« Comment est-ce possible ? »

Une question que j’entendais souvent. Le problème ? Je n’avais pas forcément toujours une réponse. Ou du moins pas une réponse facile à accepter. Disons qu’il fallait avoir l’esprit ouvert pour l’entendre sans lever les yeux au ciel ou fuir à toutes jambes. Avec le temps j’avais appris à m’habituer à ce genre de réactions. De toute façon, les personnes qui s’adressaient à moi se retrouvaient généralement au pied du mur. J’étais leur dernière chance, ils n’avaient plus rien à perdre.

Ils m’étaient référés par des connaissances, des amis qui partageaient mon secret. Ils étaient rares, mais loyaux. C’était tout ce que je leur demandais. Cette fois, c’était Ian qui m’avait envoyé cette jeune femme qui me regardait avec des yeux ronds et méfiants pendant que je répétais ces paroles mémorisées bien des années plus tôt. Celles qui annonçaient que tout était bien réel, que ce qui ruinait sa vie n’était pas un être fait de chair et de sang, mais quelque chose d’invisible, d’intangible.

Et j’étais celle qui pouvait l’en débarrasser.

La plupart du temps, on ne cherchait pas à en apprendre plus à mon sujet. Rares étaient ceux qui désiraient vraiment savoir comment ou pourquoi je leur proposais mon aide. L’important était de régler leur problème, et le plus rapidement possible. Et cela me convenait parfaitement, je n’avais aucune envie de m’étaler sur mon passé ni de partager mon expérience avec l’occulte. C’était une histoire de famille que je préférais garder pour moi. Ils n’avaient pas besoin d’entendre comment j’avais été forcée à grandir dans ce monde où le surnaturel n’était pas juste le fruit d’une imagination un peu trop fertile et malsaine.

Dans ce cas-ci, il s’agissait d’un simple parasite. Rien de bien exceptionnel. Ma « cliente » devait déjà se sentir mieux. Au fil de notre discussion, ses épaules se relâchaient doucement, son dos s’affaissait, la tension disparaissait. Elle finit même par me sourire. De mon côté, je me sentais de plus en plus lasse, dénuée de motivation. Mission accomplie. Elle me lança ensuite un regard bien connu : « Ne nous revoyons pas ». Et après une formule de politesse abrégée, elle quitta ma boutique sans se retourner.

À travers la fenêtre, je l’observais s’éloigner. Son aura n’était plus rognée de noir, elle exprimait désormais son soulagement mais également sa peur. Ces rencontres se terminaient souvent de cette manière. On me fuyait. Et c’était sans doute mieux comme ça.

Lorsqu’elle disparut au coin de la rue, j’abandonnai mon poste et me dirigeai vers l’arrière-boutique. Au moment où je croisai mon reflet, je m’immobilisai et l’observai avec attention. Il ne lui fallut que quelques secondes pour s’animer et me narguer avec des grimaces presque enfantines. Mes paupières papillotèrent et tout revint à la normale.

Un faible rire s’échappa de mes lèvres et je repris mon chemin. Madame la cliente avait vraiment attendu un sacré moment avant de se résoudre à me rendre visite. Son locataire avait eu le temps de s’empiffrer et grandir, assez pour l’influencer de manière significative. Pas étonnant qu’Ian l’avait rencontrée aux urgences, après une première tentative de suicide presque réussie.

Je ne devais pas perdre trop de temps. Je ne désirais pas être la nouvelle victime de cette sangsue insatiable. Par expérience, je connaissais parfaitement les effets néfastes provoqués par ce genre de cohabitation. Déjà affaiblie, je trébuchai sur le paillasson situé devant les escaliers qui menaient jusqu’à mon petit appartement. Mes réflexes m’évitèrent de justesse une chute douloureuse et me permirent de rejoindre mon domicile sans accroc supplémentaire. Évitant un détour vers la cuisine, comme me le conseillait une petite voix intérieure, loin d’être celle de ma conscience, je me dirigeai vers ma chambre.

Installée en tailleur sur mon lit, je m’efforçai de me concentrer, de mettre en application les acquis de nombreuses années de méditation. Entre mes mains se trouvait une sphère en onyx brut, future résidence de mon hôte temporaire. Il ne serait pas seul. Il rejoindrait d’autres entités de son genre, enfermées par mes soins depuis près d’une décennie.

Car oui, ils existaient. Fantômes, poltergeist, esprits, revenants, qu’importaient leurs appellations, ils étaient bien réels. Dans ma famille, on les côtoyait depuis des générations. Et à mon grand regret, je ne faisais pas exception.

377