Le calme régnait dans la bibliothèque, même au troisième étage. Les élèves étaient tous penchés sur leurs feuilles et s’appliquaient à la tâche qui leur était confiée. Sauf peut-être Cup qui dévisageait Jylian. Ce dernier ne relevait pas la tête de sa feuille. Alors il décida de se tourner vers Cassia qui le dévisagea elle aussi d’un air pensif. Il détourna le regard plus rapidement que prévu.

Et le temps passait, lentement, très lentement. Dix-huit heures trente, dix-huit heures trente cinq, dix-huit heures quarante-cinq… Parfois on entendait un chuchotement. Cup se demandait ce que ses deux comparses pouvaient bien écrire. Il jetait un œil à la feuille de Cassia, à celle de Jylian. Ils faisaient un plan détaillé. Lui jouait avec le capuchon de son stylo.

– On se calme les gars, on a un mois pour le faire ce fichu devoir.

– Oui, mais il vaut mieux s’avancer, je te connais Cup. Je vais finir par te faire ta partie, soupira Cassia habituée.

– Certainement pas, je sais ce que j’ai à faire, je vais me débrouiller. Il y a une bibliothèque près de chez moi. J’irais y faire un tour après les cours. Un jour.

Jylian étouffa un rire.

– Oui, un jour ! Tu ne veux pas que l’on t’aide pour la partie sur l’armée ?

Cup sentit le regard hautain et moqueur de Jylian. Il fixa son visage qui affichait un sourire cynique en coin et un sourcil relevé en attente d’une réponse de sa part. Jylian s’attendait à une réponse grossière et envoyée sur un ton haineux. Et avec un peu de chance à voix haute. L’acoustique des lieux ferait le reste. Mais au lieu de cela, Cup resta silencieux. Au bout de deux ans, il commençait à comprendre les stratagèmes de Jylian pour le faire réagir au quart de tour. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il se taperait la honte à cause d’un écho subtilement grossier qui résonnerait dans la bibliothèque. Cassia elle aussi le fixait d’un air indécis, attendant une réaction de la part de Cup. Elle fut soulagée de constater qu’il ne se laissait plus avoir par les gamineries de Jylian, certes plus élaborées mais restant néanmoins des enfantillages. Quoi que celle-ci avait été facilement détectable. En y réfléchissant bien, Cup aurait été inexcusable s’il s’était laissé avoir. Jylian y allait un peu fort. Soit il s’ennuyait, soit il perdait la main.

Avec un sourire copié sur celui de Jylian, Cup lui fit signe, comme s’il se tranchait la gorge de son pouce, et dans un ricanement lui souffla qu’il le choperait à la sortie.

Cassia sourit sachant qu’il n’en ferait rien et en tant qu’arbitre attitrée pour désigner qui de Jylian ou de Cup était le plus clairvoyant et intelligent, elle put conclure que c’était Cup qui venait d’avoir le dernier mot. Pour ce soir en tout cas.

Enfin on entendit un tintement en bas, le son de la vieille horloge, celle qui annonçait dix-neuf heures et donc la délivrance. Tout le monde se leva de son siège, les chuchotements reprirent de plus belle, des chaises se renversèrent et certains se mirent même à parler normalement, à voix haute, comme si la sonnerie les avait déjà téléportés hors de ce lieu de torture. Ils commençaient déjà à descendre, ignorant les avertissements du professeur comme quoi il y aurait certainement un devoir la semaine prochaine, ils passèrent devant lui en lançant joyeusement des au-revoir m’sieur.

Les trois amis furent les derniers à sortir. Cela en devenait presque une habitude. Cup se mit à courir dès qu’il aperçut monsieur Peravy lui faire signe de rester. Il était déjà arrivé en bas. Il lança un regard à Cassia et Jylian qui descendaient encore les escaliers puis regarda le professeur, toujours au troisième, qui le regardait d’un air déconcerté. Cup lui cria avec un entrain exagéré :

– Bon week-end monsieur !

Madame Fouinsec le toisa d’un regard haineux de derrière son bureau alors que résonnait encore l’écho de ses derniers mots. Il n’avait pu résister à la tentation de tester l’acoustique et s’était promis de ne pas sortir sans l’avoir vérifié. Cup sourit davantage encore et chuchota, en imitant l’enfant repentant, un au-revoir que la bibliothécaire perçut à peine.

Et les lourdes portes de la bibliothèque se refermèrent sur l’écho surpuissant de Cup.

Dehors le soleil baissait à l’horizon. Les rues de la capitale baignaient dans une lueur rosâtre, le ciel était teinté d’orange. Cassia flânait derrière Cup et Jylian. Ils avaient marché pendant dix bonnes minutes et rejoignaient le subway. Jylian lui s’arrêta, et en regardant ses deux amis, il leur lança :

– Moi je m’arrête là, mon chauffeur arrive. Bon week-end les gars, à lundi. Et Cup, j’attends toujours ma raclé !

– Tu l’auras en public, ce sera plus marrant, dugland !

– Monsieur Dugland ! rectifia Jylian en s’engouffrant dans la grosse berline noire qui s’était arrêtée juste à côté.

Cassia et Cup continuèrent leur chemin, se dirigeant vers la station la plus proche. La nuit commençait à tomber. Sur la route blanche, les marquages jaunes au sol restaient visibles malgré la luminosité décroissante. Des petites lumières bleues s’allumèrent sur le rail qui passait entre deux immeubles du centre. Les hauts lampadaires virent leurs lampes s’allumer soudainement. La lumière naturelle était remplacée petit à petit par les éclairages de toutes sortes qui étaient comme réveillés par la nuit qui arrivait. Puis ils distinguèrent les grands panneaux publicitaires qui éclairaient le quai de la station B.

– Je prends la rame direction le centre, dit Cassia à Cup qui semblait divaguer dans ses pensées.

– Comme d’hab, répondit-il. Moi je vais vers la banlieue. On se voit lundi !

– A lundi Cup !

Cassia se dirigeait vers son quai quand Cup la rattrapa.

– Je voulais juste savoir… commença-t-il.

Cassia se figea, surprise, elle attendait qu’il termine sa phrase mais mentalement elle espérait que la discussion prenne une tournure inespérée. Elle fut vite déçue, puis elle se sentie bête de renouer avec une attitude d’adolescente en fleur.

– c’était juste pour le dossier. T’as entendu parler aux infos des problèmes de l’assemblée, tu crois qu’il faudrait qu’on en parle ?

– Ah ! Tu pensais au boulot, Cassia fit semblant d’être choquée. Je ne sais pas, je sais pas trop ce qui se passe, j’ai pas trop écouté les infos dernièrement. J’ai juste entendu parler des tensions entre certains membres de l’assemblée. J’ai cru comprendre que certaines régions de la planète voulaient retrouver leur indépendance, un truc comme ça. Sans parler des groupes révolutionnaires qui menacent des politiciens. Mais d’après ce que j’ai entendu, ils ne sont jamais passés à l’action. Mais des problèmes de l’assemblée… Tu veux dire des problèmes sérieux ? Non, j’en ai pas entendu parler.

– Oui ça semble assez sérieux, certains parlaient même de changer son fonctionnement, la reformer.

– On verra lundi, moi là je suis en week-end ! répondit Cassia en voyant arriver le subway.

Sur ce, Cassia attrapa de justesse la navette B pour le centre et salua Cup de sa place lorsqu’elle passa devant lui. Mais le regard perdu dans le vide, il ne la vit pas et ne rendit aucun salut. Il attendait sur le quai et la nuit était tombée.

« Fin de semaine, demain grasse mat’. » Cup vagabondait dans ses pensées.

Il ne pensait pas beaucoup à la politique, voire jamais. Mais ce dossier à faire sur l’assemblée venait de lui rappeler le reportage aux infos, ce même reportage qui l’avait interpellé.

Sa navette arrivait. Dans un crissement aigu, celle-ci stoppa net devant lui. La porte s’ouvrit, laissant descendre des passagers et en accueillant d’autres. Il monta à l’intérieur, trouva un siège et nota qu’il avait de la chance de trouver une place assise. Puis il se souvint que ce n’était pas l’horaire habituel auquel il prenait cette navette. Il leva les yeux, toujours perdu dans ses pensées et son attention fut attirée par un des écrans de la rame. Juste avant il vérifia que le numéro était le bon, étant donné qu’il lui était déjà arrivé de se tromper de navette et de partir pour Perpète-les-Oies. Il ne s’était pas trompé, bonne rame, bon numéro.

Tous les écrans dans les rames affichaient les mêmes images. Les informations du soir passaient en boucle. Cup fixait l’écran le plus proche. Mais une personne debout, la tête devant l’écran, lui cachait de temps à autre la vue, sa tête se balançant de part et d’autre quand le subway tournait à droite ou à gauche. Les quelques images que Cup apercevait lui semblaient familières. Il reconnut le reportage qu’il avait déjà vu plusieurs fois. Le reportage dont il venait de parler à Cassia, le reportage qui avait réussit l’exploit de le faire méditer sur de possibles événements futurs. C’était peut-être la première fois de sa vie, ou alors la deuxième, mais alors cela remontait à bien longtemps, que quelque chose, autre que son éphémère carrière dans l’armée, préoccupait Cup.

Sur l’écran s’affichait à nouveau l’image qui passait en boucle depuis quelques jours. On y voyait la photo d’un brancard où gisait un homme recouvert d’un drap sombre. Puis une autre montrant six autres brancards. On pouvait lire en dessous : crise à l’Assemblée, sept morts suspectes. L’écran afficha à nouveau la première image, celle de l’homme en costume qui gisait sans vie. Mais la vidéo était plus nette et le caméraman commença à détailler l’ensemble du corps pourtant invisible sous le drap. Cup n’avait pas vu cette partie du reportage. C’est aussi pourquoi il prêta plus attention à ce que montrait l’écran. Mais la navette prenait des virages assez serrés et l’homme debout résistait mal aux lois de l’attraction.

– Pardon ! Pardon, excusez-moi, vous pourriez, vous pourriez ne plus… bouger ? Je veux dire, je voudrais voir l’écran s’il vous plait. Merci, dit Cup.

L’homme se poussa et attrapa la rambarde de l’autre côté de la navette non sans cacher son léger agacement. Il n’y pouvait pas grand-chose s’il tanguait lorsque le subway tournait.

Cup fixait l’écran. Il avait reconnu la dépouille de l’élu Frichard. On avait beaucoup entendu parler de lui ces derniers mois. Il s’était fait remarqué pour avoir tenu des propos extrémistes, lui qui d’habitude était un homme réservé, considéré comme l’un des plus sage et des plus respectable de l’Assemblée. Sa fougue soudaine contre les pouvoirs militaires l’avait projeté sur les devants de la scène. L’écran montrait les images du corps alors que des ambulanciers l’emportaient hors du palais de l’assemblée, là où il avait rendu son dernier souffle. Cup plissa les yeux lorsque le brancard passa juste sous la caméra. Une main dépassait de sous le voile noir qui recouvrait le corps sans vie de l’élu. Dans la panique générale et la confusion due à la foule de journalistes qui se tenaient à l’affut du moindre scoop, personne ne se rendit compte qu’un bras dépassait. La caméra zooma. Le temps d’une seconde, Cup aperçut sur les manches du costume des tâches, comme une couche de poussière blanche sur le vêtement. Et le corps disparut dans le vaisseau des urgentistes. Il ne resta plus à l’écran qu’un fouillis fait de lumières tournoyantes bleues et rouges mêlées à la foule de journalistes. Puis l’image revint sur le commentateur. Cup écouta les quelques commentaires que fit le présentateur.

– Comme vous venez de le voir, la septième mort suspecte en deux mois, une qui s’ajoute aux six autres, celle du membre de l’assemblée, l’élu Frichard. L’assemblée ne se prononce pas encore quant aux avancements de l’enquête en cours. Assassinat ou mort naturelle, rien ne filtre bien que plusieurs bruits de couloirs parlent de maladie soudaine. C’est toujours le silence total de la part des policiers et aucun élu n’a souhaité répondre à nos questions. Pour continuer avec les sujets sensibles et sur lesquels l’assemblée reste discrète, nous passons à la page économie du journal du soir. Après la commande d’un subway reliant les grandes villes du pays, ce qui a déjà creusé un trou dans le budget pour les transports, le secrétaire pour la culture, monsieur Weaver, s’insurge. Le gouvernement aurait soi-disant coupé ses fonds. Et le secrétaire continue en assurant que d’autres comme lui auraient perdu le soutient économique de l’état. Cela dans presque toutes les branches que le gouvernement jugerait comme secondaires. Il a cité le ministère de l’enseignement, celui des affaires spatiales et de l’agriculture, et la liste est longue. Il ajoute que ces fonds, qui représentent plusieurs milliards, auraient été redirigés vers un nouveau projet de l’assemblée, une commande secrète du gouvernement, comme nous dit monsieur Weaver. Personne n’a encore rien affirmé et bien sûr le gouvernement dément la rumeur qui semble de plus en plus absurde. Les financiers du pays commencent eux aussi à perdre la boule, conclut le journaliste avec un sourire.

Cup se mit lui aussi à sourire, enfin une bonne décision de l’assemblée, couper les fonds de ce qui ne sert à rien. Enfin peut-être, l’info ressemblait plus à une tentative désespérée d’un vieux secrétaire pour se faire remarquer. Et la photographie de ce monsieur Weaver apparaissant durant le reportage montrait plus un vieillard en colère qu’un politicien révolté. Ce qui n’arrangeait en rien son image et n’apportait aucun crédit à ses dires.

Cup repensa aussitôt à la première partie des informations. Encore un décès à l’Assemblée. Même s’il avait déjà vu une partie de ce reportage, les nouvelles images ravivaient sa curiosité. Il se rappela alors de quoi il était question. D’abord Frichard, un des nouveaux membres de l’assemblée, avait sombré dans la folie. Puis un autre, Gregman. Et encore un autre. Sept au total. Sept membres de l’Assemblée Nationale qui étaient morts dans des circonstances inquiétantes. Un virus qui ne toucherait que les politiciens ? Cette idée fit sourire Cup mais il savait que sans eux, le monde ne serait pas le même. Il s’était demandé ce qui se passerait si l’Assemblée n’existait plus. Qui dirigerait la Nation Unique ?

Il fit la moue, ce qui attira le regard des autres personnes qui étaient assises dans la rame. Heureusement qu’il ne pensait pas à haute voix, comme il en avait l’habitude quand il se savait seul. En réalité ce qui le chagrinait n’était pas le fait de ne pas savoir ce qui se passerait s’il n’y avait plus de dirigeants, il n’en avait rien à faire de ce qu’il adviendrait du monde si le gouvernement était bouleversé. Par contre si cela impliquait aussi le changement de son train-train quotidien, là oui, il se faisait du souci. Les politiques promettaient souvent le renouveau, un meilleur monde et de meilleures conditions de vie. Des promesses qui n’impliquaient aucun changement conséquent pour un citoyen moyen. Cup le savait bien. Mais lorsqu’il était question de renouveau et de remise en cause pour d’autres raisons que dans le but d’une réélection à un siège de l’assemblée, les paroles avaient soudainement plus de poids qu’auparavant.

La rame s’arrêtait toutes les deux minutes, déposant des personnes, en accueillant d’autres. Encore trois stations et il lui faudrait descendre. Le subway était remonté à la surface. Il n’était sous terre, dans les galeries, que lorsqu’il desservait les stations en villes. Parfois, dans le centre ville, il desservait des entrées de grands bureaux, celles-ci se trouvaient parfois à des centaines de mètres du sol. Il y avait comme un fin ponton, qui se trouvait être un rail, qui reliait les entrées des immeubles. Puis ces rails redescendaient sous terre, pour desservir les autres stations de la ville. En banlieue il n’y avait pas de tunnels non plus, le subway suivait le long et fin ponton qui le baladait jusqu’aux extrémités de la capitale. Ce moyen de transport était propre à cette grande ville. Le subway était comparable à un gros tube qui se déplaçait extrêmement vite.

Il n’y avait pas d’excentricité dans cette société, tout était gris, gris bleuté, gris argenté ou noir. Les seules couleurs provenaient des panneaux publicitaires. Les seules couleurs naturelles n’étaient pour la plupart que les reflets d’un ciel bleu dégagé sur les vitres teintées des bureaux. Ou bien quand le soleil couchant se reflétait sur les grands immeubles du centre ville. Immeubles dont les murs n’étaient que des fenêtres réfléchissant alors les tons rosés du ciel avant que la nuit ne tombe.

Cup descendait du subway, en banlieue, là où il habitait. Un entassement de petites maisons, des logements, rien de très chic ni de très coloré non plus.

Ce soir il fallait qu’il se débrouille seul. Personne n’était à la maison. Cela ne le dérangeait en rien, bien au contraire. Cela faisait bien longtemps qu’il savait s’occuper de lui.

Ses parents avaient divorcé quelques mois après sa naissance. Il vivait avec son père qui n’avait pas eu trop de mal à obtenir la garde étant donné que sa mère la lui avait accordée. L’ambiance n’était pas à la fête tous les jours. Le père de Cup, Jerry, tenait en haute estime l’autorité et l’obéissance. C’était un ancien soldat qui avait pris sa retraite. Il n’était pas déçu avec Cup qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Il avait voulu impressionner son père avec cette école militaire, mais cela n’avait pas fonctionné. Il avait voulu prouver qu’il pouvait lui aussi devenir un soldat, ou tout du moins un pilote de l’armée. Mais encore une fois, comme son père avait prédit d’un ton méprisant, Cup n’avait pas tenu le coup.

Sujet trop sensible, voilà la raison qu’avait donné le soldat recruteur en parlant de Cup. Une explication que son père ne comprenait pas toujours, enfin il ne savait pas dans quel sens la prendre. Son fils était il trop faible pour l’armée ou au contraire impossible à maitriser ? Il penchait plutôt pour la deuxième solution mais en y réfléchissant bien, la première était tout aussi plausible.

Quant à Cup, autant dire qu’il ne le prenait pas très bien, passer pour un incapable aux yeux de son père était ce qui l’énervait le plus au monde. Ce qui l’énervait mais aussi ce qui le faisait avancer aussi. C’est de cette façon qu’il avait réussi à entrer à la faculté de la capitale, et c’est surtout grâce à cela qu’il y était encore. De cela son père était fier. Mais il ne lui avait jamais dit. Peut-être pour ne pas non plus que son fils se repose sur ses lauriers.

Mais ce soir Cup n’aurait pas à affronter cette mine rabougrie. « Ce sera pizza aux anchois et film d’action. »

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