Pendant ce temps, en pleurs et choquée, la population naine qui avait pu s’échapper s’était réfugiée dans les bois et se regroupait sur le promontoire, situé au pied de la montagne creuse, à proximité de Ormebleu. Comme ils pouvaient, les survivants emmenaient les blessés, refusant de les laisser à la disposition du crougwal. Les nains n’avaient jamais pensé qu’ils auraient un jour à utiliser ce lieu comme point de rassemblement, et surtout pas à la suite d’une violente attaque de krogll. Le site offrait, au loin, une vue partielle des toits de la partie haute du village. Hypnotiquement tous les regards y convergeaient, sachant que le dévoreur se trouvait toujours en leurs murs.
Qu’allaient-ils devenir ? Que faire ? Comment survivre à une telle infamie ? Les enfants versaient de chaudes larmes tandis des adultes, silencieux, le regard hantés par les récentes atrocités, se tenaient à l’écart du groupe n’en supportant pas la vue, eux qui avaient perdus tant de proches. Certains regardaient avec envie vers la forêt magique. « Peut-être pourrions-nous y demander de l’aide ? » chuchotèrent-ils. Mais il y avait peu d’espoir, puisque les licornes de Minokoros, équidés féériques, farouches et rarissimes, ne sortaient jamais de leurs bois, n’interférant pas dans les querelles du monde extérieur.
Padebol s’était vite rendu compte de Sahalors n’était pas parmi les rescapés. Il eut toute la peine du monde à en informer Tétaklac qui réclamait sa mère. Le petiot resta silencieux, le visage blême. Il était en état de choc, incapable de ressentir autre chose que de la colère. Son père eut peur qu’il ne fasse une bêtise et lui interdit formellement de retourner au village. Tétaklac se fit boudeur, un éclat de rage au fond de ses yeux secs. Le monstre avait pris sa maman, il voulait faire quelque chose, mais l’immense chagrin qu’il devinait en son père le retint.
Tourneboule s’approcha de lui et posa un petit bras sur ses épaules. Il connaissait la douleur de la perte d’un parent et pouvait le partager sans complexe avec son ami. Ce dernier eut un premier geste de recul, mais il comprit au regard de Tourneboule qu’ils étaient frères dans le chagrin et que ce dernier le partageait avec lui. Il le remercia d’un sourire tremblant., En cet instant, une amitié solide venait de naître. A tout jamais, ils se soutiendraient, face aux malheurs et dans les joies partagées. Tourneboule était seul au monde jusqu’’ici. Il avait un oncle, certes, mais tout le temps sur les routes à cause de son travail. Maintenant ils étaient frères dans la misère et après, quand le malheur serait loin et qu’ils pourraient rire de nouveau. Tétaklac s’accrocha à cette idée, lui qui avait failli avoir une sœur, avait perdu une mère adorée et avait finalement gagné un compagnon de jeu. Il entraîna son ami à l’écart pour laisser les adultes parler entre eux.
Padebol s’entretenait avec Tétenlair pendant que Chuipôlà étreignait Cématournée. La naine avait failli s’évanouir de soulagement quand son mari était apparu sur le promontoire. Elle avait tellement craint qu’il ne soit dévoré.
Au bout d’un certain temps, des groupes se formèrent et discutèrent de la meilleure façon de s’organiser et de s’installer pour la nuit. Bien entendu il était hors de question d’allumer des feux pour ne pas attirer le monstre là-haut. Ils se rassuraient en se disant qu’il allait partir et les laisser tranquilles. Il le fallait sinon cela voudrait dire qu’il viendrait finir son repas et cela était insupportable à envisager.

Gôhrr s’ennuyait, seul, sur la place dévastée. Il n’avait plus personne à manger. Il partit donc à la recherche des nains rescapés. Il avait décidé de n’en laisser que quelques-uns, mais à son goût trop de ces petites créatures avaient réussi à filer. A la lumière du couchant, dont les rayons se reflétaient sur le versant de la montagne, il suivit les traces laissées par les villageois dans leur hâte de s’échapper et s’engagea sur le chemin qui menait au promontoire. Il ne fit aucun effort pour être discret, cela l’amusait d’imaginer leur peur.

Quand le bruit des pas lourds du krogll s’approchèrent du refuge où se trouvaient les nains, leur terreur resurgit intacte, voir même démultipliée : il revenait ! Des hurlements fusèrent de toutes parts. Des naines perdirent connaissance et certains autres se précipitèrent vers Ormebleu où ils furent pétrifiés à l’entrée du bois, leur petits corps culbutant à la renverse comme un jeu de quille, par un puissant sortilège d’immobilisation.
Aucune issue de ce côté ! Ils étaient pris au piège contre le flanc de la montagne, la seule échappatoire venant du chemin que prenait le krogll, ou Ormebleu. L’un comme l’autre ils étaient fait comme des rats !
Impuissant, Chuipôlà enserrait sa femme qui tremblait violemment. Il se sentait désarmé, impuissant et était terrifié pour Cématournée plus que pour lui-même. Il lutterait de toutes ses forces, jusqu’au bout, mais pour sa femme … il ne supporterait de la voir se faire dévorer par le Krogll. Padebol chercha son fils du regard. Quand il le trouva, il lui fit signe d’emmener Tourneboule dans les buisson et d’y rester caché quoi qu’il se passe. Il se félicitait de nouveau de la faculté de Tétaklac de disparaître dans la végétation. Il voulait mettre son fils à l’abri, pour Sahalors dont il avait fini par connaître le sort. De façon absurde, les circonstances de la mort de sa femme atténuaient sa peine. Savoir qu’elle n’avait pas été déchiquetée et mâchée par le monstre rendait plus supportable sa disparition. Il ne cherchait pas à comprendre, il était juste soulagé de pouvoir continuer à réfléchir malgré sa grande souffrance afin de se donner les moyens de sauver leur fils.
Les cris d’angoisse, autour, lui vrillaient les entrailles. Il sera les poings, rageur : ils ne pouvaient attendre ici sans rien faire ! En désespoir, il s’avança et se saisit de la corne d’urgence qu’il avait emportée. De toutes ses forces, il fit résonner un appel à l’aide pressent vers la forêt magique. Un groupe s’approcha pour joindre son cri aux notes de l’instrument, tandis qu’il soufflait leur terreur et leur faiblesse. « Au secours ! Aidez-nous ! A l’aide ! »
Il fallait que les licornes interviennent !
Le crépuscule s’était figé dans l’horreur de l’instant. Au son discordant du cor et des cris s’ajoutait la cadence lugubre des enjambées de Gôhrr rythmant leur épouvante. Un arbre fut arraché, puis un autre. Le souffle du crougwal se rapprochait inexorablement. De jeunes nains, tentèrent d’escaler la façade de la montagne, certains y parvinrent, d’autres chutèrent ajoutant leur mort désarticulée à l’atrocité de l’arrivée imminente du monstre.
Hélas, si le cor alertait les licornes, il servait malheureusement à orienter Gôhrr, aussi sûrement qu’une lanterne, mais tout de même Padebol soufflait et s’époumonait. Certains tentèrent de le faire taire, mais Chuipôlà s’interposa aidant son adjoint dans son entreprise désespérée. Tout était bon à faire. Padebol continua de souffler, priant en son cœur que Tétaklac reste bien caché et que les licornes se décident à agir. Ils ne pouvaient pas tous mourir sur ce promontoire. Tholville ne devait pas disparaître ! Alors il puisa dans ses dernières réserves d’air et expulsa son appel à l’aide, déchirant de notes discordantes le silence séculaire d’Ormebleu.
Finalement, Gôhrr apparût sur la droite, près de l’orée de la forêt et ramassa les nains figés. Tranquillement, il les goba un à un. Il tourna la tête vers la troupe terrorisée, puis reporta son regard inquiétant sur l’orée du bois. Il hésitait. Il n’avait jamais dégusté de licorne et était bien tenté d’en faire l’expérience. De plus, ce serait hautement sacrilège : ces bestioles étaient les protégées du Haut-Directoire. Résolu, il bifurqua vers la mare aux grenouilles qui marquait l’entrée de Ormebleu. Une clameur de soulagement lui parvint le faisant stopper net. Pourquoi ne prélèverait-il pas quelques nains auparavant ? Non, il voulait de la licorne, si précieuse pour les mages-régnants. Près de l’entrée, il ressentit le champ magique qui en gardait l’accès. Il prit une grosse pierre qu’il lança sur les arbres et tout de suite les poils de ses bras se hérissèrent d’électricité statique tandis que le projectile était stoppé net. Un dôme fait d’énergie brumeuse grésilla le faisant vivement reculer. Toute la forêt se mit à vibrer à l’unisson.
Ennuyé, Gôhrr se gratta le sommet du crâne presque chauve mis à part le toupet noire au sommet, tirant sur les rares filets de sa chevelure : il avait vraiment envie d’entrer là-dedans, mais comment faire ? Le vacarme, derrière lui, le dérangeait. « Qu’ils se taisent !» s’agaça le crougwal, et le meilleur moyen qu’il connaissait était d’avaler ces nains trop bruyants … « ce qui n’est pas une si mauvaise idée en fin de compte » se dit-il en remontant vers le promontoire. Il se dirigea droit sur le sonneur de cor qu’il tenta d’attraper. Vif, Padebol esquissa la grosse main, mais dans la manœuvre lâcha l’instrument qui roula quelques mètres plus loin. Gôhrr s’en désintéressa aussitôt et piocha dans le groupe coincé contre la montagne. Chuipôlà qui avait poussé Cématournée derrière des buissons où se tenaient les deux petiots, récupéra le cor et se mit à sonner au milieu des hurlements d’agonie. Gôhrr se tourna vers lui et tenta de l’écraser, mais le tavernier lui échappa. Il s’écarta et reprit vaillamment l’instrument. Gôhrr, qui ne supportait pas ces sons grogna et donna de gros coups de poing. Il réussit à partiellement atteindre le sonneur de cor qui vacilla. Cématournée qui observait la scène hurla et se précipita vers son mari qui avait roulé au sol.. Ce mouvement attira l’attention du krogll. Cette jolie naine avait l’air appétissant avec ses formes rebondies. Ca devait être moelleux sous les dents. Il tenta de la saisir mais elle lui échappa. Elle fit un écart pour éloigner le monstre de son mari. Maintenant Gôhrr se tenait entre elle et Chuipôlà qui se relevait péniblement. D’un seul coup d’œil il comprit l’urgence de la situation et, sans plus réfléchir, sauta sur la jambe du krogll qu’il mordit de toutes ses dents. La piqûre figea Gôhrr, n’en comprenant pas le sens. Il chassa distraitement l’objet de sa douleur d’une pichenette au moment même où le cor se remit à sonner. « Quelle misère que ce bruit ! » s’agaça Gôhrr qui repéra la sonneur et tenta de l’aplatir. La sonnerie avait occulté le hurlement de souffrance de Cématournée quand elle vit le corps de son mari s’élever dans les airs pour tomber brutalement contre la paroi rocheuse. Elle le rejoignit pour lui porter secours mais il était déjà trop tard, la pichenette du crougwal avait tué Chuipôlà sur le coup. Une souffrance sans nom l’envahit. Anéantie, au milieu du vacarme elle s’allongea contre son mari et pleura. Tourneboule voulut rejoindre la gentille naine pour l’aider mais Tétaklac le retint.
— Tu es fou ? tu as vu le monstre ? Papa nous a dit de rester là et c’est ce qu’on va faire.
— Mais la dame ? Elle est en danger ! protesta Tourneboule.
— On ne peut rien faire et, regarde, le dévoreur est occupé ailleurs.
Il eut un cri de peur quand il se rendit compte que Gôhrr tentait d’applatir Padebol. Mais il vit son père l’esquiver habilement et cela le rassura. Le krogll n’aurait pas son père !
Gôhrr détestait ce sonneur qui vif comme une anguille lui échappait. Il était si concentré à tenter de le saisir qu’il ne perçut pas de la présence d’une lumineuse licorne qui avait surgi du bois.
Les deux gamins furent éblouis par sa splendeur. Tourneboule voulut même sortir pour aller la voir. Tétaklac dut le retenir de nouveau.
— Arrêtes à la fin ! Tu vas tout faire rater ! s’impatienta-t-il.
Gracieusement, la licorne bondit sur le promontoire, derrière le crougwal. Son pelage d’un blanc iridescent contrastait avec l’or de sa corne et surtout le bleu miroitant de son regard décidé. Elle contourna silencieusement le krogll qu’elle piqua de sa corne au mollet. Cette nouvelle piqûre, bien plus douloureuse que la précédente, le fit se tourner vivement. A la vue de la licorne, Gôhrr en écarquilla les yeux de surprise. « Comme elle est belle ! » songea-t-il, soudain émerveillé. Aussitôt sa hargne disparut et il resta immobile, hypnotisé par tant de beauté, les bras ballants le long du corps. Sa douleur tout au fond de ses entrailles refluait, son cœur cessant de saigner. Un sourire béat apparu sur ses grosses lèvres où subsistait encore du sang de nain.
Toute l’attention de la licorne était dirigée sur le krogll car elle savait que cet état de choc ne durerait pas longtemps. Elle profita de cet instant de grâce et lui enfonça sa corne dans l’autre mollet. Choqué, Gôhrr hurla : elle ne devait pas l’attaquer, lui qui la trouvait si jolie ! Il venait même de décider que jamais il ne pourrait manger une telle splendeur. Il recula contre la paroi de la montagne, pris soudain de vertiges, et s’y appuya. La licorne le piqua de nouveau, une fois, deux fois, trois fois … A chaque contact, des étincelles crépitaient et laissaient sur les jambes du krogll des marques étranges qui s’étendaient rapidement jusque ses cuisses.
Gôhrr n’aimait pas du tout ce qu’elle lui faisait et tenta de la saisir pour la stopper, mais ses jambes ne lui répondaient plus. Il s’écroula au sol le faisant trembler fortement.
Les nains s’étaient éparpillés tout autour de la scène. Padebol releva Cématournée pour l’emmener loin du monstre. Il opina de la tête à l’adresse du nain étendu pour le saluer. Il lui reconnaissait un grand courage et l’admirait. Il regretta seulement de ne pas avoir pu le lui dire de son vivant. La naine refusait de bouger. Alors il murmura ce que Chuipôlà lui avait dit en bas sur le chemin quand il ne voulait pas quitter le village.
— Ma bonne amie, penses à ton enfant, celui de ton mari, qui grandit en ton ventre. Ne le laisse pas mourir lui aussi. Chuipôlà ne le supporterait pas.
Cématournée sursauta violemment. Ces paroles eurent l’effet d’un électrochoc et elle regarda l’adjoint de son mari d’un air égaré. Elle hocha la tête doucement et se laissa entraîner à l’écart. Tétenlair, surgit tout d’un coup près d’eux. Il s’était caché après avoir vu Tourneboule se faufiler dans les buissons. Il avait vu Chuipôla tomber, il n’avait pu se résoudre à abandonner Cématournée quand l’occasion s’était trouvée pour qu’il quitte à son tour le promontoire. Il proposa d’emmener la jeune veuve avec lui, laissant le champ libre à Padebol. Les petiots ne pouvaient pas encore sortir de leur cachette, le krogll étant entre eux et la sortie. Il eut un geste à leur adresse pour leur signifier de ne pas bouger puis emmena Cématournée.
— Je remonte dès que je peux, fit-il à Padebol. Tourneboule est avec Tétaklac, prends soin d’eux.
— Oui je sais. je garde un œil sur le buisson. Vas-y mon ami.
Tétenlair souleva Cématournée et l’emporta dans ses bras. La pauvre naine était incapable de marcher tant ses jambes tremblaient.
Une fois les deux nains partis, Padebol chercha sa corne d’urgence qu’il trouva près d’un arbuste et recommença à souffler pour déconcentrer le krogll qui s’acharnait à vouloir frapper la licorne. Ce n’était pas grand-chose, mais Padebol faisait ce qu’il pouvait en mémoire de sa femme, de son chef … et tous les autres. Pour son fils aussi qui était coincé en arrière du krogll.
Autour, les nains qui pouvaient rejoindre le chemin continuaient de déguerpir à toute allure. Bientôt il ne resta plus que le sonneur de cor et la licorne avec le crougwal. Gôhrr, ankylosé du bas du corps faisait de grands moulinets avec ses bras. Très inquiet, Padebol vit la licorne s’épuiser rapidement.
« Il n’y a plus d’espoir », se désola-t-il. Il vit le buisson bouger et s’inquiéta pour les gamins. Ils ne devaient pas signaler leur présence !
Il souffla une dernière fois dans la corne pour avertir son fiston. Le buisson arrêta de s’agiter aussitôt.
Soudain, une formidable course retentit et des ours-au-bois-d’or se positionnèrent auprès de la licorne. Les fameux combattants ours de Ormebleu, fit Padebol, ébahi. Ils tirèrent en arrière la licorne blanche épuisée, mais cette dernière les contourna et dans un dernier élan, sauta sur le torse du krogll et lui enfonça sa corne à la base du cou pour le paralyser définitivement.
Cette action dangereuse ne fut pas appréciée des ours-au-bois-d’or qui cette fois la serrèrent de très près et la repoussèrent fermement pour la mettre à l’abri. La licorne blanche vacilla sur ses pattes. Peu après, elle s’écroula : la bataille lui avait pris bien trop d’énergie. Les ours frappèrent le sol de leurs énormes pattes de mécontentement puis ensemble s’approchèrent de Gôhrr et firent jaillir de leur bois un arc d’énergie fait d’or pur qui alla le frapper en plein cœur. Cela ne dura que quelques secondes, mais Padebol, qui observait la scène vit Gôhrr se transformer en pierre et se fondre avec la façade de la montagne en une grotesque statue dont le regard vide était tourné vers le village. Il frissonna violemment. « Est-ce réellement terminé ? » se demanda le nain. Prudemment il contourna d’un large cercle le krogll statufié pour rejoindre les petiots et s’approcher de leurs sauveteurs, tout en restant prudemment à l’écart. Il s’inquiéta toutefois car la licorne qui reprenait ses esprits paraissait avoir des ennuis avec les ours-au-bois-d’or très en colère.

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