« Avoir la sensation d’avoir tout perdu, c’est ne voir que le vide devant soi, ressentir le vide au fond de soi. C’est la douleur que l’on enterre pour ne pas succomber au trépas. On ne peut y croire, on se bat et la seule arme qu’il nous reste, c’est la colère. »

J’étais au bord du gouffre.
Du haut des immenses falaises situées dans les montagnes, j’apercevais au loin, de l’autre côté des estuaires nord, les tours majestueuses du Manoir, demeure prestigieuse dans laquelle j’avais si longtemps vécu et de laquelle j’avais été si promptement chassée. Je dominais, pour la énième fois, le domaine de Brock qui avait été mon foyer et qui n’était désormais rien de plus qu’une sombre forteresse lointaine et inaccessible. J’avais passé de longues journées à l’observer sur ce mont avec, chaque fois, cette même douleur au souvenir de ce qui m’avait été arraché. Tout, autour de moi, vivait. Les nuages se déplaçaient ; la brise soufflait ; les feuilles virevoltaient ; et même mon grand manteau de laine marron flottait sous les caprices du vent ; mais mes bottes de cuir boueuses enlisées au sol, je restais prostrée sur la vision de ce que j’avais perdu.
J’étais comme morte à l’intérieur.
Voilà des mois que je me raccrochais à la lueur de l’espoir pour sauver une décennie de ma vie et elle s’écroulait, à nouveau, en une seule et effroyable petite seconde, au moment où je baissais les yeux sur ce morceau de parchemin entre mes mains et sur cette phrase impitoyable :

Je ne t’aime plus.

J’étais anéantie.
Ces quelques mots résumaient dix années de ma vie et n’étaient plus que la seule chose qui dansait devant mes yeux noyés de tristesse.
Amaury, l’homme pour lequel mon cœur battait, m’avait abandonnée. Amaury, ce premier amour pur, sincère, qui avait éveillé tous mes sens et m’avait fait croire à l’infini.
C’était fini.
Celui que j’avais le plus aimé m’avait trompée, abusée, trahie et répudiée. Cela m’avait détruite aussi cruellement que s’il m’avait arraché le cœur et qu’il l’avait piétiné sous mes yeux.
Mais au-delà de toutes les souffrances qu’il m’avait infligées, l’une restait pire que toutes les autres. Il m’avait volée, dépossédée de ce que j’avais de plus précieux.
Un héritage d’amour qui me raccrochait à l’existence.
Mon honneur, ma mission, ma raison de vivre.
Ma Boîte.
Je me revoyais le supplier de ne pas me prendre ce que j’avais de plus cher au monde et être aussi surprise que désemparée de le voir totalement froid devant ma détresse, me rejetant sans ménagement et m’intimidant comme si je n’avais été qu’un misérable ver de terre rampant à ses pieds.
Je me détestais.
J’avais été si faible.
Je ne pouvais croire que cela se termine ainsi, sans justice.
La peine, qui m’avait terrassée jusqu’alors, se transformait en une véritable rage. J’étais en colère aussi sûrement que, sous mes yeux, le ciel d’octobre devenait ténébreux.
J’avais passé bien trop de temps dans ces montagnes rocheuses, celles que l’on nommait « les Montagnes de l’Oubli » parce que personne ne venait vous y chercher et que personne n’en revenait jamais : un désert verdissant niché dans les hauteurs de la plaine de Blackburrow et surplombant le domaine de Brock. J’avais passé des jours et des nuits à pleurer ma perte en pensant être perdue à tout jamais et en attendant désespérément de voir revenir celui qui m’avait abandonnée dans cette nature sauvage. Je ne pouvais perdre une minute de plus à m’apitoyer sur mon sort.
L’échec, ce ne pouvait être cela mon destin.
J’étais l’Elue.
Je devais récupérer ma Boîte et faire payer à ce traître d’Amaury ainsi qu’à ses sournois géniteurs tout le mal qu’ils m’avaient fait.
Une goutte s’écrasait sur le bout de parchemin et je le froissais rageusement entre mes doigts. Amaury ne m’aimait plus… Il allait me détester.
Je quittais la falaise et l’envie d’y sombrer, la rage au ventre, courant pour éviter l’averse qui s’abattait sur moi. Je m’abritais dans la grotte où je m’étais réfugiée depuis qu’Amaury m’avait abandonnée dans les montagnes. Mon seul repère.
J’avais survécu.
Le tonnerre grondait et la pluie se déchaînait.
Trempée, misérable, mais déterminée, j’attrapais ma lanterne et cherchais le manuscrit où j’avais dessiné ma Boîte. Je trouvais l’esquisse, et j’observais le symbole gravé sur l’objet en l’effleurant de ma main.
C’était un triquetra.
Plus qu’une gravure, ce symbole était une véritable devise, l’équilibre divin, une force suprême qui offrait un pouvoir unique et absolu à celui qui l’atteignait. Le triquetra représentait l’équilibre naturel des quatre éléments et l’équilibre spirituel du corps, du cœur et de l’esprit. Il était l’emblème même de l’île Caelestia, terre d’harmonie et de son cœur Thérianthropia, ma terre. Ma mère m’avait légué ce précieux trésor et mon devoir était de le protéger.
« Ne laisse pas le mal te briser, Jessie. Ne laisse pas le mal gagner », disait la voix de ma mère.
Cette force résonnait dans mon esprit comme un refrain de guerre, telle une révolte intérieure.
J’étais prête.
Posée sur ma paillasse, ma maigre besace de cuir était bouclée.
Moineau, mon fidèle compagnon, m’attendait et faisait frétiller ses ailes d’impatience.
Je vérifiais ma boussole de gousset, mettais ma besace en bandoulière, me couvrais de mon capuchon et me tournais une dernière fois vers cette cavité qui m’avait si longtemps cachée.
Je disais adieu à ma prison pour partir affronter mes démons.
Un sentiment de libération s’insinuait en moi et, tandis que je courais pour rattraper le temps, la rage criait plus fort que la douleur, plus fort que la peur. Je n’étais plus qu’une ombre qui s’évanouissait dans la brume fantomatique, s’échappant enfin des montagnes rocheuses et bien décidée à ne pas être oubliée.
J’étais libre.

Jessie.

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