Itinéraire de la folie inachevée

1

David observe son reflet sur la vitre terne et crasseuse du bus, il a quelque chose de spectral, de sombre et de désincarné. Il passe sa main sur sa barbe, sentant crisser les rudes poils sur sa paume.
Il aperçoit au loin, l’esquisse d’un dôme aux allures inachevées, simple téton ou mamelle d’une déesse de béton armé. L’aspect lisse et froid de la structure est intrigant et contraste avec celui, naturel, de la flore environnante. Il imagine un instant qu’une nuée de lait s’échappe par mégarde du sein titanesque, noyant les autochtones sous un flot continu de liquide blanchâtre et nutritif.
Noyés par la substance qui donne la vie, voila une bien belle et ironique façon de mourir, nul besoin de sépulture pour ceux-là, le lait séché agirait telles ces concrétions marines qui habillent les statues englouties, les noyés seraient métamorphosés en épouvantails blafards, on les mettraient à l’écart, tous ensembles, tels les guerriers de terre cuite au fond du tombeau de Shi-Huangdi.
La route devient sinueuse, le bus, véhicule malhabile, ne cesse les embardées déstabilisantes. Cette route défoncée, semble avoir été tracée au hasard, construite par des enfants ou des incompétents. Ne serait-elle pas même une simple cicatrice, due à une éruption laiteuse? Vulgaire coulée de lait s’écoulant au gré des aspérités du paysage.
_ Terminus, tout le monde descend!
Le chauffeur a l’air exténué par la route qu’il vient d’accomplir, sa face est cramoisie, à la limite du violacé, il dégouline d’une sueur malodorante, si bien qu’il ressemble à présent à une vieille chandelle usagée.
_ Au revoir… lance David
_ C’est ça, du balais et vite!

La route hasardeuse se transforme en un sentier étroit, ni trop sombre, ni trop clairsemé, la voûte de branchages enlace le regard des passants, filtrant les rares rayons de soleil, découpés par les feuilles. David marche sereinement, la promenade est un excellent moyen de réfléchir, de trouver l’inspiration qui fait défaut pendant les périodes de marasme créateur, elle est un rythme qui unit paroles et actions, un lien transcendant vers la pulsation de l’univers.
Une légère pente se fait ressentir, David adapte sa marche, la sente devient de plus en plus escarpée, la végétation plus dense, enlace comme jamais le marcheur entre ses griffes d’écorces millénaires.
_ Ceux qui se font happer par ces horribles mains ne sont pas dignes d’arriver au bout. Murmure David pour lui-même.
D’où lui vient cette idée absurde, il n’en sait rien, le climat est propice à l’angoisse et au délire. Les arbres se rapprochent, est-ce une hallucination?
Il voit les racines frétiller avec une lourdeur impatiente vers se pieds, elles commencent à lui défaire ses lacets, lentement, comme pour allonger le supplice.
Vont-elles s’amuser à lui chatouiller la plante des pieds, rien que pour le voir se tordre d’hilare douleur?
Enfin il arrive au dôme, ou au sein, il n’en sait plus rien. Il s’en veut d’avoir céder à la panique, l’angoisse l’étranglait de visions cauchemardesques pendant la marche et il s’était mis à les croire.
La mamelle de béton est entourée d’une clairière gigantesque, où pullule ici et là quelques habitations simples voire rustres. Derrière lui, la sortie du sentier ressemble à un incongru vagin sylvestre. Il aperçoit l’entrée béante du dôme, les portes sont noires comme l’ébène et circulaires, de là ou il est David à l’impression de contempler un grain de beauté subtil sur la peau blanche d’un sein élégamment dessiné.
Il observe quelques badauds errants, certains sont prostrés de douleur, d’autres récitent à haute voix des bribes d’un langage inintelligible. Le vent, pour une raison tout a fait obscure, est extrêmement puissant aux alentours du dôme, c’est-à-dire dans la clairière, il arrive souvent que les vulgaires cabanes jonchant cette dernière s’envolent avec autant de facilité qu’un papier ballotté au gré du vent, au gré des soubresauts incessants, jusqu’à la chute fatale qui réduit le tout en un amas méconnaissable.
Au loin une silhouette vêtue d’un scaphandre protecteur lui fait des signes de la main tout en s’approchant avec difficulté. A mi-chemin le scaphandrier est happé avec une soudaine violence par la forme fugitive d’une cabane arrachée par le vent. Il retombe juste devant David qui face à la puissance du choc est tombé à la renverse.
Ce premier gémit quelque peu mais parvient à se relever sans trop de problèmes, tendant une main salvatrice à David, qui s’empresse de la saisir.
_ Pas trop de bobos toubib? Fait une voix étouffée par le scaphandre.
_ Non, non, certainement moins que vous Corso…
_ Ne vous en faites pas pour moi Doc, le scaphandre a amorti les dégâts à la perfection, d’ailleurs prenez le votre. Dit-il à David tout en sortant un scaphandre supplémentaire de son lourd paquetage.
_ Merci beaucoup…
David s’empresse de mettre le scaphandre, sorte de tenue d’amiante renforcée pour spationautes.
La chaleur est étouffante et le scaphandre n’a pas l’air récent, l’aspect vétuste de cette protection ne le rassure guère, faute de mieux il s’exécute sans broncher. C’est toujours le même rituel…
_ Des nouvelles à me transmettre en ce qui concerne la réserve Corso? Demande David.
_ Quelques unes, les Errants refusent toujours le dialogue, tandis que les Symbiophiles sont de plus en plus incontrôlables.
_ Je leur ai pourtant démontré le risque vital que représente leur pratiques excessives…
_ Ils n’en font qu’à leur tête, vous le savez aussi bien que moi. Mettons nous en marche.
David s’efforce de suivre Corso, la lourdeur du scaphandre ralentit la progression des deux hommes, casques baissés ils avancent tels deux aveugles sans cannes.

2

La réserve d’Histrion est née du désir d’un groupe restreint d‘intellectuels, ceux-ci voyant les rapports de l’homme envers la nature se dégrader, décidèrent de financer un programme scientifique, où chaque être humain devra se faire l’hôte d’un animal, en échange des bienfaits apportés par la créature, du genre immunitaire, nutritif, physionomiques, etc.…
David se souvient encore de son premier jour en tant que médecin de la réserve, fief principal du projet, chaque patient représentait un cas de difficulté, jamais il ne donnait deux fois un diagnostic similaire, le rêve de tout médecin digne de ce nom.
L’originalité des patients était néanmoins déconcertante, une femme pouvait abriter une vipère en son vagin et soigner les morsures occasionnées par le reptile s’avérait être très délicat. David, une fois, avait du intervenir afin d’apaiser les piqures d’abeilles sur la langue d’un homme, c’était un cas difficile car la bouche de cet homme faisait office de ruche. Le seul avantage que ce patient retirait de cette symbiose était l’autosuffisance nutritive, celui-ci se contentait d’absorber directement le miel qui coulait le long de son œsophage.
Pour ses créateurs la réserve est l’esquisse d’un nouveau départ pour l’humanité et David est l’homme qui rafistole les plaies et les petits accrocs de cet espoir, l’espoir d’une humanité non plus destructrice mais bienfaisante envers la faune et même la flore.
3

Sur le chemin dangereux du dôme, David et Corso croisent des autochtones qui erre sans protections aucunes, comme si la probabilité de se faire déchiqueter par les débris transportés par le vent leur importait guère. Les Errants, comme les nomment les deux autres clans de la réserve (Stables et Symbiophiles) sont tous d’anciens Symbiophiles. Ils ont décidés de se détacher de ce clan, en effet, les Errants sont considérés comme des Symbiophiles extrêmes, ceux-là ont tous en leur corps plus de quatre espèces différentes. Au départ, le grand nombre de symbioses ne leur posait guère de problèmes, au bout d’un temps, seulement, les différentes créatures au gré de leurs explorations territoriales à l’intérieur de l’hôte, finirent par se rencontrer, puis se heurter, pour enfin s’affronter en une guerre destructrice au fond des différents organes du pauvre hôte.
Les organes du badaud étaient réduits en un champs de bataille sanguinolent et torturé de microhémorragies qui causaient la mort lente et inéluctable de ce dernier.
Les Errants ne supportant plus la douleur décidèrent d’abréger leurs vies à coup sûr en marchant quasiment nus dans la clairière venteuse. L’espoir d’être démantelé par les débris destructeurs illuminait la vie déjà plus que pénible de ces personnes.
_ Je travaille en ce moment à une solution pour leur retirer le surplus de créatures, bien sur les dégâts occasionnés par les querelles internes risquent d’êtres pour la majorité d’entre eux irréversibles, mais sait-on jamais, avec quelques bons chirurgiens tout est réalisable. Dit David à Corso.
_ J’espère sincèrement que vous y parviendrez Doc…

Ils sont interrompus par le rire frénétique d’un Errant, celui-ci pointe son index vers le ciel, des débris titanesques arrivent à toute allure dans sa direction, l’écrasant en une gerbe rougeâtre, coupant le rire de soulagement en pleine ascension avec la brutalité propre à une mort instantanée.
David et Corso se détournent avec cynisme du triste spectacle, traversant cette clairière létale sans trop de difficultés, ou plutôt avec beaucoup de chance. Ils franchissent l’entrée du dôme, retirent leurs scaphandres avec une certaine gêne, une certaine appréhension, pour enfin se diriger vers la clinique au fond de l’énorme structure concave. Une certaine tension est perceptible dans l’atmosphère du lieu, en témoigne l’étrange répartition de la surface habitable.
Le plafond est parsemé de vulgaires hamacs et de rares plateformes, quant au sol il ne présente guère que des ruelles difficilement praticables, les bâtiments aux toits blindés occupent l’espace d’une manière plus que mortelle pour un claustrophobe.
_ Je vois que la situation ne fait qu’empirer pour vous autres les Stables, n’est-ce pas Corso?
_ En effet, les Symbiophiles ont multipliés leurs attaques perfides depuis le mois dernier.
_ Toujours le même style de projectiles?
_ Toujours, et incroyablement destructeurs, tout nos toits sont maintenant équipés d’un blindage assez original…
David vient de le remarquer, les toits présentent d’étranges reflets vert bleuté, cette couleur lui rappelle les Lucanes qu’il chassait durant son enfance lointaine.
_ De la chitine…
_ Pilepoil Doc, nos réserves de scarabées sont entièrement réquisitionnées pour fabriquer ce blindage, cela ne rentre guère dans l’optique du projet Histrion, mais il s’agit d’un mal pour un bien.
Ils croisent un homme arborant un nid d’oiseau en guise de chevelure, les oisillons qui y reposent ne cesse de piailler en un bruit infernal.

4

Le conflit opposant Stables et Symbiophiles se résume en un mot: Symbiose.
D’un côté les Symbiophiles désirent de plus en plus de créatures à accueillir, leurs organismes en effet, est vite devenu dépendant de cette cohabitation inter-espèces, ainsi ils enchainent les symbioses aux périls de leurs vies, la majorité finit par périr face aux batailles internes entres « locataires ». Face à l’incompréhension des Stables eu égard leur situation, ils décidèrent de s’isoler, dans une haine maladive envers ces derniers. Hélas l’isolement était la dernière chose dont-ils avaient besoin, pour cause, ils ne purent plus se fournir en créatures.
Leur haine s’en trouva décuplée, et dans une rage inconsciente ils se mirent à attaquer les Stables, juste en dessous de leur « colonie » afin de se fournir en animaux divers sur les cadavres des défunts. Les bombardiers Symbiophiles sont tous des hôtes de fourmis, leurs sangs nourrissent les insectes, tandis que celles-ci voyagent à leur aise en leurs veines comme en de simples galeries de fourmilière. Par un étrange processus la salive des bombardiers est changé en acide formique, ces derniers n’ont plus qu’a cracher, parfois à vomir sur les Stables insouciants pour les tuer en d’atroces souffrances .

Les Stables eux, se contente d’une symbiose par hôte, comme prévu au départ du projet Histrion. Les Symbiophiles représentent à leur yeux des hérétiques d’un genre nouveau, mettant en danger le renouveau de l’humanité bienfaisante. Ils se lancèrent donc dans une riposte destructrice, les tueurs Stables (surnommés les Echassiers) se servent d’échasses gigantesques, d’où leur surnom, pour parvenir aux hamacs des Symbiophiles endormis, ainsi durant le sommeil de leurs ennemis ils s’empressent de sectionner les liens qui rattachent les rustres couches au plafond, faisant chuter les dormeurs d’une trentaine de mètres de haut, dernier voyage pour une autre vie.
Cette guerre n’en est qu’à son début et David ne tient pas à en subir les conséquences, il demandera sous peu sa mutation. Le rêve du départ s’est évanouit comme un feu noyé sous une pluie soudaine.

David et Corso se hâtent de traverser le dédale des horreurs que représente la colonie Stable, chaque sente, chaque ruelle, chaque mur, chaque maison se ressemblent; le charivari incessant des conversations est amplifié par l’écho de la structure jusqu’à ne plus devenir qu’un simple bourdonnement insupportable. Les néons qui éclairent les allées sont douloureux pour le regard, seuls les hôtes d’insectes nocturnes peuvent rester des heures à fixer ces lumières hypnotiques. On les voit souvent dans les ruelles, fascinés par les lumières kaléidoscopiques, tristes pantins maitrisés par la volonté d’un marionnettiste facétieux.

Enfin ils arrivent à la clinique….

5

_ Grand-mère, où se trouvent les dernières pages de l’histoire?
_ Pardon mon enfant, que dis-tu?
_ Où se trouve les dernières page de cette étrange histoire?
_ Hmmm, je l’ignore mon petit, c’est sans doute ton grand frère qui a du les arracher pour faire des jolis gribouillis quand il était encore tout jeune….
_ C’est frustrant, j’avais envie de connaitre la suite de l’aventure du Docteur David…
_ Bah, il vécut heureux et eut beaucoup d’enfants.

Le jeune homme dépité délaisse le livre jauni pour partir explorer le jardin à la recherche d’insectes…

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