Après quelques heures de marches, volontairement agrémentées de détours inutiles, nous arrivâmes enfin à Ill’s Town en milieu d’après-midi. Cette petite ville portait bien son nom, les voyageurs étaient accueillis par un panneau d’indication dont la peinture écaillée indiquait en lettres capitales le nom de la ville et auquel pendait une demi-douzaine de masques en cuirs prévus en forme de becs d’oiseau gigantesques et aux yeux faits d’un verre fumé et couvert de crasse là où il n’était pas brisé. Des vestiges de la peste qui avait ravagé la région il y a de cela près de deux cents ans, ces masques étaient portés par les soi-disant médecins qui nettoyaient les sillages de la maladie comme des charognards. Nous marchâmes au hasard des rues, interpelant quelques passants pour demander où nous pourrions trouver un endroit où dormir ou du travail. À chaque fois, les gens baissaient la tête et poursuivaient leur route sans nous répondre. Ils avaient visiblement peur de quelque chose.
Après presque quarante-cinq minutes passées à arpenter la ville au hasard, nous prîmes enfin la route qui menait à l’auberge. Il était difficile de louper l’établissement : une grande bâtisse de quatre étages à la façade couverte de graffitis, et en guise d’enseigne une fresque avait été réalisée au-dessus de la porte représentant un cochon avec des jambons en guise de pattes, un cache-œil noir et un chapeau à plumes et à larges bords. Céline était réellement angoissée à l’idée d’entrer et elle tenait ses bras croisés au-dessus de la poitrine comme pour se protéger. Je l’entrainais malgré tout à l’intérieur.
Nous pénétrâmes dans une grande salle qui était vide à l’exception d’un vieil homme qui lisait son journal avec un verre de vin blanc encore plein sur la table, et du tavernier qui astiquait machinalement un verre derrière son comptoir.
– Bonjour mes amis, lança joyeusement l’homme au fort embonpoint et à la chevelure peu fournie qu’un tablier à la blancheur discutable désignait comme le propriétaire de l’établissement. C’est pas souvent qu’on voit de nouvelles têtes par ici, qu’est-ce que je peux faire pour vous?
– Bonjour, répondis-je en indiquant un tabouret de bar à Céline tandis que je m’asseyais sur celui d’à côté. Ce sera deux demis et ce que vous aurez de moins cher à manger s’il vous plait, on est un peu sur la paille en ce moment. Je vidais ma bourse sur la table pour illustrer mes paroles et Céline ouvrit des yeux ronds.
– Quoi, c’est tout ce qu’il nous reste?
Le tavernier soupira et parti vers la cuisine, probablement pour aller y chercher quelques restes à nous donner. À vrai dire, j’avais vidé la bourse un peu plus tôt pour qu’il ne reste que de quoi payer deux bières et un peu de monnaie supplémentaire juste histoire de ne pas nous faire jeter comme des malpropres. Le reste de notre argent nous attendait tranquillement sous la forme d’une pierre sur la berge du lac où nous avions atterri le matin même.
– Eh oui, c’est tout, il va falloir qu’on trouve une solution, sinon on ne va pas pouvoir continuer bien loin.
L’homme revint avec deux bières à la main et un plateau sur lequel il avait déposé un peu de fromage, de salade et de jambon. Bien plus que je ne pouvais payer avec l’argent que j’avais déposé sur la table.
– Et vous irez encore moins loin le ventre vide, tenez. Vous comptiez aller jusqu’où comme ça avec trois sous en poche?
– Merci, mais nous n’avons pas assez d’argent pour payer tout ça!
– Vous en faites pas pour ça, je ne supporte pas de voir des gamins mourir de faim. Le plateau c’est pour moi. Il arborait un franc sourire et nous fit signe de nous servir.
– Hey! Je crève la dalle moi aussi! Beugla le vieillard depuis l’autre bout de la salle.
– La ferme Jack, commence déjà par me régler ton ardoise! Cria le tavernier avant de reprendre une voix posée. Le père là-bas, c’est Jack, il vient ici tous les jours depuis vingt ans pour échapper à sa bonne femme. Il est un peu gâteux, mais pas méchant. Il tendit sa main ouverte vers moi et je la lui serrai. Et moi c’est Barthelemy, mais vous pouvez m’appeler Bart. Alors, qu’est-ce qui amène deux jeunes comme vous à passer dans le coin et à pour-suivre vers le nord? Z’êtes pas de la région vu votre accent.
– Effectivement, répondis-je en m’enfilant un morceau de fromage dans la bouche. Moi c’est Pierre, et elle c’est ma femme Céline, on vient du nord de la Bretagne.
– Pierre, il faudrait que tu apprennes un peu à tenir ta langue, siffla Céline en me foudroyant du regard.
– Et toi à être aimable! Bart se montre sympa avec nous, la moindre des choses c’est de répondre à ses questions, et puis on risque de passer quelque temps dans le coin vu qu’on n’a plus rien, alors au-tant ne pas se mettre toute la ville à dos.
Elle se renfrogna et plongea son nez dans son verre de bière, ce qui dû lui couter un terrible effort puisqu’elle avait horreur de l’alcool en général et de la bière en particulier.
– Allons, ne vous disputez pas, je ne voulais pas me montrer indiscret, excusez-moi, intervint l’aubergiste. Il semblait réellement concerné, sa gentillesse faisait tache avec la devanture de son auberge.
– Il n’y a pas de mal, elle se méfie de tout le monde en règle générale, et en ce moment elle est particulièrement paranoïaque. Je marquais une pause, et Céline manqua de s’étouffer avec sa boisson. Bref, nous venons donc de Bretagne et nous comptions voyager vers le nord, mais nous n’avons pas de destination précise.
– Vous comptiez donc réellement continuer vers le nord. Vous n’avez pas peur de tomber sur les rebelles ? Il parait qu’ils égorgent tous les citoyens de l’empire qu’ils repèrent et qu’ils sucent le sang de leurs victimes. Bart fit une grimace écœurée.
– À vrai dire, nous n’y avons pas trop réfléchit. Nous avons eu un petit malentendu avec un membre de l’armée, on s’était dit qu’en se rapprochant du front ils auraient mieux à faire que de nous rechercher.
Céline me foudroya par-dessus le bord de son verre, elle ne jouait pas la comédie, elle avait réellement envie de me tuer pour l’avoir forcé à boire de la bière.
– Je comprends mieux la réaction de votre amie, mais j’ai du mal à comprendre comment un simple malentendu a bien pu inciter l’armée à vous rechercher.
Il avait prononcé chaque syllabe du mot malentendu bien distinctement en remuant deux doigts de chaque main pour mimer des guillemets. Il commençait à se méfier de nous, et donc à s’intéresser à nous. C’était exactement ce que je recherchais. Je lui racontais donc notre histoire de dragon d’argent que j’aurais dérouillé à grand renfort de gestes pour mimer la scène. Par moment, on pouvait entendre le vieux Jack rire dans sa barbe, et à la fin de mon récit, Bart était pris d’un énorme fou rire.
– Et bien, je comprends mieux pourquoi ils vous en veulent! Parvint-il finalement à dire en essuyant une larme qui perlait au coin de son œil. S’en prendre à un dragon d’argent et s’en sortir vivant c’est plus que la fierté des militaires ne peut encaisser. Et tu ne savais vraiment pas que c’en était un ? Pourtant on raconte partout qu’ils ne se déplacent jamais sans leur armure et qu’ils passent leur temps à agiter leur insigne sous le nez de tout le monde!
– Ben à vrai dire, j’avais un peu trop bu moi aussi, du coup je n’avais même pas remarqué qu’il portait son armure, répondis-je avec un air pénitent. Mais bon, en même temps, s’il n’avait pas été une mauviette, on n’en serait pas là. C’est vraiment dégueulasse qu’on soit obligé de fuir simplement parce que l’armée n’est qu’un ramassis de pissefroids!
– Doucement mon garçon, fit le tavernier en retrouvant tout d’un coup son calme. Il ne fait pas bon d’avoir ce genre de propos à voix haute. Tu n’as rien à craindre ici, mais comme l’a si bien dit ton amie, tu devrais apprendre à tenir ta langue si tu ne veux pas finir au fond d’un trou.
– Désolé, j’ai tendance à m’emporter un peu facile-ment, mais vous avez raison. Je tournais la tête vers Céline. Désolé chérie, je n’aurais pas dû te rembarrer tout à l’heure.
Elle tiqua et Bart remplit à nouveau nos verres.
– Ça, c’est pour vous remercier de m’avoir fait rire comme ça. Généralement les journées sont chiantes à en mourir ici, on n’a de l’animation que lorsque les gars sortent du boulot. D’ailleurs, en parlant de boulot, vu que vous êtes dans la panade j’aurais peut-être bien quelque chose à vous proposer.

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