̶ Pardon, pardon.
Je passai entre un couple, dénouant ainsi leurs mains entremêlées, sans en ressentir la moindre culpabilité. Ils pestèrent contre moi, auraient même bien voulu m’insulter. Je les ignorai ostensiblement et poursuivis mon chemin sans cesser de courir. Après tout, il leur suffisait de se tenir la main à nouveau, ce n’est pas comme si j’étais intervenue dans leur mariage en criant : « Des calamars chauds! Chauds, chauds, les calamars! ».
Ils survivraient, hein. Ce qui n’était peut-être pas mon cas. Eux n’auraient pas à recevoir les réprimandes de Sainte Syl’via en tentant d’éviter ses ustensiles de cuisine qu’elle aurait eu la bonne idée de m’envoyer dans la figure en m’injuriant d’insultes sorties tout droit de l’Haut’Delà. Enfin, seulement s’il arrivait que je sois en retard. Et il est vrai que j’étais foutrement bien partie pour…
Je fis un dérapage à demi contrôlé avec mes chaussons fourrés, et manquai ainsi de rentrer dans le Docteur Al’ji. Je l’esquivai in extremis en retirant un chapeau irréel de ma tête à son intention. Avec un sourire de soldat retraité amusé par un badin qui chercherait à lui voler sa bourse, il me rendit gaiement mon salut avant de continuer son train-train quotidien en sifflotant, non sans m’avoir lancé un clin d’œil moqueur. J’étais sûre qu’il savait parfaitement la raison pour laquelle je courrais. Je doutais même qu’il y ait quelque chose qu’il ne sache pas, ici.
Le couvent n’avait aucun secret, pour notre vieux loup de mer. Je ne m’en étonnais même plus. Ce que j’avais du mal à comprendre, par contre, c’était la raison qu’il avait de rester ici. Lorsque je lui avais demandé s’il comptait partir un jour, il m’avait laconiquement répondu : « Lorsque le temps sera meilleur. ». J’avais alors jeté un coup d’œil par la fenêtre, regardant les Sœurs qui pataugeaient joyeusement dans la rivière, et celle qui bronzaient sous le soleil. Sceptique, je m’étais tournée vers lui pour lui faire remarquer qu’ici, il faisait toujours un temps magnifique, mais il avait alors disparu.
Depuis, j’avais laissé filer. Après tout, il faisait comme il le souhaitait. Et ce n’était pas moi qui allais me plaindre de sa présence. Je l’aimais bien, moi, notre vieux loup de mer.
La cloche de neuf heures sonna, et je poussai un cris de frustration en tentant d’accélérer le pas. Ce qui m’était quelque peu impossible vu la vitesse à laquelle je courais déjà. Mais comment avais-je été assez stupide pour m’endormir pendant mon bain ? Ce n’est pas comme si je n’avais pas de taches ménagères à accomplir ! A vrai dire, je faisais même partie de celles qui en avaient le plus parmi les Aînées. Rectification : j’étais la seule.
Ayant acquis mon titre d’Aînée, j’aurais dû être débarrassée d’un grand nombre de corvées, réservées aux Cadettes et aux Benjamines. La question qui demeurait donc : pourquoi y avais-je encore droit?
Maussade, je ralentis le rythme en dévalant des escaliers. Ce n’était pas la première fois que l’injustice dont je faisais preuve me déprimait suffisamment pour me faire perdre le semblant de discipline que je possédais. Après tout, si Elles ne voulaient pas que je sois en retard, Elles n’avaient qu’à pas me charger de tout ce boulot supplémentaire!
Boudeuse, j’entrai enfin dans la cuisine de Sainte Syl’via après avoir remis rapidement ma coiffure complexe en place, disciplinant comme je le pouvais mes mèches rebelles. Ma tenue n’était pas vraiment des plus dignes car il faisait particulièrement chaud ses derniers jours. J’avais donc penché pour une tunique blanche légère, resserrée autour de mon buste par un corset intégré de façon discrète en plus d’un col largement ouvert autour de la nuque qui descendait vers le bustier pour créer un décolleté étroit en forme de pointe. Pas vraiment le type de tenue réglementaire. Mais en tant qu’Aînée, je pouvais au moins me permettre ça.

Sainte Syl’via pivota vers moi aussitôt après mon entrée. Elle me parcourut rapidement d’un regard critique en décryptant mon expression et en jaugeant la façon dont je m’étais vêtue le matin même. Son froncement de sourcils lui creusa deux plis au dessus du nez, qui lui donna cet habituel air sévère qu’elle prenait pour montrer sa désapprobation.
̶ Par Il’lis ! s’exclama-t-elle en m’agitant un doigt boudiné sous le nez. As-tu vu ton accoutrement ? Nom du Trio, mais remonte moi ce col.
Je baissai les yeux sur mon haut, qui se resserrait au niveau des épaules et dégageait ainsi ma clavicule.
̶ Sans vouloir vous paraître insolente, Ma Sainte, je ne puis le relever davantage. Pas sans une aiguille et du fil à coudre, du moins.
Sainte Syl’via sembla sur le point d’exploser. Et ce fut ce qui me sauva du hachoir que j’évitai en me jetant derrière l’un des comptoirs de la cuisine. Elle se mit alors à hurler de sa voix suraiguë et éraillée. Je soupirai en me redressant lentement, laissant tout juste le bout de mon nez dépasser d’une planche de bois pour pouvoir regarder par-dessus la table. Les cheveux pailles hérissés en une crinière donnant vaguement l’idée d’un chignon, elle avait des épis si visibles qu’on aurait dit qu’on lui avait entortillé des échardes grosses comme mon poing dans la tignasse, avant de les retirer sauvagement sans chercher à rattraper le désastre ensuite.
D’après des sources sures, La Sainte prendrait chaque matin plus d’un quart d’heure pour discipliner sa chevelure. Si j’avais une telle chose sur le crâne, cela ferait longtemps que je l’aurais coupée. Mais pour nous-autres membres du Couvent Magister, les cheveux longs sont un signe de bonne santé et de dignité, ainsi qu’un héritage de La Très Grande Déesse que nous vénérons. Pour autant, nous coupions les cheveux de nos Cadettes, parfois même des Benjamines. Mais en règle générale, ces dernières se laissaient pousser les cheveux lorsqu’elles découvraient leurs pertes mensuelles. Pourquoi seulement à cette limite? Peut-être parce que c’est le signe de la fertilité, celui qui prouve qu’elles peuvent procréer. Je n’en ai pas la moindre idée, car je n’ai jamais eu la curiosité de demander. Pour moi, c’était comme cela. La Déesse Il’lis avait construit notre confrérie ainsi, alors il en était ainsi. Je n’avais jamais eu à me poser de questions.
̶ Insolente ? Insolente qu’elle dit ?! Mais ma pauvre cloche, tu devrais apprendre qu’on ne réponds pas aux Saintes. Depuis le temps que tu es ici ! J’ai longtemps espéré que tu finisses par comprendre comment fonctionne notre Caste, et pourtant, plus le temps passe, plus ton tempérament devient belliqueux, exécrable et insultant!
Je me redressai, la connaissant, elle était comme qui dirait calmée.
̶ J’ai seulement une bonne répartie. D’ailleurs, vous vous répétez.
La Sainte Syl’via en resta comme deux ronds de flans, avant de serrer les poings en tremblant légèrement de colère, devenant rouge comme une écrevisse.
Je savais que je la poussais à bout, mais ces derniers temps, je ne pouvais plus m’empêcher de répliquer aussi sèchement, et personne ne parvenait à calmer cette rage que j’éprouvais au fond de moi, et qui me criait que je n’avais pas ma place ici. C’était comme si une bête sauvage était emprisonnée et qu’elle griffait mes entrailles en m’ordonnant de faire ces choses insultantes. Je savais aussi qu’à force d’agir ainsi si d’autres Saintes autres que Syl’via s’apercevaient que j’avais un comportement inhabituel, on finirait par chercher à m’exorciser. Je concevais parfaitement que être exorcisée serait très dangereux pour moi, et totalement inutile, avouons le, vu que je n’étais possédée par un aucun démon.
Sainte Syl’via prit une profonde inspiration, et quand elle rouvrit les paupières qu’elle avait auparavant fermées, elle avait récupéré sa sérénité. Ça me surprenait toujours de voir ce brusque changement de personnalité, et je craignais toujours plus la Sainte Syl’via calme que celle prête à tuer.
̶ Nous avons Illios au-dessus de nos têtes, Ainée Saan, dit gravement mon mentor. Nous n’avons en aucun cas le temps de prendre part à nos chamailleries habituelles. Que Il’lis me foudroie si je prends du retard !
Comprenant soudain que quelque chose se tramait, je me redressai, et mes fines et longues oreilles vibrèrent de curiosité, tel les antennes d’un insecte. Cette caractéristique prouvait à qui savait observer que j’avais du sang de la Descendance, et qu’ainsi l’un de mes ancêtres faisait certainement partie du Trio légendaire. Ce trio était composé de la Très Grande Prenia, elle-même fille de la Déesse Il’lis en personne ; du Très Haut Guerrier Elwin, fils de l’Ange Arshil, gardien de la Très Grande Déesse Il’lis ainsi que du Preux et Déchu Ludvin, fils du Grand Illios le Démon destructeur, frère de l’ange Arshil.
̶ Que se passe-t-il, au juste ? Demandais-je avec curiosité.
̶ Cela ne te concerne en aucun cas, Aînée Saan. Prends ces assiettes, puis ces plats en faisant attention à leurs contenus, et apporte-les dans la Grande Salle. Ensuite, tu disposeras ces fleurs avec goûts. M’as-tu bien comprise, Aînée Saan ?
Elle insista sur les « aînée » en affrontant mon regard bougon sans ciller. Elle attendit patiemment, et je finis par soupirer. Je jetai alors un regard derrière elle, sur la table où se trouvait… trois piles d’assiettes, avec une vingtaine de plats. Je regardais les trois piles, ahurie.
̶ Mais… Sainte Syl’via! Il y a une trentaine d’assiettes!
Elle haussa un sourcil en jetant un vague regard à ce que je pointais du doigt.
̶ Non, en fait, il y en a une Cinquantaine. Mais il n’y avait plus de place sur le plan de travail. Sur la grande table de la Grande Salle il y a une liste. Tu n’auras qu’à compter le nombre de personnes présentes et en ajouter en conséquence.
Je restai interloquée, la bouche entre-ouverte. Le Couvent n’avait pas reçu autant de personnes à la fois depuis au moins quinze ans, et je n’étais même pas encore là !
̶ Vous n’êtes pas sérieuse Syl’via ?!
Elle me foudroya du regard en me menaçant avec une spatule.
̶ Sainte Syl’via pour toi, Aînée Saan, fille de Melusine la couturière et de Markanov le boucher ! N’oublie pas mon titre ! Par Il’lis, tu mériterais d’être foudroyée pour une telle insolence !
Je tiquai devant sa véhémence et sa mesquinerie à me rappeler que je n’étais rien de plus que l’union d’un couple du peuple, sans aucune renommée. Autrement dit, elle me rabaissait, et me traitait de moins que rien. Je serrai les dents en fermant les poings, baissant les yeux. Ça ne servait à rien de répliquer. La Sainte eut un soupir.
̶ Dépêche toi de te mettre au boulot, Saan, dit-elle un ton plus bas, avec une pointe de tendresse.
Elle s’était radoucie, mais elle ne s’excuserait pas. Je me détournai et empoignai l’une des piles d’assiettes faites main, toutes unique et d’une beauté à couper le souffle. Elles possédaient chacune une caractéristique particulière, en rapport avec la nature. Celle du dessus représentait un colibri butinant une fleur rouge avec des dégradés roses et oranges. Je grognai et soulevai le tas avant de m’engouffrer dans un couloir dépourvu de porte en poussant un rideau épais. Quelques torches magiques qui volaient sans aide étaient dispersées tout du long pour m’éclairer. Je débouchai sur la Grande Salle, à une trentaines de pas plus loin, et fut accueillie par une pièce totalement vide.
Je restai là, en plan, à regarder la table longue d’une vingtaine de pas et large de cinq.
Une belle nappe l’ornait, et les ourlets frôlaient le sol sans pour autant le toucher. Avec un soupir, je m’attelai à la tache qu’on m’ordonnait de faire, tout en écoutant le silence du couvent. Il devait être beaucoup plus tôt que je ne le pensais, et le fait de constater que, encore une fois, on me donnait davantage de travail qu’aux autres Aînées me mit de mauvaise humeur.
Quand je retournai aux cuisine, Sainte Syl’via avait disparu, mais il y avait trois cadettes et deux benjamines, attelées à des corvées à la fois semblables aux miennes et bien différentes. Une nouvelle pile d’assiettes m’attendait sur la table, aux côtés de leurs jumelles.
Avec un soupir résigné, je saluai toutes mes consœurs par leur titre et leur prénom avant de poursuivre ma tâche. Je me déconnectai de mon environnement pour me concentrer au maximum, tel un robot. C’était une habitude que j’avais prise depuis plusieurs années déjà lorsqu’on me demandait de faire quelque chose qui me prenait beaucoup trop de temps, ou que je n’appréciais pas. Mon corps effectuait ce qu’il avait à faire de façon inconsciente tandis que mon cerveau se mettait en veille. Ça m’évitait de penser à ma vie, mais aussi à faire des erreurs durant mes heures.
Je ne sais pas combien de temps cela me prit exactement. Sainte Syl’via vint surveiller mon travail à un moment donné, avant de refaire une nouvelle apparition quand j’eus terminé. J’étais déjà fatiguée. A mon énième retour de la grande salle, pendant lequel j’entrepris de m’étirer les bras, une cadette vint à ma rencontre pour me dire d’aller me préparer et de me faire belle, avant de retourner aux cuisines au cas où on aurait besoin de moi. Passablement agacée que la Sainte chargée de ma surveillance envoie quelqu’un me le dire à sa place, je me rendis à ma chambre, en empruntant les couloirs les moins fréquentés.
Je ne voulais voir personne.

La Déesse Il’lis ne dut pas entendre ma prière silencieuse, car je croisai celle que je ne voulais surtout pas voir.
L’Aînée Mina se tenait devant moi, baillant avec la grâce d’une princesse, aussi délicate qu’une fleur. Je me figeai, et la regardai avancer à pas légers. Elle portait encore sa chemise de nuit, et elle me sourit avec chaleur quand elle m’aperçut.
̶ Aînée Saan ! Quelle bonne surprise ! Toi aussi on t’a faite lever de bonne heure ?
Je serrai les mâchoires en me retenant de ne pas lui écraser mon poing sur son adorable petit nez. Je savais pertinemment que ce n’était pas de sa faute si elle avait pu faire la grasse matinée tandis que moi j’étais obligée de me taper toutes les corvées les plus risibles. Et qu’elle puisse considérer que l’heure à laquelle elle se levait était égale à une bonne heure.
Mina avait toujours été une gentille fille, ainsi que la première Aînée la plus proche du statut de Mère quand celle-ci devrait céder sa place. Elle était la favorite de toutes les Saintes du couvent, et ce n’était un secret pour personne. Pas même pour moi, pourtant plus ancienne par la naissance. C’était une injustice cuisante qui ne me rendait que plus intolérante envers mes Sœurs.
̶ Oui… marmottais-je. Mais là je dois retourner chercher quelque chose dans ma chambre, mentis-je ensuite pour la faire déguerpir.
Elle m’offrit l’un de ses plus beaux sourire, avec une petite expression de déception.
̶ Dommage, j’aurais bien pris mon bain avec toi. Tu es ma seule Aînée, et cela me manque. J’ai l’impression de ne plus vraiment te voir parmi nous… tu es la seule grande sœur que j’ai réellement ici. Toutes les autres Aînées sont bien plus jeunes que nous…
Ça, tu l’as dit ma petite.
Mon cœur se serra à la pensée de comment j’étais, avant d’être Aînée. Elle et moi étions ce qu’on appelle des amies. Je n’étais arrivée ici que peu de temps avant elle, mais je l’avais aussitôt prise sous mon aile, car son histoire m’avait émue et fait resurgir un désir de la protéger. Ses parents étaient mort dans l’incendie de leur grange, et elle avait survécu seulement parce qu’elle était avec sa grand mère à ce moment là. Malheureusement, cette dernière n’avait pas les moyens de subvenir à ses besoins. Elle l’avait donc abandonnée aux bons soins des Sœurs du Couvent Magister. Il me semble qu’elle venait d’ailleurs encore régulièrement la voir.
̶ Désolée, une prochaine fois peut-être ? mentis-je de nouveau en la contournant.
Elle me rattrapa par le poignet.
̶ Attends, s’exclama-t-elle brutalement avant de se raviser en se rendant compte de son acte irréfléchi.
Elle rougit et me lâcha, mais j’attendis patiemment qu’elle s’explique. Elle reprit contenance, baissa la tête dans ma direction après avoir regardé autour de nous. Curieuse, je m’inclinais moi aussi à sa rencontre.
̶ Tu as entendu parlé de nos invités ?
Je haussais les sourcils. Elle me tira vers elle avec un petit sourire malin, telle une confidente racontant un ragot entendu et répété plus d’une fois. Son petit corps frêle frémissait de joie contenue. Elle poursuivit après mon mouvement de tête négatif.
̶ À ce qu’il paraît ce sont des Protecteurs !
̶ Des quoi ?
Elle se tortilla, agacée :
̶ Des chevaliers ! Des Guerriers, les Boucliers de la Déesse ! On dit qu’ils sont choisi par Il’lis en personne, et qu’ils parcourent la terre en semant paix et bonne entente.
Je fronçai malgré moi les sourcils. J’avais entendu certaines choses, à leur sujet.
̶ Et à quoi servent-ils, hormis apporter la paix ?
Mina me regarda comme s’il m’était poussé des tentacules.
̶ À repousser le Mal, quoi d’autre, lâcha-t-elle simplement en haussant ses épaules.
Je n’avais jamais compris comment elle faisait pour rester si blanche alors qu’elle prenait le soleil tous les jours. Je me redressai, prête à partir de nouveau, mais elle me retint une seconde encore.
̶ Sais-tu ce que nous allons leur servir à manger ? Demanda-t-elle encore.
Je soupirai et lui énumérai les plats dont je me souvenais.
̶ Et puis, je crois que nous avons de la tarde au fruit béni ̶ avec de la meringue ̶ et de la crème de saule pleureur agrémenté de noisettes et de pépites de chocolat.
Quand je m’éloignai, j’étais satisfaite de la moue d’envie qu’affichait Aînée Mina. Mais ma mauvaise volonté resurgit de nouveau, et je traînai des pieds quand j’entrai dans mes appartements. Une tenue soigneusement pliée m’attendait sur mon lit. Je la dépliai et grimaçai d’horreur. Non seulement elle n’était pas du tout de mon goût mais en plus elle était loin d’être à la hauteur de mon rang – aussi bas soit-il. J’eus envie de crier ma rage, mais une fois de plus, je savais que cela ne changerait strictement rien à ma situation. De plus mauvaise humeur encore, j’enfilai ma tunique sophistiquée, de la couleur des champs de maïs séchés, avec un large col carré et des manches beaucoup trop longues pour être pratiques. Je les remontai et me débrouillai pour les nouer autour de mes coudes. Je m’enroulai ensuite des bouts de tissus autour des pieds, laissant juste émerger les orteils et le talons. Ainsi prête, je pris des sandales et me dépêchais de rejoindre la grande salle.
Sur le chemin, je croisai bon nombre de Sœurs, de tout rang. Je m’inclinai légèrement chaque fois qu’il y en avait une d’un rang supérieur au mien, quand c’était des Saintes. J’étais la plus ancienne de toutes les Jeunes Sœurs, donc je me contentai d’un hochement de tête pour les Cadettes, les Benjamines et même les Aînées.
Au détour d’un couloir, j’aperçus le Docteur Al’ji, avachi sur une chaise, les jambes bien écartées et les mains posées dans son giron. Il portait un pantalon large, qui ressemblait plus à une jupe, les tissus des deux jambes reliés ensemble par le milieux, et ce jusqu’aux mollets, pour ensuite se séparer et s’enrouler d’une curieuse façon autour des chevilles. Il m’avait dit un jour que c’était un Jaïhi, le pantalon réglementaire des Docteurs comme lui. Je savais aussi qu’il ne le portais pas souvent, et que c’était ainsi une tenue élégante pour de rares occasions. Je commençai à me demander quels genre d’individus nous allions recevoir, pour que tout le monde se mette sur son trente et un.
Des guerriers, avait dit Aînée Mina.
Songeuse, je traversai le couvent après avoir de nouveau salué Al’ji. Ici, il était toujours le bienvenu. Je n’avais jamais réellement compris ce qu’il fichait dans notre couvent. Je n’avais pas l’impression qu’il y avait sa place parmi nous.
Les Sœurs et les Saintes l’appréciaient toutes, mais il restait l’un des seuls hommes à habiter au milieu de nous. Comment pouvait-il ne pas s’ennuyer ? Passant des journées à couler des jours heureux à ne rien faire ? Je préférais presque me surmener plutôt que me contenter de errer dans les couloirs. Pourtant, quand je le regardais, je voyais bien qu’il avait un regard mélancolique, perdu dans le vague. J’étais persuadée qu’il avait eu une vie mouvementée ; en tant que soldat, peut-être.
Je retournai aux cuisines, mes pensées allant bon train. Je m’adossai contre le mur et observai l’agitation présente dans la pièce. Mes Sœurs s’agitaient nerveusement, suivant les consignes de Sainte Syl’via. Une douce odeur de nourriture me parvint, réveillant ma faim.
Les Benjamines commençaient à sortir les plats cuits, signe que le repas allait bientôt avoir lieu.
̶ Saan ! Ne reste pas les bras ballants comme ça, rends toi utile.
Je croisai les bras sur ma poitrine, affrontant ma tutrice du regard tout en lui montrant ma docilité.
̶ Que veux-tu que je fasse ? Soupirais-je en croisant son regard inquiet.
̶ J’aimerais que tu te rendes dans la Grande Salle pour moi, et que tu vérifies que tout soit bien fait. Tu es la seule à être aussi soigneuse que moi, je ne préfères pas envoyer une de tes cadettes.
Je savais que Sainte Syl’via avait horreur de ne pas tout pouvoir gérer toute seule et être partout à la fois. Dans le couvent, elle avait des yeux et des oreilles partout, mais malheureusement cela ne lui suffisait pas toujours, et je savais qu’elle avait confiance en moi pour des tâches rudes. Bien qu’elle me donnât ainsi beaucoup de responsabilités, savoir qu’elle me pensait digne de les recevoir me rassurait.
̶ Bien, j’y vais alors.
̶ Attends, m’arrêta-t-elle avant que je n’ai pu disparaître totalement.
Je pivotai et inclinai la tête d’un air interrogateur. Elle s’approcha de moi, me mit dos à elle et s’acharna sur mes cheveux, m’arrachant des « hé! », « aïe! », « Aouch ! ».
̶ Voilà, file maintenant.
Je passai une main hésitante sur ma longue chevelure et découvris qu’elle l’avait en fait tressée à partir du sommet de mon crâne, me la collant fermement sur la tête jusqu’à la nuque où elle se libérait en queue de cheval. Je tournai la tête pour lui sourire, avant de déguerpir sans demander mon reste. Elle avait serré si fort que le sang me battait aux tympans et que j’avais l’impression d’avoir été scalpé. Pourtant, je n’étais pas assez folle pour me plaindre.
Je me massai la nuque, m’étirai et pénétrai dans la Grande Salle. Il y avait déjà des Saintes présentes, qui bavardaient gaiement loin de la table, un verre de sirop de Jinouille, la fleur bleu que nous affectionnons dans le couvent. Nous avions même une petite plantation, près du potager dans l’arrière cour au niveau des jardins. Qui n’aimait pas le sirop de Jinouille ? Il détendait le corps et le cœur, et faisait rire tout en rendant les joues rouges. Il protégeait même du froid. Mais il était vrai que c’était une boisson considérée comme étant pour femme. Et c’était aussi bien ainsi ; cela rendait les hommes souvent agressif.
Je saluai mes Soeurs de plusieurs années de plus que moi, ainsi que les quelques Doyennes du Couvent Magister. Les Saintes me saluèrent impersonnellement sans m’accorder plus de regard que ça. Personne ici n’arrivait vraiment à m’aimer. Les Doyennes, anciennes Saintes du couvent, étaient déjà plus amicales envers moi. Elles me souriaient affectueusement et me donnaient des poignées de mains chaleureuses en me demandant comment je me portais. Je me faisais toujours un plaisir de leur répondre, car je les trouvais très utiles au couvent, malgré ce que pouvaient penser les Benjamines, les Cadettes, les Aînées ou même les Saintes.
Les Doyennes étaient les sens du couvent, elles voyaient tout et entendaient tout. C’était elles qui rapportaient les ragots ou autres informations parfois très utiles, autant celles du dehors que celles au sein de l’établissement.
Et puis, il me semblait que elles aussi, elles m’appréciaient pour ce que j’étais. Au milieu d’elles, j’étais acceptée.
Me rappelant le désir de Sainte Syl’via, j’entrepris de parcourir la salle et la table du regard, remettant tout ce qu’il y avait à mettre en ordre. Quand j’eus fini, la Grande Salle s’était remplie davantage, et les femmes qui se trouvaient avec moi bouillonnaient de gaieté et d’impatience. Je ne comprenais décidément vraiment pas ce qu’elles avaient.
La Doyenne Hagua, une vieille femme vraiment adorable mais trop curieuse pour son bien, s’approcha de moi avec un sourire malicieux.
̶ Dis moi ma petite… et si tu allais accueillir nos invités ? Tu pourrais ensuite nous rapporter comment ils sont…
̶ Les accueillir ? M’étonnais-je. Je ne peux pas, on ne me l’a pas permis…
La Doyenne fit une moue de mécontentement, écartant ma remarque d’un mouvement de main parcheminée.
̶ Peu importe, va les observer des fenêtres du Long Corridor. La vue est bonne sur la cour. Tu verras même les écuries !
Je réfléchis longuement en la dévisageant. Elle ne vivait que pour les nouveautés, et ses yeux pétillaient d’excitation. Je poussai un long soupir.
̶ À une condition, si Syl’via vous demande où je suis…
Ses yeux se plissèrent et un grand sourire fendit son visage, sans pour autant dévoiler ses dents.
̶ Hoho, oui, cette bonne vieille Syl’via… Tu devrais faire attention à ne pas oublier son titre, si quelqu’un t’entendais, on pourrait croire que tu as reçu une mauvaise éducation…
Sachant qu’elle ne faisait que plaisanter, je hochai la tête et m’inclinai légèrement pour prendre le large. À vrai dire, j’étais moi-même curieuse, et cela m’avantageait de ne pas avoir à rester dans la Grande Salle à ne rien faire. Et puis, Sainte Syl’via n’oserait jamais réprimander la Doyenne Hagua.
M’évadant du vacarme causé par les femmes du couvent, je me dirigeai vers le corridor central, qui parcourait toute la façade Nord du bâtiment. Je me positionnai de façon stratégique devant les grandes vitres, entourées de vitraux représentant des anges ainsi qu’une belle femme immaculée, avec de longs cheveux d’or qui lui faisait comme une auréole. La Déesse Il’lis.
Mon regard dériva sur le ciel bleu, immense, qui semblait me tendre les bras, puis vers les écuries où je pouvais imaginer le hennissement des chevaux impatient de sortir. Autrefois, j’avais l’autorisation d’en monter pour quelques petites virées, mais après plusieurs sorties nocturnes, on me l’avait interdit, me trouvant trop dangereuse pour moi-même.
J’aurais voulu fuir loin d’ici. Et, peut-être, ne plus jamais y revenir.
Je reportai mon attention sur la grande allée principale. Le portail gigantesque était grand ouvert, et en observant bien, je devinais des silhouettes se profilant à l’horizon. A cheval. Curieuse, je m’installai sur le large rebord de fenêtre et remontai mes genoux contre ma poitrine. J’attendis, et après ce qui me parut une éternité, les inconnus furent enfin entre nos murs.
Ils étaient une douzaine, tous à cheval et tractant une caravane, à l’arrière du défilé. Je les regardai s’avancer lentement jusqu’au centre de la cour, entourés de nos par-terres fleuris. Le cavalier à l’avant se tenait droit et fier sur sa selle. Je n’avais pas souvent l’occasion de voir des hommes. Les quelques uns que nous avions dans notre couvent étaient soit vieux, soit séniles, et parfois les deux. Les autres étaient des couples en visites, comme ceux que j’avais croisé ce matin.
Mon imagination m’imposait toute sorte de bels hommes qui viendraient jusqu’ici juste pour me sauver, telle une princesse enfermée dans un donjon. Je n’avais jamais pensé de cette façon. À vrai dire, ça ne me ressemblait pas du tout.
Dans le Couvent Magister, penser aux hommes comme d’un compagnon de vie était strictement interdit. Nous n’avions pas à avoir de rapport, et il y avait des cérémonies, pour voir si nous ne nous étions pas rapprochées de quelqu’un du sexe opposé. C’était à la fois un moyen de savoir si notre corps avait était pris, ou notre cœur. Si tout se passait bien, on pouvait rester dans le couvent. Si ça se terminait mal, la Sœur ou Sainte qui avait désobéi était exclue du couvent. Depuis que j’étais ici, ça n’était arrivé qu’une seule fois.
Il ne fallait vraiment pas rigoler avec ça.
Seule la Mère avait droit à un rapport. Et ce, seulement pour lui donner son titre de Mère. L’homme choisi était un vétéran, soit l’opposé de la Mère dans notre couvent. Je crois que de leur côté on les appelle les « Pères » tout comme nous appelons les nôtres les « Mères ». Mais les hommes de notre Caste sont différents. Ils vivent loin de nous et vouent leur culte à Arshil, l’ange protecteur de notre Déesse Il’lis, et deviennent des guerriers, à son image. Nous les rencontrons tous les dix printemps, lorsque la neige laisse la place aux fleurs dans les montagnes de Storakos, et seules la Mère, les Saintes et les Aînées peuvent participer à cette réunion.
C’est lors de cette cérémonie qui nous regroupe tous que notre Mère et leur Père se lient. On les appelle alors Acsia. Le couple Acsia, qui dirigent à eux deux la Caste, sans pour autant être ensemble. Ils ne se voient jamais en dehors des cérémonies, et lorsqu’ils sont liés, ils ne peuvent se séparer. Ils restent « Acsia » jusqu’à leur mort. Si l’un d’eux meurt, alors l’autre se verra contraint d’abandonner son Titre et laisser la place à un nouveau. Généralement, de ce que j’avais pu apprendre, les Acsia meurent souvent ensemble, à une intervalle d’une semaine après avoir eu une longue vie de plus de 70 étés. Que ce soit avant leur liaison ou pendant, un Père est appelé « Azou » et une Mère « Azia ». Ce sont des termes qui remontent à bien longtemps et dont j’ai totalement oublié l’origine. Tout ce que je sais, c’est que hormis l’Azia, autrement dit la Mère, toutes les autres sœurs restent vierges toute leur vie, sans moyen de procréer.
Lorsqu’une progéniture est née de l’union Acsia, elle va, en fonction de son sexe, dans le couvent de sa Mère ou dans le temple de son Père. Elle sera d’office appelé Jeune Azou ou Jeune Azia. Mais c’est un cas, qui, paraît-il, n’arrive que tous les deux siècles environs. Ces enfants ont chacun le choix de rester au couvent ou de partir, lorsqu’ils atteignent l’age adulte. Et il n’est jamais arrivé que deux enfants du sexe opposé naissent d’un couple Acsia. Heureusement, car une fois que le jeune Azou ou la jeune Azia devient un Frère ou une Sœur, ils deviennent obligatoirement Père ou Mère par la loi du sang.
Toujours est-il que les jeune Azou ou les jeunes Azia sont rares. Notre Mère actuelle, et celle avant elle, n’ont pas eu de progéniture.

Je reportais mon attention sur les invités, constatant qu’ils s’étaient enfin arrêtés. Je plissai les yeux pour tenter de mieux y voir, car malgré ma bonne vue, ils étaient loin en contrebas. Ils étaient en armure, et je le devinais plus que je ne le voyais grâce au soleil qui se reflétait sur l’argent lustré de leurs côtes de mailles.
Ils descendirent de cheval, certains abandonnant leur monture aux bons soin des Sœurs qui avaient accouru à leurs côtés. D’autres, au contraire, les suivirent et les menèrent eux-mêmes aux écuries. Je comprenais que cette différence était certainement liée à une discipline hiérarchique.
Les deux premiers qui menaient la danse s’avancèrent vers l’entrée du couvent sans attendre. Alors que je les fixais intensément, l’un des deux retira son heaumes orné de magnifique plumes d’aigles, longues et colorées dans des tons magnifiques que je percevais parfaitement de ma place. Il secoua des longs cheveux d’un noir de jais, lisses tel le plumage d’un corbeau, et exposa à la vue du soleil son visage fin, ses pommettes hautes, son teint halé et son nez pointu. Je distinguais avec peine ses sourcils tout en finesse qui faisaient un arc de cercle parfait au-dessus de ses yeux. Bizarrement il me fascinait, jusqu’à ce que je constate que ce visage si beau ne pouvait être que celui d’une femme.
Surprise, je reculai, avant de reporter mon attention sur le second cavalier qui avait imité sa comparse. Cette fois ci j’étais persuadée que c’était un homme. Il avait beau être le portrait craché de la femme, sa chevelure sombre était retenue en arrière sur sa nuque en une natte – ce que je supposais plus que je ne vis – et son visage paraissait plus ferme et viril. Bien qu’il soit tout aussi étroit, ses pommettes étaient moins hautes, sa peau légèrement plus pâle, son front moins large et une barbe de quelque jours recouvrait ses joues. Je ne pouvais rien apercevoir de plus, mais cela me suffisait amplement pour que je vois qu’il était séduisant.
Je ne vis pas le reste de la troupe, qui disparut rapidement à ma vue, accompagné de mes Sœurs.

En soupirant, je retournai à la grande salle. La Doyenne Hagua se précipita aussitôt sur moi quand elle me vit, tel un rapace fondant sur sa proie. En moins flippant, bien sûr.
̶ Alors ?!
Un petit sourire étira le coin de mes lèvres. Je me penchai vers elle comme si j’allais lui faire une confidence de la plus haute importance et lui murmurais :
̶ Et bien, c’est une petite troupe d’hommes en armure. Mais il y avait une femme, c’était elle qui menait la marche.
Le regard avide, la vieille femme secoua sa main devant elle comme pour s’éventer.
̶ Ce sont sûrement les héritiers Ska’aros, me confia-t-elle avec un air de conspiratrice.
̶ Qui ça ? M’étonnais-je.
La Doyenne rit.
̶ Il est temps que tu sortes un peu de ton cocon, poulette.
« Poulette » ? Je n’avais jamais entendu ce vocabulaire sortir de la bouche d’une de nos anciennes.
̶ Les héritiers Ska’aros sont les enfants de Sraah et de Harolt, de la noble famille Ska’aros des Montagnes de Storakos. On raconte que tous les descendants sont les meilleurs guerriers que la terre ait connue. Si on oublie les soldats de la légion rouge, s’esclaffa la Doyenne, les yeux rieurs. Et les Légendaires, cela va de soit.
J’étais toute ouïe, émoustillée par la façon dont elle racontait cela. Surtout que je n’avais pas la moindre idée de ce dont elle parlait.
̶ Les Montagnes de Storakos ? Où est-ce ? Demandais-je.
Je n’avais jamais su où elles se trouvaient, je les connaissais seulement de nom.
̶ Tu ne sais pas où elles se trouvent ? Ma pauvre grenouille. Elles sont au nord de Keryos, à l’opposé du Pays Gaarog, et sont voisines aux dunes des nains, ainsi que de leur cités. Tu vois où c’est ma fille ? Nous n’en sommes pas si loin, en y réfléchissant.
Je réfléchis une longue minute. Comme toutes les sœurs du couvent, j’avais tout de même des connaissances, bien que minimes, pour tout ce qui concernait notre monde, Keryos. Bien évidemment, j’en savais bien plus à propos de la religion que des mœurs des autres pays. Mais jusqu’à aujourd’hui cela m’avait amplement suffit. Cela dit, j’avais beau savoir que Gaarog était une région au Sud de la notre, à l’intérieur des terres Keryos, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’étaient les dunes des nains. Bien sûr, je savais parfaitement que nous autres humains n’étions pas la seule espèce à habiter Keryos, mais de là à avoir déjà rencontré un nain en personne…
̶ Je… non, pas vraiment, avouai-je, penaude.
La vieille femme agita sa main devant son visage d’un air agacé en faisant claquer sa langue contre son palais.
̶ Halala, décidément, j’ai toujours dit et je continuerai à dire qu’on manque d’éducation géographique ici ! Tout tourne autour de la religion… ça nous mènera à notre perte ! Mais personne ne m’écoute… non, personne n’écoute jamais la vielle folle Hagua ! Tout ça pour dire que c’est la famille Ska’aros elle même qui a créé les Guerriers de La Stora ! Protecteurs de Keryos, ils ne cesseront jamais de combattre le mal.
̶ Le mal ? Quel mal ? Je croyais que nous n’avions plus d’ennemis, à l’exception des Pirates des mers de L’Our’an ?!
Et encore, j’avais crus comprendre que ces derniers étaient repoussés sans trop de difficultés par nos armées. Et comme leur attaques étaient régulées par le temps favorable ou non aux tempêtes maritimes, nous avions de longues périodes tranquilles. Cependant, lorsqu’ils parvenaient à piller nos côtes, les pertes étaient lourdes et les dégâts irréparables.
Ma petites, nos contrées regorgent de nombreux dangers. Les monstres sont présents partout, certes moins dans notre région, mais il y a des lieux où les caravanes et les voyageurs sont obligées d’engager des protecteurs pour leur sécurité.
Je n’avais jamais su toutes ces histoires. Seules les Cadettes et les Benjamines avaient droit à l’institution, et notre savoir se résumait à peu de choses sur notre monde. Et je réalisais seulement maintenant combien mes lacunes sur ce sujet étaient importantes.
Alors, ces chevaliers qui viennent d’arriver, ils voyagent partout ?
Hagua eut une moue de réflexion et hocha son menton fripé. Elle devait bien avoir au moins 80 hivers, mais sa vivacité égalait celle de Syl’via.
Et bien, il me semble que oui. Cependant, seuls quelques groupes de La Stora parcourent nos régions. La Legion Rouge, par exemple, n’est présente que pour les guerres, et sillonnent les côtes. Après, nous avons bien entendu la Caste de nos compères, qui élèvent leurs enfants comme des guerriers. Une partie du moins. L’autre se constitue essentiellement de prêtres, comme nous nous devenons des prêtresses.
Je hochai la tête tout en fronçant les sourcils. Cette histoire, cependant, je la connaissais bien. J’avais toujours considéré cela comme injuste que la Caste féminine ne fassent pas de nous des soldats comme eux.
Si seulement nous aussi nous pouvions avoir le choix, grommelai-je avant de relever la tête, prise d’une question soudaine : Mais, maintenant que j’y pense, cette femme que tu as appelée… l’héritière de Spartakus. Comment peut-elle combattre en étant une femme ?
Toute heureuse d’avoir une oreille attentive et passionnée, Hagua se fit un plaisir de répondre à ma question.
La famille Spartakus a toujours été composée des plus célèbres combattant. Que ce soit la Légion Rouge ou les guerriers de La Stora, aucune de ces armées ne rejettent les femmes, bien au contraire ! Tu sais, ces chevaliers fonctionnent un peu comme notre Caste ; ils recrutent des enfants en bas âge et leur apprennent tout. Ensuite, lorsqu’ils ont l’age, ils sont adoubés et rejoignent l’armée dans laquelle ils ont grandis. Ha ! J’ai toujours trouvé cela passionnant…
Et… ils y restent toute leur vie ? Ont-ils le droit de fonder une famille ?
Bien sur, rit-elle. Tu ne voudrais tout de même pas qu’ils passent leur vie à protéger les nôtres, si ? Eux aussi ont droit au bonheur. Et puis, tu imagines ceux qui deviennent infirmes ? Ils ne vont pas être jeté au combat s’ils ne peuvent plus combattre.
Je réfléchis à tout ceci. Tout ça était tellement exaltant ! Ils avaient le choix, eux. Ils pouvaient choisir de mener leur vie comme ils le souhaitaient. Personne ne les forçait à aller mourir, ni à fonder une famille, ni à prier pour une quelconque Déesse….
Je me réprimandai pour cette dernière pensée. La Déesse Il’lis n’était pas responsable de mon malheur. Et si j’affrontais la réalité en face, je n’étais pas non plus enchaînée au Couvent. Cependant, même si je partais, où irais-je… ?
Tout à coup le brouhaha incessant présent dans la Grande Salle s’interrompit. La Doyenne Hagua et moi-même pivotâmes à l’unisson vers la grande porte, où la Mère Prima faisait son apparition.
Notre Mère était une femme sublime, auréolée d’une lumière qui semblait jaillir d’elle. C’était son aura de pouvoir. Sa magie, dite divine, lui venait de la Déesse Il’lis même. C’était une conséquence de la cérémonie faite en l’honneur de toutes les Saintes ou Sœurs devenant Mère.
Cette magie, alimentée par leur bonté, variait d’une Mère à l’autre. D’après les autres Saintes, cela faisait de longues décennies qu’il n’y avait pas eu une Mère avec un pouvoir si grand.
Mère Prima se tenait aussi droite qu’un dos le permettait, la démarche souple, aérienne ; sa chevelure châtain ornée de tresses où serpentaient des filaments dorés, lui arrivait à la cheville et voletait dans son dos au rythme de ses pas. Un visage en forme de cœur encadré par deux épaisses mèches coupées sous le menton et alourdies chacune par un anneau en or lui conféraient une apparence céleste. Cette dernière était raffermie par son regard émeraude constellé d’une multitude de pépites marrons ainsi que par la pâleur de sa peau rehaussée par la blancheur de sa robe.
Je l’avais rarement vu porter pareille parure, ainsi qu’une tunique si sophistiquée. Celle ci était composée d’un col en V qui s’interrompait à la naissance de sa poitrine et ne laissait que davantage place à l’imagination. De cette pointe, deux pans de tissus s’évasaient pour descendre jusqu’aux chevilles, alors même qu’ils s’écartaient pour onduler le long de son corps menu, son ventre était dissimulé par un troisième morceau de tissu, rattaché aux autres pour ne dévoiler aucun morceau de peau. En son centre se dessinait un soleil à 10 rayons qui serpentaient légèrement. Le cœur du dessin était composé d’un unique œil dont la pupille était une spirale.
L’œil de la guérison et de la protection, le symbole de la Déesse Il’lis.
Mère Prima se tourna vers ses Sœurs et écarta ses bras en douceur.
Mes chers Sœurs, nous avons de précieux invités qui viennent d’arriver. Ils mangeront avec nous et dormiront ici cette nuit. Il resteront aussi longtemps qu’ils le désireront et nous répondrons à tous leurs besoins.
Sa voix chaleureuse sonnait comme un délicat carillon caressé par une brise légère du matin. Elle portait loin et donnait pourtant la sensation de n’être qu’un murmure. Un frisson de plénitude m’envahit, comme chaque fois que je l’entendais, et un soupir d’aise quitta mes lèvres sans que je n’y fasse attention. C’était toujours la même chose avec elle. Peu importe à quel point nous pouvions être de mauvais poil ou perturbé, sa seule présence apaisait l’âme la plus malheureuse.
Ça, pour avoir un grand pouvoir… personne ne lui arrivait à la cheville. Je suis persuadée qu’elle aurait pu calmer une horde en furie.
Soudain, mon regard se dirigea au-delà de la Mère Prima, à l’entrée de la Grande Porte où apparurent nos fameux invités. J’en eu le souffle coupée. La femme que j’avais vue dans la cour était encore plus belle que je ne l’avais cru. Elle avait un port si royal et un regard si flamboyant que je doutai qu’aucun homme puisse lui résister. Son armure avait disparue ; à la place, elle portait une chemise couleur bois aux manches en cuir lacées et au corsage si étroit que sa taille semblait pouvoir se briser à tout instant. Une poitrine généreuse se laissait entre-apercevoir dans son col lui aussi lacé, et deux manches d’épées dépassaient de ses épaules, certainement croisées dans son dos comme j’avais pu le voir sur des images de livres qui parlaient de guerriers. Son pantalon, quant à lui, était de la couleur des feuilles des arbres et semblait à la fois souple et rigide. Des bottes en cuir montantes lui arrivaient presque jusqu’aux genoux. On aurait dit qu’elle avait des jambes gigantesques, faites essentiellement de muscles sans une once de graisse. J’étais jalouse de ses jambes, les miennes n’étaient pas aussi belles.
En observant mieux, je remarquai cependant de nombreuses marques de couture, comme si ses habits avaient tendance à se déchirer de part en part.
Elle était si belle ! D’une beauté sauvage, intrépide et inaccessible, rien à voir avec la Mère Prima et sa délicatesse. À choisir, je préférais être une femme telle cette guerrière qu’une prêtresse enfermée dans son couvent.
La belle guerrière sourit, sans dévoiler ses dents. Une surprenante douceur apparu dans son regard quand celui ci parcourut la salle, et je vis ses épaules se détendre peu à peu. Ses traits se détendirent subrepticement. Puis elle me vit. Ses yeux s’arrondirent puis se plissèrent. Je jetai malgré moi un coup d’œil dans mon dos, mais il n’y avait personne. Elle m’observait d’une façon si perçante que j’en eus des frissons. Elle se détourna ensuite après avoir légèrement secoué la tête. On aurait dit qu’elle cherchait à se débarrasser d’un mauvais songe. Ou reconnu une personne qu’elle n’appréciait pas. Mais comme je ne l’avais jamais vue, elle devait se tromper. Peut-être ma tête ressemblait-elle à une connaissance…
Toutes ces pensées me quittèrent quand je LE vis enfin s’avancer derrière la femme que j’aurai parié être sa sœur. Une telle ressemblance ne pouvait provenir que de la même génitrice. Du même sang, du même jour. Identique à sa sœur en version masculine, portant exactement les mêmes couleurs que cette dernière et un regard encore plus calculateur et même plus glacial, il observa à son tour les alentours. Cependant cette fois, son regard coula sur moi comme s’il ne me voyait pas, et je le regrettai presque. J’aurai voulu qu’il me remarque, parmi toutes mes Sœurs.
Décidément, cette histoire de princesse sauvée par un prince ne quittait plus mon esprit. Je secouai la tête pour me débarrasser de cette grotesque vision et revins dans l’instant présent. Mère Prima installa ses invités à table de manière à ce qu’ils encadrent la place en bout de table, là où elle s’installerait. Elle fit ensuite signe aux Sœurs de s’asseoir mais resta debout près de sa chaise.
Ce n’est qu’à cet instant que je remarquai qu’aucun autre guerrier n’était présent. Je fronçai les sourcils. Je trouvais ça curieux. Avaient-il refusé de venir ? Leur avait-on interdit ?
Alors que je m’apprêtai à m’asseoir aux côtés de Hagua qui tapotait la chaise à côté d’elle à mon intention, on me retint par le bras. Je fis volte face et me retrouvai nez à poitrine avec Saint Syl’via qui me regardait sévèrement.
Toi tu ne manges pas, tu aides tes Sœurs à servir, siffla-t-elle le plus bas possible.
J’en restai interdite, puis je m’écriai sans réfléchir :
Quoi ? Non !
Malheureusement, je dus m’exprimer un peu fort, car le silence se fit aussitôt, et en jetant un regard par-dessus mon épaule, je vis la Mère Prima me dévisager comme si j’étais devenue folle. Les deux guerriers m’observaient aussi, l’une avec un haussement de sourcils, l’autre avec un regard froid et calculateur, l’air légèrement intrigué. Je voulais qu’il me remarque, mais pas comme cela. J’aurai voulu me faire toute petite et disparaître sous les fondations du couvent.
Sainte Syl’via me serra le bras avec tellement de force que je dirigeai toute mon attention sur elle. Elle m’intima de m’exécuter sans poser de question et m’exhorta de ne pas ridiculiser la Mère Prima. Le murmure des conversation enfla peu à peu alors que je quittais la pièce direction les cuisines, les épaules voûtées, morose, profondément blessée. J’étais la plus vieille des Aînées. J’avais le droit d’assister à ce banquer improvisé !
L’Aînée Mina y était bien assise, à cette fichue table. Pourquoi devais-je toujours être mise à l’écart, comme si j’étais une dangereuse et imprévisible tornade ?
J’avais bien fait quelques bêtises étant jeunes, mais jamais qui mériteraient tant de mépris et de dédain. Chaque fois que j’avais la sensation que mon sort s’améliorait, on me rabaissait à nouveau au rang de sous-fifre comme une Cadette incapable de se tenir.
Alors que je traversais le couloir éclairé par les orbes bleutées emplies de magie, les larmes coulèrent en torrents sur mes joues. Je pensais en avoir fini avec toute cette histoire de place. Qu’avais-je fait pour mériter tant de discrimination ? Je faisais mes prières comme tous le monde, j’avais foi en la Déesse Il’lis autant que tout le monde, je respectais les règles – je faisais du moins de mon mieux – et même mon caractère n’était pas aussi insubordonné que le laissait croire Sainte Syl’via. Rien ne justifiait que je n’aies ma place nulle part dans ce couvent. Je ne deviendrais jamais une Sainte, je resterais une simple Sœur, alors que je pourrais techniquement accéder au rang de Mère, si on me traitait comme les autres. Mon sang ne justifiait rien. J’avais beau être fille de Mélusine la couturière et de Markanov le boucher, notre caste ne prenait pas en compte la généalogie…
Je déboulai dans la cuisine en fureur, la tristesse ayant laissé place à une rage contenue depuis bien trop d’années. J’avais accepté pleins de choses, je m’étais soumise à un paquet d’injustices sans – trop – me plaindre, et pourtant, rien ne changeait, strictement RIEN.
Allais-je un jour trouver ma place ici ? Je n’en avais même plus le désir, ni même la force de me la créer…
J’essuyais rageusement mes joues humides. Je passais en trombe dans la cuisine sans m’arrêter. Quelques Benjamines et des Cadettes me suivirent du regard, surprises et un peu inquiète. Rien de plus normal, voir une Sœur pleurer et en colère était tellement rare… Elles s’en remettraient.
-Saan ! Cria Sainte Syl’via dans mon dos.
« Tiens, je n’ai même plus droit à mon titre maintenant. »
Je l’ignorai, poursuivis ma route et me mis à courir. Si elle voulait que je l’écoute, elle pouvait toujours courir ! Si elle pensait que j’allais servir nos invités comme mes Sœurs, elle se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Il n’était pas question qu’on me rabaisse à ce point.
Et tant pis pour les conséquences.

*******************

Chers lecteurs.
Si vous avez lu ce chapitre entier, je vous remercierai de bien vouloir laisser un commentaire, voter et partager si ça vous a vraiment plus.

Je ne posterai pas de chapitre suivant (déjà écrit) tant que je n’aurai pas d’avis de la part de mes lecteurs.

Je vous remercie de votre compréhension 🙂

143