Ilmārs se rendit à l’évidence, il était pris la main dans le sac, la fourchette à la bouche. Cinq Porte-Glaive venaient de faire irruption dans la cave. Sombres silhouette silencieuse, dénuées de visages, mais avec la particularité d’avoir un regard qui vous glace profondément.
Ilmārs posa lentement sa fourchette sur le côté de son assiette, s’essuya la bouche, replia la serviette, se leva, remit la chaise en place. Il regarda un à un les Porte-Glaive et avec une courtoisie certaine les saluas de la tête.
Personne ne bougeait, le silence avant le drame. On pouvait presque entendre la cave vivre, battant sous terre depuis des siècles, expirant sans arrêter une moisissure rassurante, vivante. Ilmārs se fît la réflexion que cette cave lui manquerait, bien plus que toutes les rencontres qu’il avait fait jusqu’alors. Même si il n’y avait passé qu’une seule nuit, elle lui manquerait, car il savait ce que signifiait la présence des Porte-Glaive. On lui avait raconté, il avait entendu, il se laissait dire des tas de choses à leurs sujet, et même si ce ne sont que des histoires, les fins ont de quoi vous faire réveiller en pleine nuit.

Néanmoins, et malgré la situation tendue, il fût surpris par la tournure des choses. Le juge Magnus fit son entrée. Il était à l’origine des Porte-Glaive et de la justice ubiquitaire; toutes les histoires qu’on lui avait raconté revenaient à la surface. Le juge Magnus était connu dans tout le Livland, il était dans l’inconscient de chaque personne. Tout ce que vous ne faisiez pas, Magnus l’avait décidé. Tout ce que vous faisiez, les Porte-Glaive le contrôlaient. Quand à ce vous ne deviez pas faire, la justice ubiquitaire s’en chargeait.
Sans passer le pas de la porte le juge dit d’une voix claire et posée :
– J’imagine que ma présence ici vous étonne, sachez qu’elle m’étonne moi-même. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu à ajouter des lignes à la justice, bien longtemps.
Ilmārs était effectivement étonné, si bien qu’il ne savait pas quoi répondre. D’ailleurs il ne savait même pas si il devait répondre. Pourquoi le juge Magnus était étonné d’être ici se demanda-t-il.

Si le juge était connu dans tout le Livland, les origines de son “oeuvre” l’étaient moins. Le principe de la justice ubiquitaire qu’il avait mis en place était le fruit d’un besoin de rétablir l’ordre rapidement dans le pays. Il fût un temps, que seul des gens comme Magnus doivent se souvenir, où le chaos d’une révolution quelconque commençait à pourrir le pays. Le gouvernement perdait le contrôle, l’économie s’effondrait, les infrastructures plus encore. Tout manquait, tout se ruinait, tout basculait.
La justice ubiquitaire allait prendre le contre-pied à tout cela. Pour chaque forfait jugé, la condamnation était appliqué à l’intégralité du Livland. Plus précisément, si l’on jugeait un individu pour avoir volé un voisin, et si la sentence était 20 années de travaux forcés, cette sentence s’appliquait à tous ceux qui commettraient le même forfait, mais cette fois, sans procès. Cela pourrait sembler une bonne chose, et elle le fût dans sa capacité à expédier rapidement toute la gangrène aux oubliettes et à dissuader les autres, mais tout devint plus contestable quand les Porte-Glaive firent leur apparition.
Une justice en temps réelle, au coin de la rue, chez vous, partout. Froide et silencieuse, l’ombre de chacune de vos actions. Si par le passé une personne avait déjà été jugé coupable pour avoir envoyé un colis piégé, vous aviez plutôt intérêt à ce que votre colis n’ai pas l’air suspect. Juste la suspicion pouvait pousser les Porte-Glaive à vous appliquer la même sanctions, sur le champ, sans procès.
La population du Livland était dorénavant calme, respectueuse, et surtout savait se contenter de ce qu’elle avait, de ce qu’on lui imposait. La peur qu’un précédent ne vous fasse arrêter calmait toute ardeur.

Ilmārs, confondu, resta la bouche entrouverte un court moment.
Le juge ajouta sans se presser :
– Cela fait des années qu’aucun nouveau crime n’a vu le jour, qu’aucun nouveau procès n’a eu lieu. Je dois vous avouer que j’en suis le premier surpris ! Qui aurait cru il y a 57 ans, cela faisait donc 57 ans que la révolution avait échoué, alors que le pays était au bord du chaos, que la justice allait reprendre le dessus ?
Il afficha un visage satisfait.
– Evidemment je ne me doutais pas que les Porte-Glaive aller à ce point simplifier mon idée, mon désir de justice omnipotente. Mais c’était sans compter sur des gens comme vous, il fit un signe de main agacé dans la direction de Ilmārs.
– Ilmārs, je m’appel Ilmārs, dit il en reprenant ses esprits.
– Et bien Ilmārs, voyez-vous, je ne pensais pas, je n’espérais plus, vous rencontrer. Cela fait bien trois décennies que je n’ai pas eu à juger une affaire, un comble pour un juge, plus encore pour le juge Magnus, ajouta-t-il d’un ton léger.
Il se flattait lui même, et ce n’était pas pour rassurer Ilmārs.
Le juge reprit, plus sérieusement :
– Ainsi donc me voici aujourd’hui avec vous. Vous n’êtes pas allé travailler cette nuit, prétendant être malade. J’imagine sans peine que vous saviez que ce genre de mensonge ne vous coûterait qu’une faible amende, ce qui n’est pas grand chose pour quelqu’un de votre famille.
Il y eut un silence, le juge ne semblait pas vraiment apprécier ces familles bourgeoise qui avaient survécu au chaos de l’époque. A la fin le juge ajouta :
– Mais,il semblerait que vous ayez omis quelque chose de très important mon cher Ilmārs, très important.
A ce moment là Ilmārs tentait de se remémorait toute sa nuit, à la recherche de ce qu’il avait pu faire qui pourrait être jugé contraire à l’ordre établit du Livland.

Le juge fit réellement son entrée dans la cave, et avança vers la table. Il la contempla un long moment. Pris le verre, le porta à son nez. Pris une fourchette, planta le contenu de l’assiette et le porta à sa bouche. Il se tourna vers Ilmārs, le regarda longuement, interrogé, puis en cherchant ses mot dit :
– Roquefort, du roquefort et du Porto. Des délices que les caves du Livland ne connaissent plus. Mais il semblerait que vous autres, noble Fennique, ne soyez pas au fait de cela.
Le juge Magnus continuait toujours de le regarder profondément. Ilmārs n’en revenait pas, sa vie allait basculer pour le contenu de son assiette. Il était encore plus surpris par le fait qu’en 57 ans il n’y ait aucun précédent.

La nouvelle se répandit vite. En moins d’un mois plus aucune famille du Livland n’entreposait de nourriture dans sa cave, ni même y consommait quelconques aliments. A vrai dire, certaines condamnèrent même tout simplement l’entrée. La peur que les Porte-Glaive les suspectent était plus forte que tout. La fin d’Ilmārs était à peine sous-entendu dans certains salons, on préférait ne pas l’évoquer tant elle était sans précédent.

Ilmārs fût probablement le dernier homme du Livland à passer un moment dans la quiétude d’une cave, mangeant l’esprit tranquille un morceau de fromage et buvant un verre de vin.

Le chaos n’aura plus jamais la même saveur.

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