« Si tu veux souder ce machin, fais-le proprement, utilise un fer à souder !
— Mais, Granny, maman ne veut pas que j’y touche, elle dit que je suis trop petit !
— Tu es dans la cuisine de ta mère ou dans mon atelier, là ?
— Dans ton atelier…
— Alors c’est qui qui commande ? »
Aussi loin que remonte ma mémoire, j’ai toujours passé le plus clair de mon temps libre dans l’atelier de ma grand-mère. C’était une femme grande et sèche, un peu bourrue, qui vivait au centre du village dans son échoppe-atelier accolée à une maison toujours en désordre. Entre ces quatre murs en pierre blanche, elle avait entassé tout ce qu’elle avait amassé en des dizaines d’années d’aventures. En conséquence, sa maison comme son atelier regorgeaient de trésors mystérieux, parfois dangereux, toujours aussi attractifs que l’aimant l’est au fer pour des mains de petit garçon avide de découvertes.
Très tôt, elle m’avait toléré dans son atelier et presque aussi tôt, elle m’avait appris des tas de choses comme manier des outils, souder, construire, lire la magie, écrire la magie… Ce que ma mère, qui m’apprenait à lire les lettres et manier balais et épée, n’aurait pas été capable de faire.
Ma Granny était une femme sévère. Ses cheveux gris étaient toujours coupés très court, pour ne pas risquer de la gêner dans la forge. Leurs reflets d’acier donnaient l’impression qu’elle était elle-même taillée dans le métal, avec ses pommettes hautes et son nez aquilin. Elle était tellement habituée à travailler dans la chaleur la plus infernale qu’elle ne la sentait même plus. C’est probablement la raison pour laquelle personne ne la dérangeait quand elle était à l’atelier, la chaleur. Je crois qu’au début j’avais eu un peu de mal, mais le bonheur d’être dans ses pattes, me tenant à l’extrême limite de la « ligne autorisée » imaginaire qu’elle traçait dans l’air d’un doigt noueux, à observer le moindre de ses faits et gestes derrière la visière du casque de soudeur qu’elle avait mis à ma taille, compensait largement. Et je finis par m’y habituer tellement à la fournaise que moi non plus, je ne la sentais même plus.
J’ai encore en mémoire le bruit de son marteau sur le métal, l’éclat de ses yeux derrière ses lunettes, qui n’avait rien à envier, quand elle était en colère, à celui de sa forge. L’odeur caractéristique qui se dégageait de son atelier me revient aussi facilement que celle de ma mère, et passer devant une forge ravive souvent, rien que par le parfum âcre et piquant, les souvenirs enfouis de mon enfance.
Dans sa maison, elle avait un coin spécial, un vaste bureau de bois ciré presque enseveli sous les vélins, où elle rédigeait des parchemins de magie. Ces mêmes parchemins lui servaient ensuite dans sa forge, pour lui faciliter le travail ou finaliser les plus fines œuvres « mécamagiques ».
Un jour, je devais avoir une dizaine d’années, elle m’avait envoyé grimper au sommet d’une œuvre colossale, commande d’un notable éloigné, une créature en métal tellement haute qu’elle avait dû faire démolir une partie de son plafond pour la construire dans son atelier. Rien que la réalisation de la tête, chef-d’œuvre de mécamagie, lui avait pris des mois de travail intensif. Les schémas et plans avaient sûrement envahis jusqu’à son sommeil, puisqu’ils hantaient aussi les miens. Je me trouvais donc juché en équilibre instable, comme souvent, sur le haut du crâne de la machine, quand elle me demanda de lancer mon premier sortilège en « situation de travail ». Elle me l’avait fait apprendre la semaine précédente, il consistait à lever une petite pièce, d’un ou deux kilos maximum, pour la placer, par télékinésie, à l’endroit voulu. Je me souviens encore de son regard lorsque je me tournai vers elle en disant :
« Tu es sûre ? Si je le laisse tomber et qu’il se casse ? »
Elle avait passé des semaines à fignoler cette pièce. Son regard n’avait pas balayé mes doutes mais il ne m’avait pas laissé le choix de continuer à tergiverser. Pourtant, malgré toute ma concentration, je ne pus pas placer l’objet, une structure métallique très fine essentielle au « cœur » de la machine, uniquement par la magie, je dus à un moment lui donner une petite pichenette de la main. Mais j’étais tellement fier de moi en redescendant que j’en ai oublié de défaire ma corde de sécurité avant de sauter au sol, et me suis retrouvé suspendu dans le vide comme un jambon au cellier.
Ah, des souvenirs comme celui-ci, j’en avais tant ! Ils avaient tous en commun la chaleur de Granny et celle de sa forge, qui brûlaient du même feu. Je m’étais tant réchauffé à ce feu-là… Mais il ne m’en restait plus que le souvenir. Et là, dans la neige jusqu’aux genoux, mal protégé par les pourtant multiples couches de vêtements supposées me prémunir des morsures du gel, ce souvenir m’était particulièrement amer.
Ma mission portait sur un groupe de quatre personnes, des aventuriers, dont une action récente à Corbe, où j’avais commencé à les prendre en filature, aurait « compromis des plans ». Dans la ville et aux alentours, leur trace avait été assez facile à suivre, mais les choses s’étaient corsées quand ils l’avaient quittée. Suivre discrètement quelqu’un en ville, c’est difficile. En rase campagne, ça devient vraiment pénible. Je les avais perdus, retrouvés, reperdus… Et puis là, je venais finalement de leur remettre la main dessus. Que pouvaient-ils bien chercher dans cette forêt nue et humide dans laquelle ils s’enfonçaient depuis plusieurs jours ?
Le temps s’était légèrement radouci, et de poudreuse compacte et volatile, la neige était passée à lourde et mouillée. Les tempêtes hivernales avaient brisé et fait chuter de nombreuses branches, autant de pièges sous la masse blanche inerte qui cédait sans plus dispenser son crissement caractéristique maintenant qu’elle était en train de fondre. La nuit, l’eau redevenait glace et dans les combes les plus fraîches formait des stalactites impressionnantes et des plaques glissantes. Tout était instable, mouillé, et froid. Malgré mes précautions, je devais souvent sortir des voies déjà tassées par les animaux et plusieurs fois par jour, un pas mal calculé entraînait un froid glacial à me couler dans les bottes quand je ne m’étalais pas purement et simplement. Ah, cette détestable impression de se démener pendant que tout glisse et s’échappe… Et ne pouvant me permettre de faire de feu, pour ne pas être repéré, j’aurais de la chance de ne pas attraper de pneumonie…
 
En une fin d’après-midi ensoleillée qui faisait goutter les branches encore encroûtées de glace, mes cibles avaient établi leur camp dans une clairière légèrement en contrebas de mon point d’observation. J’étais inconfortablement accroupi et je les observais s’affairer quand un grognement derrière moi me fit sursauter.
Je ne les avais pas du tout entendu arriver, et pourtant ils étaient deux. Leur pelage gris argenté ne cachait pas la maigreur de leurs carcasses. Deux énormes loups venaient de trouver leur dîner.
L’énorme bête en face de moi retroussa ses babines. Je ne parlais pas le loup, mais si c’était comme les chiens, ça ne devait pas être bon signe… L’autre arrivait sur ma droite, ils essayaient de me prendre en tenaille… Un rapide coup d’œil circulaire me révéla une branche à moitié enfouie dans la neige à mes pieds. Je la saisis et l’agitai en grands moulinets rageurs, à la fois habité par la pensée de me rendre redoutable par le mouvement et celle de rester discret par le bruit. La première bête recula de quelques pas, mais la seconde ne se laissa pas berner. J’estimais que si l’un d’eux arrivait à ma hauteur et se mettait en tête d’être amical, il pourrait me lécher le menton en levant à peine la tête. Donc, il n’aurait même pas besoin de se dresser pour me trancher la gorge. Il devenait urgent de trouver une solution. Vu leur maigreur, elles n’étaient pas prêtes de lâcher une proie aussi facile qu’un humain emmitouflé. Je leur aurais bien expliqué que j’offrirais beaucoup moins de viande que mes manteaux le laissaient supposer mais… Je balayai encore une fois le paysage du regard, sans cesser d’agiter mon bâton. Derrière moi, le tronc d’un arbre me sembla offrir un refuge possible. Je reculai de quelques pas pour l’atteindre, balançai mon bout de bois sur le plus proche des deux fauves, qui s’éloigna avec circonspection puis posai mes mains sur le tronc humide… C’était très lisse. Je levai néanmoins la main au maximum pour atteindre une branche, puis un pied, tout en tâchant de garder, par-dessus mon épaule, un œil sur mes deux fauves… Mon appui céda brusquement et je roulai dans la neige. Je me relevai d’un bond. Les loups s’étaient encore rapprochés mais ma chute les avait un peu surpris. Heureusement, ils n’avaient pas encore tenté d’en profiter. Leur souffle exhalait la faim. Plus près que jamais, la menace était imminente. J’allais me faire dévorer. Un pic d’adrénaline me fit prendre mes jambes à mon cou.
La seule direction possible : celle du camp, un peu en contrebas. Entre ça et finir dans deux estomacs séparés… Même si la deuxième option mettrait fin à tous mes problèmes, y compris celui du froid, je ne me sentais pas encore prêt.
 
Je courus aussi vite que possible sans abandonner mon sac, m’enfonçant dans les congères, trébuchant dans les branches, glissant dans la boue. Derrière moi, les immenses créatures velues faisaient un bruit souple, je sentais leur présence se rapprocher à chaque foulée. Slalomant entre les arbres chauves, j’allais entrer dans le camp de mes cibles d’un instant à l’autre, explosant pour l’occasion tout concept de discrétion. Au milieu de la clairière, une femme vêtue assise se leva et d’un mouvement souple malgré son armure de métal, sortit un pistolet de son holster pour le pointer dans ma direction. Au même instant, un choc lourd me coupa le souffle et je me retrouvai plaqué au sol, à plat ventre, écrasé par le poids d’un molosse écumant. Je bénis l’épaisseur de mes vêtements, qui allait me permettre de gagner quelques secondes. En cet instant, toutes mes prières allèrent à ceux que je poursuivais maintenant depuis plusieurs semaines, laissant pour un plus tard hypothétique la honte d’avoir souhaité que mes cibles viennent me sauver.
 
J’ai connu, dans ma vie, des secondes éternelles. Plusieurs fois. Et cette fois-là, sous les crocs du monstre, en faisait partie, définitivement. Des coups de feu éclatèrent.
Soudain, le poids disparut. J’inspirai, toussai de la neige, crachai, roulai sur le côté, et finis par me redresser sur un genou pour faire face à un loup hésitant. De nouveau, je cherchai un bâton des yeux. Ça avait un peu marché la première fois, et mon instinct me hurlait que ce n’est pas une bonne idée de lui tourner le dos pour prendre la fuite. L’instinct, et peut-être l’expérience des dernières minutes.
Un nouveau coup de feu retentit. La bête s’effondra. L’autre prit la fuite en laissant une trace de sang écarlate dans la neige blanchâtre. Je soupirai de soulagement et me retournai vers l’auteur du coup. Il allait falloir la jouer fine.
 
Ils étaient tous là, autour. J’ignorais leurs noms mais je connaissais tellement bien leurs visages… Je les avais vus profiter du repos et de l’alcool des tavernes, trinquer bruyamment, rire, s’engueuler, je les avais épiés alors qu’ils négociaient des munitions – la guerre les mangeait toutes – ou un simple casse-croûte, tandis qu’ils tentaient de revendre des lames rouillées ramassées je ne sais où au prix du fer. Je savais quels étaient leurs quartiers préférés, leurs habitudes à Corbe, comme je savais qu’ils n’en étaient pas originaires. Aucun d’eux. Et pourtant, ce qu’ils y avaient trafiqué avait énervé les mauvaises personnes.
Ils me faisaient face. La femme en armure. Large d’épaules, elle transportait dans son dos une hache énorme, pour l’instant posée contre son sac. Chevelure noire tirée en arrière, yeux en amande, peau mate… Originaire des îles. On disait ces gens cruels et redoutables, sans sentiments. L’homme aux vêtements amples et typiques des moines. Plus svelte, plus léger que sa compagne. Ne portait ni armure, ni armes, mais bougeait à la manière souple des guerriers habitués au corps à corps. Le nain à la barbe rousse tressée, aussi large que haut dans son manteau épais. Beaucoup plus agile que ce que l’on pouvait supposer. Je l’avais vu grimper sur des toits par des façades presque lisses et courir sur des corniches qui auraient fait réfléchir un chat – mais sur lesquelles je l’avais suivi, pour constater son peu d’égards pour la propriété d’autrui. Le petit gobelinae à la mine de crapaud aux oreilles pointues. Toujours en train de bricoler des trucs, rafistoler des machins, tripatouiller du métal. C’étaient son comparse de petite taille et lui qui menaient les négociations quand il s’agissait de commercer. Et puis, il y avait cette autre femme qui venait d’arriver, drapée dans un long manteau de cuir qui cachait des holsters d’où dépassaient une crosse luisante. L’autre arme fumait encore dans sa main. Sa chevelure très brune, sa peau à peine plus claire que celle de la guerrière… Venait-elle des îles elle aussi ? Son chapeau à large bord projetait une ombre sur son regard vert brillant. Il y avait quelque chose de très dur dans ses yeux. Leur couleur chaude et liquide renvoyait un éclat d’acier tranchant, comme si son esprit avait la rigidité du métal. Une volonté qui ne plie jamais. D’où sortait-elle ? C’était la première fois que je la voyais. Comment sa présence dans les environs avait-elle pu m’échapper ? Elle devait se trouver à quelques dizaines de mètres quand je les surveillais. Elle m’avait peut-être même vu, moi, les observer. Auquel cas, elle se ferait sûrement un plaisir de les en informer et je serais vite fixé. Elle s’adressa à la guerrière en armure. Comme je ne compris rien à leur échange, j’en déduisis qu’elle lui parlait dans sa langue natale, et une sueur froide me coula dans le dos à l’idée de la façon dont cette conversation serait susceptible de me griller. C’était vraiment la pire mission d’infiltration que j’aie menée depuis longtemps.
Je souris aux autres, en époussetant mes affaires trempées de neige. Deux vérités m’apparurent : que j’éprouvais de la gratitude à l’égard de gens que l’on me demanderait peut-être de tuer d’ici quelques jours, quels que soient les résultats de mon enquête à leur égard, et qu’une violente douleur irradiait dans mon dos. La première constatation m’ennuyait davantage que la seconde, bien que ce ne soit pas la première fois, et probablement pas la dernière, que je me retrouvais dans une telle situation. Physiquement, j’aurais aussi pu m’en tirer beaucoup plus mal. Donc, je souris :
« Merci pour votre aide. Sans vous, je crois que j’étais bon pour leur servir de dîner. »
L’homme leva un sourcil et nous désigna, la nouvelle venue et moi, du menton. Son crâne rasé était protégé par un lourd bonnet fourré. Il demanda :
« Qui êtes vous ? »
Accent de l’Ansar. L’étrangère répondit en premier.
« Je m’appelle Aïdan Django. Je remontais une piste qui a croisé celle de votre groupe.
— Une piste ?
— Je suis chasseuse de primes. »
Accent de l’arrogance.
« Et tu vas où ?
— En quoi ça te regarde ? J’ai un job à finir et puis je vais à Corbe.
— Un job dans ce désert ? Ça serait pas nous, ton job, des fois ? fit le nain.
— T’as pas la conscience tranquille ?
— Ma conscience elle s’porte bien, merci ! Mais j’trouve un peu bizarre qu’on se croise tous là, comme ça, maintenant, en pleine forêt. »
La jeune femme soupira.
« Bon. Ok. On ne s’est pas croisés tout à fait par hasard. Je sais que vous êtes passés près d’une cabane il y a deux jours, et que vous y avez probablement jeté un coup d’œil.
— C’est pas nous qu’on a tué le type !
— Je sais. Il était mort depuis des jours. »
Je l’avais vu moi aussi. Effectivement, ils avaient cherché un abri dans une cabane qui semblait abandonnée, et puis en étaient sortis rapidement. À l’intérieur, j’y avais trouvé le cadavre d’un type complètement congelé. Un pauvre hère qui s’était essayé à la vie d’ermite, m’étais-je dit sans y prêter attention plus que ça.
« Ce qui m’intéressait, c’était son flingue. C’est pas vous qui l’auriez pris, des fois ?
— Oh, c’est affaires que tu veux parler, peut-être ?
— Faut voir. »
La guerrière fit un pas en avant.
« Pourquoi ça t’intéresse, cette arme ?
— C’est pas moi qui la veut, je dois juste la ramener à quelqu’un. Je vous la rachète, si besoin.
— Pourquoi pas ? Je comptais la revendre en ville, mais ici, c’est tout comme.
— Parfait. Et vous ? Vous faites quoi dans ce trou ?
— Ben nous, on chasse des plantes. Et puis on retourne à Corbe aussi. On peut faire un bout de chemin ensemble, t’as l’air de savoir te servir de tes flingues. »
La jeune femme leva un sourcil. Le coin de sa bouche s’étira en un léger sourire. Elle s’accroupit près du cadavre du loup et examina le trou rouge entre ses deux yeux avec un reniflement de satisfaction.
« Ouaip. Si y a une meute dans le coin, c’est peut-être mieux d’être à plusieurs. Et puis, maintenant que ma mission est accomplie, je suis pas à un jour près. »
Ils se tournèrent vers moi, et se mirent à parler un peu tous à la fois :
« Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Tu fais quoi dans la vie ? Victime ?
— Ça doit être un éleveur de loups, mais il devrait changer de métier. »
Je souris.
« Je m’appelle Jack. »
Jack, c’était passe-partout et je l’avais encore jamais utilisé. « Jack », c’était aussi le nom que l’on donnait aux robots à vapeur de forme humanoïde qui servaient à remplir les tâches trop lourdes pour les hommes, ou se battre pour eux. Un nom d’outil. Un nom qui me correspondait bien.
« Tu fous quoi dans le coin ?
— Je viens de Clairvoie, dis-je en priant pour avoir correctement estimé notre position sur ma vieille carte de la région.
— C’est où ça ?
— Un village à deux jours de marche, dit la chasseuse de primes. Et… Tu vas où ?
— Je me suis un peu perdu. J’allais à Corbe. Heureusement que vous passiez dans le coin, fis-je avec un sourire embarrassé. Je touche à la mécamagie, j’espérais trouver du boulot en ville.
— Ah bah on va bien s’entendre ! » grommela le gobelinae, en accrochant dans son dos une énorme clef – dite « clef à jack », justement, qui devait lui servir à la fois d’outil et d’arme.
Il agrippa un gros paquetage qu’il hâla vers un tronc couché avant de s’y asseoir. Il s’agissait de réfléchir vite. Maintenant qu’ils me connaissaient, il devenait dangereux de les lâcher puis de continuer à les suivre de loin. Donc, le mieux était probablement d’essayer d’intégrer leur groupe et les accompagner de l’intérieur.
« Et vous ? Vous faites quoi ? Vous êtes qui ? fit la chasseuse de primes – Aïdan, donc.
— Je m’appelle Ken, lâcha le gobelinae, et lui, c’est Brim », ajouta-t-il en désignant le nain qui lui répondit d’un clin d’œil.
Ils avaient l’air de former une sacrée paire, ces deux là.
« Hexen Satynn. »
La guerrière.
« Kurt. »
Le moine.
J’inspirai. C’était le moment. Je me raclai la gorge et ils tournèrent leurs yeux vers moi.
Ça passe ou ça casse.
« Je ne sais pas ce que vous comptez faire, mais je veux vraiment vous remercier. Et voyager seul ne m’a pas beaucoup réussi jusqu’à présent, alors si vous voulez bien que je vous accompagne…
— Je n’accepterais pas quelqu’un qui ne sait pas se défendre des loups », souffla Aïdan en me jetant un regard mauvais.
Heureusement que ce ne fut pas elle qui choisit, et les autres n’accordèrent pas d’attention à sa remarque. Ceci balayait également mes derniers doutes : elle ne m’avait vraiment pas vu les espionner.
 
« Bon, maintenant qu’on se connaît, on le fait ce feu ? Le soir tombe. »
Chacun commença à s’activer. Je posai mon sac dans le cercle des autres paquetages, qui n’étaient à cet instant pas atteints par la lumière ni la chaleur du début de feu mourant qu’Hexen, la guerrière essayait à grand peine de ranimer à l’aide de branchages détrempés. Alors que je fouillais mon sac à la recherche de ma timbale, une voix râpeuse surgit de derrière moi.
« Tu ne veux pas des nouvelles armes ? J’en ai des tas à vendre. »
Le nain était un bonhomme bourru et sa barbe masquait sa bouche quand il parlait. Il tendit une épée un peu ébréchée vers moi. Derrière lui, son pote le gob suivait de près la conversation. « Vous êtes marchands ambulants ?
— Oui, voilà, c’est ça. J’ai des bâtons aussi, t’avais l’air d’en chercher un… »
Son sourire moqueur était bien visible. Je secouai la tête en souriant. Je n’avais pas assez de pièces de monnaie pour me payer une épée de mauvaise qualité que je n’avais pas les capacités d’utiliser.
« Merci, mais ça va aller.
— J’ai des pistolets aussi si tu veux. »
Hexen avait suivi l’échange également. Je lui souris aussi.
« Je vous assure que j’ai ce qu’il me faut. »
Elle arriva enfin à faire démarrer un feu. Un peu de chaleur… Peut-être la meilleure nouvelle de la journée.
Nous nous assîmes pour dîner. Il me restait de la viande séchée et du pain de voyage pour environ cinq jours. Et un peu d’un fromage très coriace et très fort qui calait ou retournait l’estomac une fois sur deux. Je n’aurais pas encore pu les suivre très longtemps sans avoir à chasser. Avec mes brillantes capacités… Non, finalement, intégrer le groupe était la meilleure stratégie. Et j’aurais difficilement pu trouver une manière qui inspire davantage confiance qu’en me faisant poursuivre par des bêtes sauvages. Pauvre victime innocente.
« Il faudrait organiser des tours de garde. »
Il fut décidé que je partagerais celui d’Hexen. J’étalai ma paillasse au plus près du feu. J’avais froid depuis tellement longtemps – puisque je ne pouvais pas me permettre d’allumer un feu alors que je les poursuivais – et tellement mal au dos, que la simple chaleur du feu me procura le même sentiment de bien-être qu’aurait pu le faire un bon lit. J’ai toujours été frileux, et il y a des choses auxquelles on n’arrive jamais vraiment à s’habituer.
Avant de m’endormir, je pensai à Granny. Et à ces gens autour de moi, qui m’avaient accueilli, sans se douter que d’un instant à l’autre, peut-être pour une raison qui m’échapperait à moi-même, je pouvais recevoir l’ordre d’en tuer un dans son sommeil. Voire tous. Le moins que je puisse faire pour eux était de leur offrir la meilleure compagnie possible entre-temps, en espérant récolter les informations demandées par mes commanditaires.
 
Quand la guerrière me réveilla, la nuit était encore noire. elle s’assit en bordure de la lumière du feu. Je me posai à côté, avec ma couverture sur les épaules. J’aurais juré que l’air, quand le vent ne nous amenait pas la fumée, sentait bon le printemps. Cet hiver avait été l’un des plus longs que j’aie jamais connu, et sa fin un événement heureux et attendu par tout le monde.
« Alors tu es mécamage ?
— Oui…
— Tu sais faire fonctionner un robot ?
— Hum… Je connais les principes, je sais qu’il faut les programmer pour qu’ils obéissent à un donneur d’ordres, tout ça… Je sais réparer quelques trucs, aussi…
— Et tu sais recharger les armes mécamagiques ?
— Oui, avec le bon matériel. Mais je ne l’ai pas.
— Ça coûte cher.
— Voilà.
— Et tu connais des sorts, alors, non ?
— Euh, oui, bien sûr…
— On pourrait peut-être en échanger ? Moi aussi je pratique un peu les Arcanes. J’enchante les balles que je tire.
— Ah mais moi, ce sont des trucs à appliquer dans une forge, pas en combat.
— Comme quoi ?
— Par exemple… Je peux refroidir un morceau de métal d’un seul coup, pour remplacer le trempage…
— Tu peux le geler ?
— Je pense, oui.
— Alors appliqué à un ennemi, un sort comme ça serait redoutable. Tu n’y avais jamais pensé ? »
Pas vraiment. Je maîtrisais quelques tours de magie mineurs, mais je n’avais pas l’aisance gestuelle, ni la mémoire des mots de ma Granny. Au temps de mon apprentissage, j’écorchais souvent une formule malgré les répétitions. La magie demandait une telle précision… La moindre déviation de pensée et l’énergie que l’on s’efforçait de canaliser se dissipait sans même une étincelle. Même si, dans l’ensemble, je maîtrisais un petit arsenal d’un peu moins d’une dizaine de sorts qui m’avaient été utiles de temps à autre, depuis que je n’étudiais plus avec Granny, je ne les utilisais plus beaucoup. Et quant aux combats, avec ma carrure malingre je m’arrangeais surtout pour les éviter ! Et puis lancer un sort prend du temps, il faut prononcer les bons mots, faire les bons gestes… Je me voyais mal demander à un adversaire de cesser de frapper une minute le temps de le lancer. C’était un peu ridicule.
Quand le soleil se leva, Hexen réveilla les autres un par un. Le gob grommela et attisa les braises, alors qu’Hexen ramassait un peu de neige dans une congère encore blanche pour la faire fondre pour le thé.
Après le petit déjeuner un peu sec mais nourrissant des aventuriers, c’est le nain qui vida la casserole qui contenait les restes de feuilles de thé. Mon sac était déjà prêt, avec ma paillasse roulée et attachée dessus. J’observai le comportement des autres. Aïdan et son chapeau avaient dormi un peu à l’extérieur du cercle du camp et elle n’avait adressé la parole à personne pendant le petit déjeuner, qu’elle avait d’ailleurs pris à l’écart. Elle fut néanmoins prête dans les premiers.
Kurt ramassa un peu de terre et la fourra dans un sac de toile. Je m’approchai.
« Vous ramassez de la poussière ?
— De l’humus.
— Ah ? Et c’est pour ?
— Pour l’alchimiste pour qui on travaille.
— Vous devez ramener de l’humus à un alchimiste ?
— Et des vers, des fleurs et du bois. On devrait les trouver dans le coin, ça fait des jours qu’on marche pour arriver ici !
— Qu’est ce qui vous a amené à cette mission ?
— Bah, fit le nain, à Corbe, vu ce qu’on se prenait dans la gueule à l’aventure, on s’est dit qu’on voudrait bien acheter des baumes de soin… Mais vu qu’il y avait pénurie, à cause de la guerre et tout ça, l’alchimiste à qui on s’est adressés nous a demandé d’aller chercher quelques matières premières pour lui. C’est donnant-donnant.
— Vous le connaissiez ?
— Oui, c’est un ami de mon oncle », fit Ken.
Ce n’était certainement pas cette activité-là qui intéressait mes commanditaires. Nécessairement, c’était lié avec quelque-chose qu’ils avaient fait avant… Ou planifiaient pour plus tard.
« Je vois. Et vous avez fait quoi, comme aventures, pour vous en prendre « plein la gueule » ?
— Holà, mais ça fait longtemps qu’on bourlingue, on a fait des tas de choses ! Ça serait trop long de dresser la liste !
— En même temps, on a la journée. Vous les choisissez comment, vos missions ?
— Souvent, elles nous tombent dessus plus qu’on ne les choisit…
— En fait vous faites des missions au fur et à mesure de vos rencontres ?
— Exactement. On nous embauche pour des trucs divers. Donc la récolte de plantes.
— Des mercenaires, quoi », cracha Aïdan avec un mépris visible.
En effet, c’était une façon de voir.
« Et toi ? reprit le nain. Parce que moi, je n’ai rien contre l’idée de faire route avec quelqu’un, mais j’aimerais mieux que ce soit avec quelqu’un que je connais un peu. T’aurais pas une prime sur ta tête, des fois ?
— Pas à ma connaissance.
— Ha, je le saurais ! railla cette grande gueule d’Aïdan de sous son chapeau.
— Mais tu fais quoi, tu vas où ? À Corbe ? T’y as de la famille ?
— Non, je n’ai plus de famille.
— Mais nous, on ne rentre pas à Corbe tout de suite, on doit encore faire un crochet par la forêt pour trouver ce qu’on est venus chercher.
— Ça ne me pose pas de soucis. Je ne suis pas pressé. Je préfère voyager en sécurité.
— Tss, faut vraiment que tu sois désespéré pour penser que des inconnus sont moins dangereux que des loups. »
Chacun termina de boucler son paquetage – curieusement, le gob portait le plus volumineux, presque aussi gros que lui, et sûrement aussi lourd. Nous nous mîmes en route, Hexen ouvrant la marche à grandes enjambées assurées, ses bottes ferrées marquant de lourdes empreintes dans la neige et la boue.
 
Le bois changea d’aspect au fur et à mesure de l’éclaircie du ciel. Les branches pesantes des conifères remplacèrent peu à peu la silhouette aérée des feuillus nus. La neige fondait doucement et alimentait des ruissellets troubles dont nous croisions régulièrement le cours. Bientôt, les premiers bourgeons pourraient se risquer à débourrer…
Vers le milieu de la matinée, Ken désigna une sorte de pin à branches hautes.
« Ça y est on a trouvé les conifères… Les vers dragons rongent le bois de ces arbres. Il faut retirer l’écorce jusqu’à ce qu’on en trouve assez. »
Il gratta un peu le tronc écailleux et saisit délicatement une petite virgule claire : un ver, blanchâtre et insignifiant.
« Pourquoi ils s’appellent « dragons » ?
— Pour compenser qu’ils sont tous petits et ressemblent à rien. Il faut en remplir les bocaux. Tout le monde devrait s’y mettre. »
 
Au bout d’une heure, mes ongles étaient aussi noirs de résine collante que la lame de mon couteau. Mais nous avions tous trouvé assez de vers pour remplir tous les bocaux.
« Bon, ben c’est vraiment dégueu. Je prends pas ça dans mon sac, moi, dit Ken. Il n’y a plus qu’à trouver de l’écorce de fer… C’est bleuté, et à récolter en haut de l’arbre… Donc il faut trouver des conifères à l’écorce bleue. » dit Ken.
 
Quelques heures plus tard, un peu après le déjeuner, alors que nous nous enfoncions de plus en plus profondément dans la pinède noire et odorante, Aïdan demanda, en désignant un arbre légèrement plus pâle que les autres :
« Hé, c’est pas ça que vous cherchez ? »
Ken grogna et hocha la tête en confirmation. Nous étions tous fatigués de cette marche où chaque pas demandait un effort, soit pour enfoncer le pied dans la neige en montée, soit pour l’extraire. Poser nos sacs était un soulagement appréciable. Hexen et mois nous assîmes sur un tronc tombé pas encore trop pourrissant. Après avoir essuyé son nez d’un revers de main – dans le froid, nous avions tous la goutte au nez – Ken passa un doigt circonspect sur la surface du tronc désigné. Puis il l’entoura d’une corde et grâce à cela se hissa avec agilité.
J’aurais pensé que le nain serait plus à l’aise encore avec l’escalade. Mais peut-être que savoir grimper sur les toits pour s’infiltrer dans les bâtiments n’implique pas de savoir grimper aux arbres ? Ou alors cachait-il son activité à ses compagnons ?
Au bout de quelques minutes, de petits débris d’écorce lisse et bleutée tombèrent comme autant de légers flocons. Quand Ken redescendit, son sac était gonflé de plus d’un kilo du produit bleu.
« Il ne reste plus qu’à récolter du bois jaune en fleur, et on a fini, non ? lui demanda Brim.
— Oui, mais on va avoir un problème. Le bois jaune, on en a croisé plein, mais il ne fleurira que dans plusieurs semaines.
— Alors, on fait quoi ? On attend ?
— Et quoi encore ? Tu veux passer des semaines à chasser dans ce bouge ?
— On rentre à Corbe, alors ?
— Ben ouais. Y a pas le choix. Si tu veux jouer au nain des bois, ça sera tout seul. »
Corbe… Ce n’était pas l’endroit le plus simple pour suivre un groupe de gens, où toutes les occasions seraient bonnes pour se séparer et vaquer à des activités distinctes. D’un autre côté, si j’arrivais à récolter un maximum d’infos avant d’arriver en ville, je n’aurais peut-être même pas besoin de les y suivre.
 
Je passerai vite sur les quelques jours d’errance assez laborieuse dans les landes marécageuses qui nous séparaient de Corbe. Mes tentatives de faire parler les uns et les autres se révélèrent assez infructueuse vu que nous devions marcher en file indienne sous peine de risquer de nous retrouver embourbés jusqu’aux hanches dans une vase malodorante. Il n’y a rien de plus triste qu’un marécage en plein hiver. La végétation est brune ou noire, la boue est noire, la mousse est noire, et aucun parfum de fleur ou de sève ne vient contrebalancer les émanations de gaz qui bullent à la surface des mares dont on ne voit même pas le fond, fut-il à quelques centimètres sous la surface. Les rayons de soleil qui perçaient assez régulièrement la couche de brume n’arrivaient qu’à faire ressortir l’odeur. Même les soirées étaient mornes, humides et froides. Allumer un feu prenait parfois une heure, et un jour, même Aïdan, pourtant experte, ainsi que plusieurs jours de bivouac nous l’avaient révélé, n’y parvint pas. Dans ses conditions, personne ne se trouvait d’humeur particulièrement volubile. L’essentiel des conversations tournait autour de ce que chacun ferait une fois en ville, et comment et à qui ils vendraient les différents objets ramassés au cours de leur dernier voyage. Aïdan dormait toujours à l’écart, et son humeur se révélait de plus en plus taciturne. Je partageais mes heures de veille nocturne avec Kurt, puisqu’il avait été décidé, avec une certaine sagesse, qu’aucune heure de la nuit ne devait nous trouver tous endormis en même temps. La fatigue qui s’ajoutait à la morosité ambiante ne favorisait pas la conversation, malgré l’impression de proximité presqu’intime que donnait la solitude.
« Ça fait longtemps que vous vous connaissez, avec les autres ?
— Hexen et moi avons pas mal bourlingué. Ken et Brim nous ont rejoints il y a quelques mois.
— Ça doit pas être facile…
— Quoi ?
— Une vie comme la vôtre.
— Y a pire, tu sais. On pourrait être sur le front.
— C’est vrai. »
Kurt était un curieux mélange d’assurance presque frondeuse et de crainte maladive. Lors de nos avancées marécageuses, il pouvait aussi bien marcher en tête en donnant un rythme impossible à suivre sur le long terme que tergiverser et argumenter pendant une heure sur la meilleure façon de passer une tourbière douteuse.
« C’est ton ordre qui t’emploie ?
— Comment ça ?
— Quand ce n’est pas un alchimiste qui vous envoie…
— Parfois. Oui, ça arrive, bien sûr. Mais souvent, ça nous tombe dessus comme ça : par hasard, on tombe sur un alchimiste qui a besoin de vers de terre…
— C’était quoi vos dernières euh… Missions ?
— Pff, y en a eu tellement… Franchement, j’ai pas très envie d’en parler maintenant. Autour d’une bonne bière, oui, mais là… Tu sais, on voit vraiment des choses très dures parfois, même si on n’est pas au front. Je vais aller remettre du bois dans le feu. Ah, vivement qu’on soit à Corbe »
Il fallut encore attendre plusieurs jours avant qu’une délicate senteur de fumée de charbon se mêle à celle de la putréfaction végétale et réalise son souhait, annonçant la civilisation, l’industrie et… une protection peut-être plus apte à alléger les esprits et, qui sait ? Les pousser au dialogue.
 
Corbe, cité industrielle marquant la frontière de l’Ansar avec ses deux voisins. Limitée par les marais qui l’environnaient, Corbe poussait en hauteur depuis plusieurs siècles, ajoutant étages après étage les idées nouvelles des architectes, peu à peu noircies de pollution. Elle s’enfonçait ensuite plusieurs centimètres par an dans la fange sur laquelle elle était bâtie, créant par en dessous une cité miroir pleine d’un monde avide de fuir la guerre et ses contraintes. La porte ouest de la ville donnait sur le quartier marchand. Nous y arrivâmes à la tombée de la nuit. En conséquence, la plupart des boutiques étaient déjà fermées, et les rues plutôt vides. Pourtant, l’air saturé de smog trahissait l’intense activité de la journée. Les rues labyrinthiques, étroites et sinueuses, retenaient la pollution comme une forêt coupe le vent. Initialement, Corbe était une cité marchande. Maintenant, les forges, les navires et les automates à vapeur tournaient à plein régime, fournissant les pièces de métal des robots de guerre, parmi le matériel varié en partance pour la zone de front. Ils circuleraient via la rivière qui constituait la principale voie de communication avec les autres villes.
« Bon, on fait quoi ? »
— Bah, Brim et moi, on va crécher chez mon oncle.
— Tu veux venir avec moi, Jack ? proposa Hexen avec un sourire.
— Tu vas où ?
— À une auberge près de l’église où va se rendre Kurt. Le Voile d’argent. Et toi Aïdan ?
— Ça me convient. Pour ce soir en tous cas. »
 Je
Le Voile d’Argent était une auberge bien au-dessus de mes moyens habituels, avec une salle principale très vaste et bien décorée, des poutres apparentes en bois vernis, des chaises ornées de métal et des chambres individuelles bien tenues sur plusieurs étages. Nous avions convenu de prendre quelques instants pour poser nos affaires et nous rafraîchir un peu avant de descendre manger. J’avais espéré que la chasseuse de prime quitte le groupe plus vite. Ma mission initiale portait sur Kurt, Hexen, Brim et Ken. L’ajout d’une personne supplémentaire ajoutait de la difficulté – et de potentiels dommages collatéraux superflus si mes commanditaires se décidaient à passer à l’action, ce qui ne saurait tarder maintenant que nous étions en ville. C’était déjà suffisamment dur de remplir ces missions, je n’avais pas envie d’ajouter des têtes sur mes listes. Je considérais faire assez de gâchis sans devoir ajouter des gens qui s’étaient simplement retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. À moins que sa présence n’ait pas été due au hasard ? Non… Peu vraisemblable.
 
Les mains posées sur le bord de la vasque en céramique remplie d’eau chaude dans le coin de ma chambre, je soupirai en pensant à Granny, à ma sœur, à mes parents. Et aux autres. Et puis je plongeai la tête dans l’eau, pour me concentrer sur le présent. Mes tristes pensées restèrent avec la crasse dans l’onde désormais brune de la vasque. Quand je relevai la tête, le miroir au-dessus me renvoya l’image d’un jeune homme trop maigre, aux cheveux bruns trop longs, mais malgré tout trop courts pour pouvoir être attachés. Une fois frictionnés avec un linge, ils sécheraient rapidement et reformeraient la coiffure un peu ébouriffée qui était la mienne. Mes lunettes de soudeur remontées sur le haut de mon front empêcheraient mes cheveux de me retomber devant les yeux. Finalement, je ne sais pas pourquoi je les gardais, c’était là leur seul usage depuis des années. Un vestige de ma destinée manquée ? C’était Granny qui me les avait données. À l’époque, elles étaient trop grandes pour moi. Maintenant qu’elles étaient à ma taille, je ne les conservais plus que par nostalgie. Mes yeux verts me rappelaient ceux de mon père, la cicatrice sur mon nez un mauvais souvenir. Ce n’étaient pas les trois poils de barbe naissante sur mon menton qui méritaient un coup de rasoir. Mon père non plus n’en avait pas eu beaucoup, et assez tard.
Se rafraîchir afin de se défaire de l’odeur tenace des marais me sembla, en soi, un luxe. Mes affaires de rechange étaient pour la plupart plus sales que celles que je portais sur moi, pourtant déjà raides de crasse à cause des marécages. L’auberge proposait un service de bain et de laverie qui me permettrait peut-être de retrouver la couleur oubliée de mes chausses et autres tuniques. En attendant, il me restait une chemise mettable. La seule.
Quand je descendis dans la salle à manger, mes compagnes s’y trouvaient déjà. Enfin une atmosphère propice à délier les langues ? L’ambiance de la salle commune était chaleureuse mais pas très vivante. Aucun chanteur ou barde n’égayait la soirée, et chacun semblait plus préoccupé par le contenu de son assiette que par les autres occupants de la grande salle. Comme souvent en temps de guerre, je suppose. Enfin, au moins, on y mangeait correctement, les restrictions alimentaires ne se faisaient pas trop sentir. La chaleur du feu, celle du vin et la qualité des plats allégèrent enfin les esprits, et l’humeur passa aux conversations légères. Quelque part entre le plat principal et le dessert, je me tournai vers Hexen.
« Vous connaissez bien l’endroit ?
— Corbe ?
— Oui, vous avez l’air d’être des habitués de l’auberge. Vous avez accompli beaucoup de missions par ici ?
— En dessous, surtout. Il y a plusieurs niveaux. Parfois, les voiries s’écroulent et tu peux te retrouver à plusieurs étages en profondeur.
— Vous cherchiez quoi ?
— Rien, on s’est retrouvés là parce que la route s’est écroulée. C’est pas nous qui cherchons les ennuis, ce sont les ennuis qui nous trouvent. »
La salle se vida peu à peu et Aïdan, après m’avoir proposé un verre d’alcool de sa réserve personnelle, que je bus à sa santé et qui me fit légèrement tourner la tête, défia Hexen dans un jeu à boire. Elles posèrent chacune un coude sur la table. Le bras d’ Hexen était plus épais, sans doute la conséquence de son habitude de manier la hache, mais celui d’Aïdan semblait plein de force nerveuse.
« Et comment on devient chasseur de primes ?
— Il faut connaître des gens dans le milieu et aimer faire respecter la loi. Et toi, c’est quoi ton histoire ?
— Je voulais découvrir le monde, je suis arrivée là, et j’ai découvert mes amis de route.
— À d’autres. Tu manies la hache, le flingue, tu portes une armure… T’as fait l’armée ?
— Si tu fais les questions et les réponses, t’as plus besoin de moi.
— Pourquoi t’as quitté l’armée ? »
Hexen abattit le poing d’Aïdan sur la table.
« T’as perdu. Tout ce que je te dirai, c’est que j’ai pas déserté. »
Aïdan sourit en secouant la main, porta son verre à ses lèvres pour en avaler le contenu à petites gorgées puis se remit en position.
« Ok. Tes potes, donc. Ils sont fiables ?
— Bah… Le moine est un peu pourri… Nan je plaisante, y a pas de problèmes.
— Vous faites comment avec votre butin ?
— On partage.
— Tu as ta part, là ? »
Aïdan força brusquement sur le bras de son adversaire, dont le poignet heurta la table avec un bruit mat. Hexen rit et avala son verre cul sec. Aïdan la resservit, mais leurs mains restèrent sur la table.
« Tu vas faire quoi maintenant ? fit Hexen en humant son verre.
— Je vais aller voir mes informateurs.
— Si tu chasses du gros gibier, on peut le faire ensemble.
— Il faudrait vraiment qu’il soit très gros pour que ce soit rentable, dit Aïdan en se tournant vers moi. Et toi, tu as encore de la famille ?
— Mais, tu m’as déjà posé la question… Tu veux savoir si leur tête est mise à prix ? Tu peux épargner tes forces, ils sont déjà tous morts. »
Elle haussa les épaules.
« Je n’ai aucune raison de rechercher qui que ce soit s’ils n’ont pas défié la loi.
— Bon, Jack, on fait un bras de fer ?
— Haha, je suis trop bourré pour gagner à ce jeu ! »
Hexen posa son bras sur la table, et agita les doigts en guise d’invitation. Conformément à ma supposition, elle m’écrasa la main sur la table avec une facilité déconcertante. Je lui lançai une couronne, qu’elle dépensa aussitôt en une volumineuse tournée et un petit tonneau de bière.
« Tu devrais jouer des infos, Hexen, pas de l’argent, fit Aïdan.
— Pas bête. Tu as eu où ta cicatrice, Jack ? »
Je ris.
« Y a pas besoin de jouer pour cette question. Une bagarre. »
Je décidai de m’épargner de trouver une autre histoire bidon et levai la main gauche, où il me manquait deux doigts :
« Et ça, c’est, c’est pareil.
— Bah dis-donc, tu en a perdu beaucoup, des bagarres…
— Non, une seule, une seule a suffit, qui a vraiment mal tourné. » fis-je avec un sourire entendu.
Je levai mon verre. Une seule bagarre… Je ne sais pas pourquoi j’avais dît ça, d’habitude je servais le coup de la machine qui ne s’est pas arrêtée à temps. Une seule bagarre. Ce n’était même pas tout à fait faux. Hexen trinqua avec un sourire.
Nous étions les derniers dans la salle. Le feu dans la cheminée mourait doucement. J’avais réussi le test d’intégration, à défaut d’avoir appris des choses intéressantes.
« Bon, il est temps d’aller se coucher, fit Aïdan. C’était sympathique de faire ce trajet avec vous, mais demain, je vais aller voir mon commanditaire et reprendre la route.
— Bonne chance alors. On se recroisera peut-être ?
— Qui sait ? »
C’était au moins une bonne nouvelle. Nous montâmes dans nos chambres respectives.
La tête sur l’oreiller, je fis un petit bilan des infos que j’avais réussi à récolter sur eux depuis la forêt. C’était très maigre, et rien qui soit en rapport avec ceux qui m’employaient. Ces aventuriers me semblaient les plus innocents qui soient, mais je devais envisager qu’ils me cachent des choses. Si je les déclarais inoffensifs, qu’on m’ordonne de les laisser partir et qu’il s’avère dans le futur que je m’étais trompé, le prix serait lourd à payer. Pourtant, s’ils avaient nuit à une organisation, je pensais honnêtement qu’ils avaient dû agir en méconnaissance de cause. Je m’endormis sur la résolution de fouiller leurs affaires le lendemain. Je n’avais pas pu le faire pendant le voyage, puisque je ne m’étais jamais retrouvé seul dans un camp endormi. Rien n’était facile, dans cette enquête. Au moins, j’étais débarrassé de l’encombrante chasseuse de primes. Ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas dormi dans un lit que j’avais oublié à quel point c’était bon. Presque orgasmique.
 
À travers les volets, les rayons du soleil, froids et timides, me sortirent du sommeil et un peu à contrecœur, de mes plumes. Je rejoignis Hexen dans la salle commune, qui avait miraculeusement été balayée pendant la nuit, pour un petit déjeuner rapide avant de nous mettre en route. Aïdan était déjà partie, sa chambre était vide. Hexen avait promis à Ken et Brim, la veille, de les rejoindre devant la boutique de l’oncle de Ken, une petite échoppe pleine d’un bric-à-brac impressionnant, où nous n’entrâmes pas. Kurt arriva à peu près en même temps, une jeune femme rieuse littéralement pendue à son cou, qu’il nous présenta comme « Ania, une amie ». Elle aussi était vêtue de la même tenue ample aux couleurs claires typiques des adeptes de la Lumière. Les regards qu’ils échangeaient ne laissaient planer aucun doute sur la nature de leur « amitié ». Finalement, c’est un groupe complet qui se mit en quête de l’échoppe de l’alchimiste à qui remettre le matériel récolté.
 
De jour, le quartier marchand ressemblait à une ruche. Ça grouillait d’un monde dont l’activité ne parvenait pas à couvrir les grincements, chuintements et roulements des machines des quartiers plus industriels. Commerçants, ouvriers, mais aussi parfois militaires en fonction, sans oublier quelques anciens soldats revenus du front, mutilés par la guerre… Les plus favorisés pouvaient parfois faire remplacer un membre perdu par son équivalent en métal, chef-d’œuvre de ce savant mélange de mécanique et de magie que l’on nommait « mécamagie ». Mais la plupart cachaient leurs moignons dans les plis de leurs vêtements comme ils dissimulaient leurs traumas dans les plis de leurs pensées : mal.
Marth – je n’ai jamais compris son nom complet, bien qu’il me l’ait répété plusieurs fois – œuvrait dans une rue essentiellement habitée par des gobs. C’était lui-même un alchimiste sympathique et un peu fou, comme tous ceux de ma connaissance. Il parlait tellement vite ! Un mot sur deux m’échappait. Sa boutique était à sa taille, c’est-à-dire qu’il fallait un peu se baisser pour entrer, et que le comptoir était un peu trop bas pour tout le monde, même si le propriétaire était lui-même juché sur un tabouret. Une forte odeur médicinale se dégageait des étagères pourtant peu garnies.
Brim posa le pot de vers dragon et les sacs d’humus et écorce sur le comptoir, avec le grand sourire satisfait de celui qui a réussi sa mission. Marth ouvrit chaque bocal et glissa ses doigts courts dans chaque sac, examinant leur contenu avec minutie. Ensuite, il chaussa une paire de lunettes d’examen dont la monture en laiton s’ornait de tout un dispositif complexe pour aligner des loupes de grossissement différents à la demande du porteur qui dirigeait le mécanisme d’un doigt expert.
« Très bien très bien très bien ! À part les feuilles que vous avez laissées dans l’humus… Bon, ben je vais pas vous faire attendre que les fleurs fleurissent… L’hiver est long cette année, ce n’est pas de votre faute, hein ? Alors que vous avais-je dit ?
— On avait parlé de baumes de soins…
— Ah, les baumes antalgiques et antiseptiques, oui oui oui… Vous savez qu’ici, la plupart est réquisitionnée par l’armée, normalement ? »
Il partit fourrager dans son arrière boutique, puis revint avec un sac ventru qu’il posa sur son comptoir.
« Quand on participe à la confection, on a bien le droit à une faveur… Voilà, ça c’est pour vous, pour vous soigner.
— Attendez… Vous voulez dire que baumes sont fabriqués avec des vers dragons ?
— Eh bien, oui, bien sûr ! Comment obtenir une belle texture sinon ? »
Brim mima un haut le cœur. Hexen regarda dans le sac.
« Trois, c’est tout ? »
La cacophonie qui s’ensuivit ne me laissa pas le loisir de comprendre ce qui se passait. Mais l’idée était simple : chacun estimait que la récompense était insuffisante en regard de sa contribution, et refusait d’être « le moins bien payé du groupe ».
« Hé hé, j’ai bien vu que vous êtes trop nombreux pour les doses ! Mais j’ai d’autres choses pour vous. »
Le gobelinae laissa tomber une poignée de balles sur son comptoir, devant Ken qui posa immédiatement la main dessus, à la fois pour les empêcher de rouler et pour marquer sa propriété. La discussion reprit, baragouinage, marchandage, divergence et éparpillement. Littéralement, des comptes d’apothicaire.
« Hé, Brim, tu connais un endroit où on peut vendre des armes ? demanda Kurt par-dessus la tête de Ken.
— Bah, on est dans le quartier marchand, mais si on les nettoie pas avant, on a aucune chance de les refourguer pour autre chose que quelques piécettes.
— Et sinon, tu connais un bon tanneur ? »
Ken envoya deux balles à Hexen.
« Tiens, ta part ! »
Elle les récupéra avec un clin d’œil puis s’adressa à moi :
« Hé, puisque tu es versé dans la mécamagie, Jack, ça te dirait de jeter un œil à un bouquin qu’on a récupéré ? Allons dehors, on étouffe ici. »
Prétendre que dehors était moins étouffant que dedans était discutable, compte-tenu du démarrage des activités industrielles matinales. Rien que la fumée des moteurs à vapeur des innombrables navires en partance suffisait à faire tousser le chaland jusqu’au milieu de la ville. Mais il faisait plus froid, ça c’était une certitude. À l’abri d’une porte cochère pour se protéger d’une fine bruine qui s’était mise à tomber, Hexen sortit un très vieux bouquin de son sac. Le texte était complètement illisible, je ne savais pas en quelle langue il était écrit. Il n’y avait aucune magie, ça datait probablement du temps pré-révolution. Ça n’avait aucune valeur technique, mais probablement une certaine valeur historique. On devait pouvoir en tirer son pesant de pièces, à condition de savoir à qui le revendre. « Bon, c’est un vieux truc, et ça n’est pas de la mécamagie. Je n’arrive pas à lire le texte, mais il n’y a pas de magie ni rien de moderne là-dedans. Ça vaut pas grand-chose à part le poids du papier mais si vous voulez en tirer un peu de cuivre, il faudrait le conserver dans une poche un peu hermétique. Je peux le garder et essayer de trouver quelqu’un pour le revendre, mais bon…
— Ah bah pas de problèmes, tu peux le garder, ça me fera de la place pour autre chose. »
Je hochai la tête. Je n’aurais pas cru Hexen si naïve. On verrait si les autres feraient preuve d’autant de bonne foi. Si j’arrivais à en tirer ce que je pensais, ça me ferait un paquet d’argent à envoyer au village…
 
De retour à l’auberge pour le midi – je savais ne pas pouvoir tenir ce train de vie bien longtemps, mais nous avions payé la pension complète pour deux jours – chacun y alla de son récit d’emplettes et de marchandage. La discussion tourna autour de l’intendance, organisation, et pinaillage autour des comptes parmi d’autres détails.
« Nan mais à quoi ça sert d’acheter encore du baume à soin ? On en a déjà six !
— Mais ça guérit que dalle ! Il en faut plus !
— Et c’est quoi, vos plans, pour le futur ? demandai-je.
— Trouver six cents pièces d’or pour acheter des jumelles pour Kurt. »
Rires gras.
« Et donc ?
— On attend. Pour l’instant, on a rien.
— Et vous n’avez pas d’ancien recruteur qui pourrait vous donner du boulot ?
— Y a le chef de Kurt, dit Brim.
— Le Père Madera est mon guide spirituel, pas mon « Chef ».
— Ouais, ben il nous avait engagés par le passé… Ou le capitaine de la garde, Hellstrom…
— Qu’est-ce que vous avez fait pour lui ?
— On a sauvé une gamine. Elle avait été enlevée et emprisonnée et un taré voulait la sacrifier.
— Quoi ?
— C’était n’importe quoi. Vraiment dégueulasse.
— Vous l’avez sauvée ?
— Ouais, bien sûr. Tu nous prends pour des branques ?
— Et ils voulaient la sacrifier pourquoi ?
— Sais pas. On l’a tué avant de lui demander, je crois bien.
— Et après, vous avez fait quoi ?
— Les souterrains de Corbe. Des filles avaient disparu…
— Non, c’était pas ça, là c’était juste pour enquêter sur l’effondrement de la route… Les filles, c’était autre chose. »
Brim marqua une pause et fourragea dans sa barbe. Je repris :
« Vous cherchiez quoi à Corbe ?
— Rien de spécial. Enfin, Kurt connaissait le père Madera, mais c’est tout.
— Donc vous cherchiez juste une grande ville ?
— Oui, c’est ça, un refuge.
— Qui s’est écroulé sous vos pieds.
— Ouais. C’est souvent comme ça que ça se passe.
– Les choses s’écroulent ?
– Nan. Elles s’enchaînent. Un hasard entraîne des tas de trucs et au final à force de foutre notre pif où qu’y faudrait pas, on arrive à tirer notre épingle du jeu.
— Et les filles ?
— On en a retrouvé une partie. Entre ça et la gamine, on devrait se spécialiser dans les enlèvements !
— Hé, hé, et si je nous dessinais une affiche ? demanda Ken avec un sourire moqueur.
— Ouais, je vois ça d’ici, et avec la veine qu’on a, des connards croiraient que c’est nous qu’on est recherchés et on finirait à la garde. Ressers-moi de la bibine au lieu de débiter des conneries ! »
 
Après le dîner, le prétexte vite trouvé de la fatigue me permit de monter le plus tôt possible pour tester mon rossignol sur la porte d’Hexen. Je n’avais aucune idée de ce que je pouvais bien chercher. N’importe quoi en rapport avec un dessein large, quelque chose d’écrit, une correspondance… Je ne trouvai rien. Rien du tout. Ah si, un petit paquet d’une demi-douzaine de lettres énamourées datées de trois ans auparavant. Mon moulin restait désespéramment sec.
De retour à ma chambre, je réfléchis. Bien sûr, il me restait les autres. La cellule de Kurt, qui couchait au monastère de la Lumière, m’était inaccessible dans l’immédiat. Je classais par contre les quartiers de Brim et Ken dans les niveaux de difficulté intermédiaires. Pas aussi facilement approchable que des chambres d’auberge, mais pas gardées pour autant. Et si je ne trouvais rien ? Devrais-je envisager que s’ils avaient un indice en leur possession, ils le gardent sur eux ? Espionner leurs proches ? L’oncle de Ken, l’alchimiste Marth qui les avait envoyés en mission ce coup-ci, le dénommé Hellstrom et le père Madera ? Le père Madera, haute autorité de Corbe, était probablement le plus susceptible d’avoir joué un rôle important.
 
Le lendemain matin, l’air était plus froid, probablement à cause du ciel clair. Je frissonnai en secouant mes affaires par la fenêtre, deux étages au-dessus d’une rue déjà animée. J’en avais déjà récupéré une partie sous forme d’une petite pile de vêtements propres et pliés, donnés par un garçon d’étage la veille. Ça sentait presque les fleurs. Je m’étirai et esquissai quelques mouvements pour m’échauffer. Vivement l’été. Le printemps déjà ferait bien l’affaire. En attendant, un bon bol de thé bien chaud…
Alors que je rangeais mon sac, alléché par la perspective d’un petit déjeuner inclus dans le prix de la chambre, un petit morceau de couleur attira mon attention vers la porte. Se détachant en clair sur le parquet brun, un parchemin attendait mon bon vouloir. Je soupirai.
Déjà… ? Combien de temps depuis la dernière fois ?
J’ouvris le papier, qui portait bien l’en-tête redouté. Ma gorge se noua. L’écriture fine et déliée se déchiffrait sans mal, et disait :
« Rendez-vous aux docks, au Dragon Endormi. »
Adieu thé, pain, beurre… J’avais mon programme de la matinée. Et pour l’instant rien à leur donner.

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