouvé de services civiques.
– Tu te fous de ma gueule !? Tu crois que tu peux te foutre de ma gueule, c’est ça ? J’ai l’air d’être con, c’est ça que tu penses ? Y’a quat’services civiques de disponible dans l’quartier. Pourquoi t’es à 145 ?

Il déglutit. Tous les services civiques n’étaient accessibles que sur autorisation manuelle. C’étaient les associations qui choisissaient, ou non, de valider un service civique. Il avait un taux d’engagement déjà bien trop faible pour être accepté.

– J’ai pas pu… les services civiques.
– T’as pas pu ou t’as pas voulu !? C’est ça que tu penses, que tu peux prendre sans jamais donner !? T’es à moins 3 écart-types, tu sais c’que ça signifie ? OH. J’te parles! Qu’est-ce que t’as prévu de faire !?
– Rien!
– Rien ? T’es à 145, à 145, tu sais qui est à 145 ? Ceux qui détestent la République. Tu détestes la République ?
– Non!
– Alors pourquoi t’es à 145 ?
– J’ai pas pu prendre de services civiques!

Xavier souffla et se retourna vers son collègue.

– Laissez-le avec les agents républicains, il finira par parler. Emmenez-le.

Dans l’avion, la connexion sans fil était assez irrégulière. Lana soupira devant l’écran face à elle, elle n’en entendait qu’une phrase sur deux.

– Les CR … Lorraine … à votre disposition … parlement européen.

Lana acquiesça. Elle avait réquisitionné plusieurs équipes républicaines d’autres régions pour sécuriser la ville strasbourgeoise, surtout les quartiers à haut-risque comme les institutions européennes.

– Et les équipes marseillaises ? Déjà en route ? On a besoin de sécuriser la gare.
– Faut voir … Préfet …
– Le Préfet n’a ordre à donner que si je n’en donne pas, asséna Lana.
– Oui Madame.

Elle coupa la connexion et soupira. La situation de l’Université de Strasbourg était gérable, à condition que son plan d’action ne soit pas interrompu par une variable qu’elle n’aurait pas prédite. Les forces de l’ordre allaient sécuriser la ville sans mettre un pieds sur le campus lui-même. Si jamais le désengagement avait lieu, tout serait sous contrôle. En attendant, elle allait faire s’écrouler la résistance de l’intérieur tout en s’assurant qu’aucune autre Université n’en vienne à avoir le même culot.

Lana était partie en contre-sens, elle avait appris de ses erreurs. Elle comptait sur les dissensions chez les étudiants strasbourgeois pour réussir à affaiblir toute résistance que les forces de l’ordre pourraient trouver. Son n+1 n’aimait pas vraiment l’idée. Il n’aimait pas grand chose qu’il n’ait pas pensé, cela dit. Les spots vidéos et affichages publiques qu’elle avait commandé il y a quelques heures n’allaient pas tarder à être terminés. Dans le Service de la Communication Persuasive, ils savaient agir vite. Une campagne Républicaine bien placée et il n’allait plus rester grand chose de l’Unistra. Il n’était pas nécessaire de contrôler la presse et les médias quand il suffisait de jouer sur l’engagement, les journalistes à fort taux d’engagement, très nombreux, allaient faire exactement ce qu’elle attendait d’eux sans même qu’elle ait à prononcé un seul mot en leur direction. Une fois l’action républicaine justifiée aux yeux des citoyens français, et surtout des autres universitaires, ils mettront bien plus qu’un pieds sur le campus. Une université où le taux d’engagement pouvait baisser aussi drastiquement en quelques semaines était forcément à redresser. Il le fallait. Peu en importait le coût humain. C’était ça où le système s’écroulait.

Quelques heures plus tard, sur les nombreux écrans lumineux à disposition des citoyens Français.

« Vous êtes libres de votre investissement dans la République. Vous êtes les seuls à avoir choisi de faire un service civique, d’aider la société, de vous engager pour les autres, pour la communauté. Certains ont fait le choix inverse. Ils ont décidé que la société ne comptait pas, que la République n’en valait pas la peine, que les autres, vous, nous, tous, ne valions pas la peine. Ils ont choisis de prendre au lieu de donner. »

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À quelques kilomètres au sud de l’Alsace, un journal suisse.

« Amnesty International tire, une fois encore, la sonnette d’alarme sur la République Citoyenne Française. Depuis plusieurs années, les droits humains régressent significativement dans le pays. Hier, après trois semaines de constantes et violentes altercations ayant déjà fait 1345 blessés, les forces de l’ordre républicaines ont ouvert le feu sur le campus strasbourgeois. Depuis hier, on dénombre 24 morts et 543 blessés, dont 498 étudiants. Les étudiants allemands et belges se sont mobilisés pour une action de la part de leur gouvernement respectif en faveur des étudiants français. Plus d’une dizaine de manifestations dispersées sur l’ensemble de l’Europe Rhénane ce matin. Les Corps Républicains se sont déployées aux frontières allemandes et belges, et Andrzej Chodkowski, Président de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, s’afflige « qu’encore une fois, lorsque la France n’arrive pas à s’auto-gérer, ce sont les droits humains internationaux qui en pâtissent ». Amnesty International insiste sur la désinformation publique de médias contrôlés de manière indirecte par le gouvernement français, « les journalistes modifient la perception des récents évènements d’une telle manière que les préjugés envers les alsaciens ont augmenté de moitié depuis l’invasion républicaine du campus strasbourgeois. Les alsaciens sont vus comme des flemmards, des émancipés [NDLR : ce qui constitue la catégorie sociale la plus discriminée et négativement perçue en France], qui refusent la société et la communauté. Déjà 13 actes d’agressions sur des alsaciens installés sur le territoire français sont dénombrés ».

La Présidente de l’Institut de Karlsruhe, Johanna Majra, rappelle d’ailleurs que l’Université de Strasbourg fait partie du campus européen qui lie Karlsruhe, Freiburg, et Bâle, et qu’en tant que tel, le soutien est sans faille. L’Institut se dit prêt à accueillir les étudiants strasbourgeois qui pourront « jouir d’une éducation et d’un savoir sans aucune censure, telle que l’Université de Strasbourg et de Haute-Alsace l’incarnent depuis leur création ». L’Université de Freiburg a déjà répondu positivement à l’appel de l’Institut de Karlsruhe et l’Université de Liège se dit être prête à accueillir et loger quelques 500 étudiants. Face à la terreur, c’est le savoir qui se mobilise. »

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