Un avion atterrit sur une piste ensablée. Il n’y a rien autour, juste un poste avec deux gardes assoupis, derrière eux se tient un 4×4 blanc, solitaire, son chauffeur est lui aussi assoupis. Le soleil matinal tape déjà fort, l’avion s’arrête, le co-pilote sort, il porte de grosses lunettes de soleil, de celles que l’on verrait plus volontiers sur un plongeur sous-marin, il procède à la procédure post atterrissage, bloquant les hélices avec un plot.

La porte s’ouvre, un homme en sort, habillé simplement, il porte un blue-jeans et une chemise mauve, il a les cheveux mi-longs noirs comme ses yeux, il porte un bouc fin et court, même s’il n’a pu se raser depuis trois jours. Sa peau est sombre on ne sait s’il est basané ou tout simplement bronzé, il a une mâchoire carrée, forte, son visage est éloigné des canons éphèbes du moment, mais pas désagréable pour autant. Il pourrait être italien ou espagnol, on lui a déjà dit qu’il pourrait passer pour un russe, ou un américain, un brésilien ou un de ces africains blancs que l’on trouve dans les anciennes colonies européennes, maghrébin ou libanais, on lui a même dit qu’il était malaysien, souvent par des gens de ces mêmes nationalités, et ce sans qu’il fasse d’effort particulier. Il peut effectivement venir de presque partout, il a pourtant un visage que les gens n’oublient que difficilement, s’ils prennent le temps de le regarder, il passe ainsi souvent inaperçu. On ne le reconnait que si on le cherche… ou quand il vous trouve.

Le soleil du Sahara est toujours aveuglant à plus forte raison en sortant de la relative pénombre de l’avion. Il est le seul passager, les autres sont descendus à l’arrêt précédent. Il prend le temps de regarder autour de lui, il remet machinalement le livre qu’il a lu durant le trajet dans son sac à dos, son sac contient aussi son ordinateur portable, la seule possession à laquelle il tienne vraiment, les lecteurs MP3 même avec téléphone intégrés peuvent se remplacer, théoriquement, l’ordinateur aussi mais il tient à celui-là… jusqu’au prochain. Ce sont les données qu’il renferme qui l’intéresse, son travail, une partie de son âme, « la meilleure » dirait-il.

Ses yeux finissent par s’habituer à la trop brillante lumière, lui permettant d’apprécier le paysage et cette impression que tout le monde éprouve en regardant le Sahara. Que le monde s’arrête finalement ici, qu’à partir d’une ligne tracée quelque part dans le sol, loin derrière lui, il n’y a rien d’autre que du sable jusqu’à la fin des temps. Une mélancolie étrange s’empare de lui, ce n’est pas la première fois qu’il vient dans le continent africain et la vitalité de cette terre l’a toujours intrigué. Il y a de la force dans ce continent ceux qui y vivent y sont par trop habitués pour le réaliser pleinement, à moins qu’ils se contentent d’y survivre, bien souvent, allas, leur vie ne leur permettant pas d’en profiter. Les autres… charognards obsédés des finances à en devenir vide de sens, ont depuis longtemps reniés les capacités nécessaire à ressentir cette terre. Car elle se ressent plus qu’elle ne se voit, un être vivant à elle-même. Et malgré le désert nu, malgré la chaleur si intense qu’elle en parait presque froide, dans ce moment où la température corporelle se réajuste de la climatisation de l’avion à l’enfer matinal dehors, il sent un peu de cette terre vibrer, le désert a son propre rythme, cousin distant des contrées plus au sud, mais battant au rythme du même cœur. Le sable est rouge, la sensation d’être sur quelque distante planète lui tire un sourire, il ne manque que le double soleil.

Le moment semble s’éterniser, quel que soit où l’on aille, quel que soit la facette qu’elle nous en offre l’Afrique reste un endroit unique, magique qui une fois qu’on la ressenti nous attirera toujours comme un phare de nuit les bateaux, l’appel d’une douce amante, un manque narcotique. Il ne s’y voit pas pourtant pas passer le reste de sa vie. Elle est sauvage, celui qui pense l’apprivoiser ne la comprendra jamais, et il est à prendre en pitié, elle nous tolère, voilà tout, ceux qu’elle accepte sont rares.

Le sort dure encore, il fait si chaud, le vent sec est si doux qu’il les sent à peine. Et l’odeur, l’Afrique a une odeur particulière unique, charriée dans l’air, il a toujours eu l’impression en revenant sur cette terre de revenir « chez lui », de là où il vient, peut-être un peu ce que ressent un adulte revenant dans la maison où il a grandi, sauf que là le sentiment est plus… primaire, ce n’est pas son cœur qui se sent chez lui, mais il sent littéralement toutes les étapes évolutionnaires de ses cellules, c’est de ce continent que l’être humain est originaire, il n’a besoin d’aucun scientifique pour le savoir, juste respirer cet air, cette feinte odeur, presqu’une saveur qui persiste malgré l’acharnement du sable et de l’être humain à la faire disparaitre.

– Bienvenue dans le trou du cul du monde, franchement je sais pas ce que vous voulez foutre ici, mais amusez-vous bien. Vous pouvez récupérer vos bagages dans la soute.

Le fort accent anglais du co-pilote tranche, sans merci, les liens qui le maintenaient dans son rêve éveillé. Rien de tel qu’un rejeton d’outre-manche pour tuer toute trace de poésie dans le monde, entacher la neige, laisser à la réalité ce gout abjecte qui font que paradoxalement les gens ne pensent qu’à se réfugier dans un rêve souvent cathodique ou digitale, jusqu’à la prochaine salve d’inepties grossières… cette habitude de placer « bloody » (sanglant) tous les trois mots histoire de rendre la vulgarité encore plus choquante. Comme s’ils ne concevaient leur existence qu’à travers la souillure de leur environnement… bouchers oniriques.

Il se contente d’un hochement de tête et descend de l’appareil, le co-pilote discute avec l’un des gardes, désormais réveillé, des modalités de vols, ils échangent quelques mondanités dont les deux se moquent éperdument, chacun se pensant supérieur à l’autre, ils auraient pourtant tant à gagner à partager à se connaitre, mais le partage ne fait pas parti du propre de l’humain. Il n’est qu’un concept, un vague objectif.

Une bourrasque soulève un peu des sables alentours, la majorité des protagonistes se protège les yeux, le pilote jette encore une suite de malédictions sanglante à l’encontre des enfers et du pays, notre homme se contente de prendre ses bagages et marche le long de la piste jusqu’à la cabane cubique en tôle, censée représenter un centre de contrôle, le sable ne semble pas le déranger.

On lui demande son passeport pour la quatrième fois ce matin, la huitième depuis qu’il est arrivée en Algérie la veille. On lui a dit qu’il allait dans une zone à risque, il n’en a rien dit. Si l’endroit était dangereux il le serait, son chemin l’avait souvent menée dans des sites dit dangereux suivant les points stratégiques des industries pétrolifères.
A les écouter tous les endroits du monde sauf leur pays d’origine étaient terriblement dangereux… et peut-être l’étaient-ils finalement, après tout les compagnies qui opéraient dans ces sites dépensaient suffisamment d’argent pour cela. De fait, elles avaient les mains libres pour spolier les richesses des pays dans lesquelles elles opéraient, les dirigeants corrompus n’étaient que par trop ravies d’avoir un ennemi plus ou moins fictif à combattre afin de justifier des larges dépenses dont une grande partie finissaient souvent dans des banques en suisse, le pays lui-même, n’étant financièrement alimenté bien souvent que par l’aide internationale toujours insuffisante. Des gens en manquent d’éducation ne pouvaient imaginer un monde meilleur… autres que l’occident qu’ils voyaient dans quelques films çà et là, des fictions qu’ils avaient fini par prendre pour une réalité. Un rêve en boite, unique, contrôler les rêves d’une population revient à contrôler cette population, et pendant qu’ils rêvent de destinations qui ne peuvent tenir les promesses faites en leur nom, ceux qui font ces promesses s’enrichissent, véritables vampires gorgés d’un sang noir et inflammable. Cela aussi il en a l’habitude.

L’officier le regarde d’un aire torve, il a son passeport, est en face de lui mais ne le regarde pas, le vent charrie la transpiration issu d’une nourriture trop grasse. Le contrôle terminé, le chauffeur se présente, échange quelques plaisanteries en arabe avec l’officier, pendant ce temps l’homme met ses bagages dans le véhicule. Aucun des deux ne fait attention, ils ont vu trop de gens, trop d’étrangers pour y faire attention, ils font leur travail et l’habitude a tué leur curiosité. Aucun ne se doute qu’il comprend ce qu’ils se disent, c’est une conversation qu’il a déjà entendu dans une dizaine de langues, il remarque que même en ayant son passeport en main l’officier se trompe sur sa nationalité, il ne sent pas concerné par les commentaires que les deux hommes s’échangent. Ils ne peuvent connaitre mieux que les clichés, ils ne peuvent voir autre chose que le comportement souvent peu disposé à leur égard de leurs charges. Des gens qui s’occupent d’autres gens qu’ils ne voient pas et ne connaitront jamais… il a toujours vu le voyage comme une opportunité, il a en partie déchanté depuis, l’industrie pétrolifère a le don de salir ce qui l’approche. Il ne s’en préoccupe plus, il aurait aimé leur parler, savoir ce qui les faisait rêver, mais il sait déjà comment cela apparaitra.

L’humanité n’a pas l’habitude d’appréhender la différence, n’a pas l’habitude d’échanger sans recevoir d’avantage, ils ne sauraient quoi faire de ses questions, sans penser à y répondre, car ils ne sauraient ce qu’ils pourraient retirer de leur réponse. Pas de curiosité gratuite, il ne leur en veut pas, il sait qu’il est spécial, car après tout, ne le sommes-nous pas tous?

Il a eu beaucoup de noms, dans divers lieux, diverses informations sur ses papiers d’identités. Ceux qui le connaissent pour ce qu’il est l’appelle Métis, ce n’est pas le nom qu’il a donné jusqu’ici.

Apres avoir mis ses bagages dans le coffre et récupéré ses papiers, il monte à son tour dans la voiture. Le chauffeur n’a pas l’air pressé de le rejoindre. Il ne s’en préoccupe que guère, il s’installe. Le moteur ronronne, il se détend.

Il se souvient de la raison de sa présence.

Il avait rencontré Vogari au détour d’un rêve. Ce dernier était une ancienne légende tzigane que d’autres gens du voyage avaient finis par s’approprier, un rêve qui aura su s’adapter aux temps nouveaux, un songe qui ne meurt pas venu le matin. Vogari était un Marcheur d’Onis, si les chevaliers d’Onis se préoccupaient des rêveurs, les marcheurs se préoccupaient eux des rêves eux-mêmes. Deux facettes de la même fonction, descendants de ceux qui ont encouragés la chute de Babel, la vraie raison, rien à voir avec les inepties bibliques.

Les chevaliers d’Onis n’étaient pas des gardiens, ni des protecteurs, les marcheurs l’étaient. Les chevaliers faisaient rêver, ils étaient les anciens troubadours, ceux qui écrivaient les légendes, les Homère du monde, de ceux qui avaient écrit les premiers livres sacrées, morts de chagrin et de honte en voyant ce que les ans et les charlatans en firent. Des histoires mêlées de rêves qu’ils avaient retranscrites pour permettre aux populations de rêver, de les inspirer et les aider à se réaliser. Le gâchis qui en avait été fait … Les chevaliers d’Onis s’en étaient trouvés presque décimés, mais les rêves ont la vie dure, ils avaient survécu. Toujours avec la même mission d’empêcher le rêve unique de prendre possession de l’humanité, luttant aujourd’hui contre leurs création d’hier, cultivant les différences entre les peuples, espérant qu’un jour ceux-ci apprendraient à vivre entre eux et à s’enrichir de leur différences, plus qu’un beau rêve, une nécessité.

Il était vain de ressasser le passé, l’humanité ne pourraient survivre que grâce à ses différences, la monoculture mènerait à sa fin, son refus d’autrui, le rêve unique ne sont que des symptômes.

Il ne pouvait que changer ce pourquoi il était ici, Vogari avait marché au travers de plusieurs rêves, en relation directe avec des événements se produisant dans un site de construction dans le sud de l’Algérie. Une quarantaine de gens étaient morts dans des accidents de travail. Pour les responsables du site, des manquements aux règles de sécurité les plus élémentaires, et pourtant… tous les morts avaient un lien directe ou éloigné avec l’eau, guère étrange pour le désert pourrait-on penser… mais Vogari songeait à autre chose. Une sorte de faveur a un ami, il s’agissait avant tout d’humains et non de leur rêves, il ne pouvait pas s’en occuper seul, aussi avait-il demander à Metis de s’en charger. Ce dernier n’était pas le plus puissant des Chevaliers D’Onis, ni le plus vieux, mais pour une raison qu’aucun des deux n’auraient pu donner, ils s’entendaient plutôt bien. Vogari avait confiance dans le « jeune » homme qui le lui rendait sous la forme d’un respect fruit de la compréhension même de sa nature.

Sachant qu’une série de formation en sécurité était en préparation il avait envoyé sa candidature à l’entreprise qui aurait le contrat (il n’y avait rien de plus déprimant que cette portion toujours grandissante de la population qui ne pouvait plus rêver que de leur travail) et un rêve… Lorsque les recruteurs lurent les documents ils étaient déjà convaincus qu’il était celui qu’ils cherchaient.
Il serait le formateur, ce n’était pas la première fois qu’il utilisait cette couverture, après tout qu’il raconte une histoire à des enfants ou à des adultes, qu’il le fasse pour amuser ou enseigner, ils rêvaient.

Le trajet jusqu’à la base vie durera près d’une heure, il écoute d’une oreille distraite la musique provenant des hauts parleurs, regrettant encore une fois la rigidité des gouts musicaux de l’humanité, le 20eme siècles a donné un certain espoir pour les chevaliers d’Onis avec ces musiques propres, ces nouvelles technologies de communication, les rêves s’en ressentaient, chaque dizaines d’années promettaient quelque chose de nouveaux. Puis cela c’est commercialisé, avec la recrudescence de la pudeur d’un autre âge, la pensée est devenue plus rudimentaire, presque primitive, les histoires ont progressivement disparues, le 21eme siècle est pour le moment une grosse déception, l’on court de nouveau le risque du rêve unique. Les marcheurs commencent à s’alarmer, les chevaliers d’Onis se sont de nouveau presqu’éteint, certains finissent même par perdre leur don, jusqu’à en oublier ce qu’ils étaient, l’ont commencent déjà à parler d’une deuxième tour de Babel, tout en s’y refusant… la douleur toujours aussi présente dans le rêve, alors qu’aucun de ceux qui y avaient assisté ne restent. De plus, détruire une tour voir une ville est une chose, mais comment s’en prendre à un système décentralisé? Il leur faudrait trouver autre chose et le traumatisme de Babel aidant, les derniers chevaliers et marcheurs d’Onis sont désespérés d’une solution pacifique, qui cette fois ne détruirait aucune civilisation, tout en sachant que la destruction de la tour de Babel avait permis à l’humanité d’en arriver jusqu’ici.

Métis met toutes ces pensées de côtés, il n’est pas là pour ressasser le passé, il est là pour enquêter. Les corbeaux sur les bords de la route attirent son attention, immenses comme des vautours engourdis par la chaleur et le soleil, ils montrent autant d’énergie que les gens autour de lui, soumis aux mêmes difficultés, exacerbées par les privations due au Ramadan.

Le chauffeur ne peut se concentrer sur la route, la voiture tangue de temps en temps alors que le chauffeur s’assoupis et se réveille en rythme constant. Il ne dormirait que peu cette nuit tout comme la précédente, il s’était levé tôt afin de permettre au chantier d’avancer avant les grandes chaleurs. Il ne mange ni ne boit, dans cette chaleur, son teint montre les premières traces de déshydratation. En cette période le nombre d’accident n’est guère surprenant, cependant Ramadan commence à peine, Métis songe que le nombre de morts ne peut qu’augmenter.

Il décide de faire connaissance. Le chauffeur est jeune, pourtant il est presque mort, il n’y a plus vraiment de place en lui pour la nouveauté, l’incertitude, ses rêves sont infirmes, il veut être riche sans penser quoi faire de cette fortune hypothétique, pas d’objectif, une religion dont il ne comprend pas la philosophie, une morale basée sur des principes enseignés mais pas de valeurs, qu’importe d’où il vient, sous le rêve unique quel que soit la provenance des humains, le rêve est le même, le capitalisme s’adapte si bien aux religions qui le lui rendent bien, il n’y a plus de contre-pouvoirs, plus de dissidents, plus d’alternatives, le monde tourne à l’unisson.

Pourtant cet homme a un reste de vie, il est tout d’abord surpris par les questions de Métis, mais au fur et à mesure de la conversation il se réchauffe et élabore, il ne réalise à aucun moment que ni lui ni Métis ne parle sa langue natale, il comprend et il est compris. Métis sent les braises se réveiller tout doucement, ce feu ne sera jamais un brasier, il est même possible que jamais une flamme n’en sortira, il garde cependant un espoir, et le communique, ils n’auront pas le temps de devenir amis, mais à partir de ce jour on se souviendra de ce chauffeur comme quelqu’un de sympathique et curieux, quelqu’un avec qui on prend plaisir à discuter, mémoires qui à terme changeront son futur. Il l’avait en lui, il suffisait de souffler sur les braises.

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