Jezz-al-Dhir, port inondé de sable sur la côte sud-ouest du Gâlad-Jezel. Ervim Herderant commanda une pinte de bière au comptoir poisseux de la taverne de l’Ancre Ivre. Il savoura la sensation du breuvage frais s’écoulant dans sa bouche desséchée, déliant ses cordes vocales et apaisant le feu qui lui embrasait la gorge.
En cette fin de printemps, l’air du Gâlad-Jezel devenait de plus en plus sec, sous l’effet du vent d’est, qui soufflait en bourrasques, charriant sable et poussière qui s’insinuaient jusque sous les vêtements, asséchant intolérablement les bronches et enflammant les poumons.
Reposant sa chope, déjà vide aux trois-quarts, Ervim promena son regard sur la grande salle, que la crasse accumulée sur les rares fenêtres maintenait dans une semi-obscurité, alors même qu’un soleil de plomb dardait ses rayons brûlants à l’extérieur. Une assemblée bruyante fumait et buvait, dans un brouhaha continu de discussions, de rires et de cris, qui semblaient se mêler à la fumée des pipes et aux vapeurs d’alcool pour former une atmosphère épaisse et suffocante. Il y avait là des aventuriers de toutes sortes et de toutes races, aux faces burinées, et lourdement armés ; des marchands Gobelins et leurs escortes de Semi-Orques, gardant en permanence un œil inquiet sur les bourses rebondies qui pendaient à leurs ceintures ; des marins aux trognes bouffies et aux regards torves, trinquant avec des pirates des îles du sud, dont les visages secs disparaissaient sous les longues mèches de leurs chevelures crasseuses. Il était encore tôt dans l’après-midi mais au fil des heures, quelques prostituées sur le retour viendraient se joindre à la cacophonie, dans l’espoir d’attirer dans leurs peu désirables filets quelques clients suffisamment imbibés par l’alcool.
Avec son visage tanné, sa barbe d’une semaine, ses cheveux gras, attachés en catogan sommaire, ses habits et sa cape de voyage incrustés de poussière et son court cimeterre pendu à son côté, Ervim ne dépariait pas en pareille compagnie. Son regard s’attarda sur un groupe d’aventuriers, qui comptait dans ses rangs deux Elfes, aux visages fins et graves, bien que hâlés par des années d’une vie nomade. Se laissant aller contre le dossier de sa chaise, il se prit à penser à la verte Baras-Veïl, nichée aux pieds des Vertvéliennes, très loin au nord-ouest. Depuis combien de temps avait-il quitté la grande cité elfique ? Des années, sans aucun doute, mais il était aujourd’hui bien incapable d’en établir le décompte.
Chassant de son esprit un passé irrémédiablement révolu, Ervim vida d’un trait le reste de sa bière et sorti de la taverne. À peine eu-t-il franchit la porte qu’une chaleur accablante s’abattit sur ses épaules, en comparaison de laquelle la lourde moiteur de l’Ancre Ivre paraissait une agréable fraîcheur. Un chat, famélique et efflanqué, passa devant lui, filant tel une ombre pour se réfugier dans l’abri précaire d’un avant-toit pourri, fixé à une bâtisse en guère meilleur état.
Où que portât le regard, le spectacle n’était pas plus réjouissant. Ici, l’enseigne d’une échoppe abandonnée grinçait dangereusement sur des gonds qu’elle ne tarderait plus à quitter. Là, du fourneau éventré d’une forge, s’échappaient des cendres, froides et durcies depuis bien des années. Jezz-al-Dhir n’avait décidément rien d’un lieu d’agréable villégiature. Comment aurait-il pu en être autrement d’un port qui, déserté par les caravaniers du Zemel-Sinaï, était devenu le repère de tout ce que la région comptait de contrebandiers et de trafiquants de toutes eaux ?

Ajustant son foulard de voyage de manière à ce qu’il protégeât au mieux son visage du vent et du sable, Ervim prit la direction des quais. Mizz Razek s’y trouvait comme à l’accoutumée, assis à l’abri du soleil sous sa cahute branlante de tissu et de bois, encombrée d’objets disparates et bigarrés. Avisant l’Homme encapuchonné qui s’approchait, le vieux Gobelin renifla de dédain et lança :
— Le vent d’est charrie toutes sortes de saletés ces derniers jours.
— Pour notre malheur, il ne t’a pas encore emporté, rétorqua Ervim.
Razek éclata d’un rire sonore et lui tendit sa main velue :
— Content de te revoir l’ami. Que m’apportes-tu aujourd’hui ?
Ervim posa à terre le sac de toile qu’il portait dans le dos, et en sorti quatre candélabres en or massif, un large collier de platine, incrusté de pierres, et un petit reliquaire en bois sculpté, sur lequel une peinture écaillée figurait encore une tête reptilienne aux yeux noirs. Le Gobelin examina les candélabres et le collier du regard distrait du connaisseur qui a déjà fixé son prix. Désignant le reliquaire, il demanda :
— Que contient le coffret ?
— Une dague, avec une lame en croc de basilic des sables, répondit Ervim.
Razek siffla d’admiration.
— Eh bien, on peut dire que tu n’as pas perdu ton temps ! Avec pareil objet, certains se retireraient des affaires pour couler une paisible retraite dans un endroit plus accueillant que ce maudit désert.
— Ceux-là ne font pas partie des meilleurs chasseurs de trésors de ce côté du monde, répondit Ervim, avec un sourire en coin.
— Tu aimes trop l’aventure, Herderant. Si tu veux mon avis, tu finiras comme tous les autres pilleurs de tombes, dévoré par une momie ou un autre de ces trucs répugnants qui traînent dans les caveaux du désert.
— Voilà qui te serait fort dommageable : tu perdrais là ton meilleur fournisseur !
— Tu n’as pas tort l’ami. Je te regretterais, mais personne n’est irremplaçable, dans le commerce encore moins qu’ailleurs, rétorqua le Gobelin avec un large sourire. Si nous en venions à l’essentiel ?
Ervim acquiesça d’un signe de tête. Razek lui donna quatre-vingt pièces d’or des candélabres et du collier, et lui en proposa quatre mille pour la dague, qu’il avait pris grand soin d’étudier sous tous les angles avant de formuler son offre. L’Homme accepta, sans discuter. Il est inutile d’essayer de négocier avec un Gobelin, dès lors qu’il s’agit d’argent. De plus, si Mizz Razek n’était assurément pas le receleur le plus généreux du Gâlad-Jezel, il était fiable, d’une discrétion absolue, et n’avait pas la fâcheuse tendance de certains de ses confrères à faire assassiner ses pourvoyeurs pour s’enrichir plus rapidement. Cette tranquillité d’esprit valait amplement de sacrifier quelques pièces d’or.

L’affaire conclue, le Gobelin s’empressa d’enfermer ses nouvelles acquisitions dans un large coffre, dont il se hâta ensuite de cadenasser la solide serrure. Semblant vouloir percer l’horizon, le regard d’Ervim scrutait l’étendue calme de la mer.
— Que fixes-tu ainsi, Herderant ? demanda Mizz Razek, après avoir vérifié une dernière fois que son coffre était bien verrouillé.
— La Gigue Noire devrait être à quai depuis plusieurs jours déjà, répondit Ervim sans détourner les yeux.
— Tu n’es pas le premier à le remarquer. D’aucuns disent qu’une tempête a frappé la passe d’Al-Ryhd et que la Gigue s’est brisée sur ses récifs.
— Tu prêtes foi à ces rumeurs ?
— Je ne suis pas homme de foi, mon ami, reparti Razek en haussant les épaules. Mais ce serait bien possible. La Gigue n’est que rarement en retard en cette saison et jamais d’autant de jours. Et d’après les écumeurs de la côte, la passe est mauvaise ces derniers temps.
— Si ce que tu racontes est vrai, ce sont de sombres nouvelles, car aucun autre navire ne rallie Kahn-Karij.
— Projetais-tu de profiter des douceurs du caravansérail ?
— Il n’y a pas qu’à Jezz-al-Dhir que je fais affaire, rétorqua Ervim.
Le Gobelin prit un air faussement offusqué, avant de poursuivre d’une voie résignée :
— Si tu veux vraiment t’y rendre, tu n’as guère le choix. Il ne reste que la voie côtière, à tes risques et périls.
— Autant m’empaler à l’instant sur mon cimeterre ou aller tirer de son sommeil le Seigneur-Démon d’Arkart. Prendre seul cette route relève, au mieux, d’une volonté farouche de mettre un terme à son existence.
Prenant son menton noueux entre ses mains calleuses, Razek parut réfléchir un instant.
— Il y a peut-être une solution. J’ai entendu dire que Venid O’Kern était à Jezz-al-Dhir avec un groupe d’aventuriers et qu’ils envisageaient de rejoindre le poste de Karjan par la côte. De là, la route est sûre jusqu’à Kahn-Karij.
— Venid O’Kern ? s’exclama Ervim. Il est plus mentalement atteint que tous les chasseurs de trésors du Gâlad-Jezel réunis !
— Certes ! Mais tu n’es point en reste de ce côté-là toi non plus, l’ami. De toute façon, tu n’as pas le choix. Si la Gigue a effectivement sombré, ta seule autre option est de passer par le désert avec les prochaines caravanes. Dans deux bons mois, au bas mot, et avec un trajet d’au moins autant, au train où elles vont.
— Les affaires n’attendent pas, tu le sais comme moi. Donc, si je résume bien, il ne me reste plus qu’à emprunter la route la plus dangereuse qui soit dans cette partie du monde, en compagnie d’un groupe d’inconnus mené par un Semi-Nain au cervelet fondu et à qui je ne tournerais pas le dos même pour pisser ?
— C’est bien peu de chose pour l’homme qui a affronté et vaincu seul Tal’Eb la Liche ! s’exclama le Gobelin d’un ton narquois.
Le regard d’Ervim se perdit à nouveau sur le miroir aux reflets turquoise de la mer. Tandis qu’un sourire résigné se dessinait sur son visage, il lança d’une voie amusée :
— Tal’Eb, au moins, je savais quand il essaierait de me tuer !

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