Chapitre 2 : Le Contrat

L’étrange groupe qu’ils formaient s’était mis d’accord pour reprendre leur chemin. Letha ignorait où se situait ce Sanctuaire dont ils avaient parlé mais espérait que ce n’était pas trop loin. Elle aurait peut-être du demander avant d’accepter si facilement de faire route avec eux. Mais à en juger par la détermination dont ils faisaient preuve, elle n’était pas certaine que le résultat aurait été très différent. Et puis, après cet épisode qui lui promettait de nombreux cauchemars, elle ne trouvait pas plus mal le fait de devoir quitter Balzar.
Le groupe était mené par l’elfe, probablement parce que son regard perçant les préviendrait si un quelconque danger les devançait. Le Korrigan la suivait de près, le cadavre d’Hyrië flottant juste devant Letha – ce que cette dernière trouvait passablement sinistre – tandis que l’humain et le nain fermaient la marche. Au bout de près de deux heures de marche, ils arrivèrent sur les restes d’un campement qui semblait avoir été utilisé peu de temps auparavant. Shanas sembla remarquer le trouble de Letha et expliqua :

« C’est là que nous nous trouvions lorsque nous avons senti qu’Hyrië avait besoin d’aide.
— Que vous avez senti ? répéta Letha, sans comprendre.
— Nos armes sont connectées, elles parviennent à transmettre une certaine conscience des autres. Peut-être l’avez-vous senti, quand nous sommes arrivés à Balzar. C’est un peu comme une vibration.
— Elle l’aurait senti si elle était Légion. Mais ce n’est qu’une entre-deux. Hyrië n’a pas eu le choix. Sinon, nous aurions du organiser le test à Balzar. » rétorqua Siraliel, glaciale.
L’elfe s’éloigna et s’engouffra dans l’une des tentes qui avaient été montées, près de là où le mage avait déposé le corps d’Hyrië, déjà pudiquement recouvert d’une couverture verte.
« N’en voulez pas trop à Siraliel, Hyrië et elle étaient proches. l’excusa Shanas d’une voix basse.
— Proches ? J’croyais que les elfes et les Dokkàlfars pouvaient pas se voir en peinture !
— C’était différent pour eux. Hyrië était comme un père pour elle.
— Qu’est-ce qu’il fabriquait, ici, vot’ pote ?
— Nous n’en savons rien. répondit l’épéiste.
— J’avais entendu dire que le Rempart devait toujours fait bloc, enfin, que vous étiez toujours fourrés ensemble…
— C’est exact. Là où l’un va, les autres suivent. Telle est notre destinée. Mais Hyrië est parti précipitamment il y a cinq jours. Nous sommes parvenus à retrouver sa trace mais sommes arrivés trop tard. se désola l’homme.
— Z’auriez rien pu faire, de toute façon. marmonna Letha.
— Nous sommes plus forts à cinq. rétorqua le nain en fronçant les sourcils.
— Certes, mais, euh…je pense pas que les gens qui ont fait ça étaient que cinq…j’veux dire, y avait près de cinq milles habitants à Balzar et ça a eu lieu si vite…
— Vite ? Comment pouvez-vous savoir à quelle vitesse l’attaque a eu lieu ? » lança le guerrier en fronçant les sourcils.

Letha maudit son habitude de parler avant de réfléchir et chercha à toute vitesse une explication plausible.

« Si ça avait duré assez longtemps pour que des gens puissent s’enfuir, y aurait eu des témoins. » se justifia-t-elle.
Le nain et l’humain se jetèrent un regard et Danur souffla dans son bouc finement taillé :
« On a jamais pensé à ça parce que les villages étaient trop petits mais elle a raison. Il y avait trop de monde à Balzar pour que ceux qui ont fait ça, aient eu le temps de massacrer tout le monde, sans exception.
— Et si c’était un empoisonnement ? À chaque fois, c’est la même chose. Pas de traces de blessures, pas de sang, rien, juste des gens morts qui ont l’air terrifié…dit Shanas, l’air de réfléchir à haute voix.
— Un empoisonnement ? À cette échelle ? Et qu’auraient-ils pu empoisonner pour que ça touche tout le monde, du bébé au vieillard, du miséreux à l’Archonte ? Et Hyrië s’y connaissait en poison, il n’aurait pas ingéré quelque chose qui lui aurait paru louche.
— L’eau ?
— Ne va pas essayer de me faire croire que tout le monde a accès à la même source d’eau. À Balzar, autant qu’ailleurs, le riche ne se mêle pas aux pauvres. jeta le nain avec un dédain certain dans la voix.
— Ah ça non, j’confirme ! » marmonna Letha.
Shanas la dévisagea et finit par demander :
« Que faisiez-vous à Balzar, d’ailleurs ?
— Bah, les trucs habituels, je erre, ça et là… » éluda la jeune femme en haussant les épaules.
« Note à moi-même, arrêter de parler ! Ça urge ! » songea la jeune femme.
« Et vous n’avez rien vu, personne, pas d’armée, rien qui puisse nous donner un indice sur les responsables ?
— Rien de tout ça. »

Elle croisa le regard de Shanas, décidée à ne pas se dérober à son regard inquisiteur. Les menteurs ne regardaient jamais les gens dans les yeux. Or, techniquement, elle n’avait pas menti. Elle n’avait pas vu d’armée et encore moins quelque chose qui puisse lui indiquer qui était capable de faire ça. Elle aurait bien voulu, cependant, histoire d’être sûre de ne jamais mettre les pieds dans ce foutu pays !

« L’air, alors, si ce n’est pas l’eau…reprit Shanas, écumant les possibilités.
— Peu probable. Hyrië est mort moins de deux heures avant notre arrivée. Rien d’aussi mortel n’aurait eu le temps de s’évaporer. Et je ne connais rien d’aussi…foudroyant. rétorqua Danur.
— Alors quoi ? As-tu une autre idée ?
— Non. C’est bien ça qui m’embête. Et quelle genre de personne voudrait empoisonner des villages et des villes, sans rien demander, rien exiger. On dirait une attaque hasardeuse, sans raison. Que veux-tu qu’on fasse contre ça ? Contre un ennemi invisible ? Je veux bien me battre contre tout ce qu’il faudra mais je vais avoir du mal à dompter le vent.
— Je sais bien, Danur. Peut-être en saurons-nous davantage en cherchant ce qui amenait Hyrië ici.
— Tu crois que ça vaut encore le coup de chercher ? »
En disant ça, le nain jeta un œil triste au corps du Dokkàlfar qui reposait sous une couverture, à quelques mètres de là.
« J’en suis persuadé. Nous sommes à la poursuite de ces phénomènes depuis près de dix mois. Soudainement, Hyrië nous quitte, sans raison et se retrouve au cœur d’une ville attaquée. Comment a-t-il su ? Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Il nous faut des réponses et nous ne pourrons en trouver qu’en se débrouillant pour savoir ce qu’il faisait ici…
— Tu as probablement raison. Mais comment veux-tu que nous remontions son itinéraire ? Il est hors de question que nous fassions appel à un Invocateur. J’ai horreur de ces bestioles-là ! marmonna le Nain.
— Cela-même ne servirait à rien. intervint la voix fluette du Korrigan, faisant sursauter Letha, qui le croyait toujours occupé à examiner le cadavre du Dokkàlfar.
— Pourquoi ? demanda Shanas.
— Le temps que nous-mêmes trouvions un Invocateur décent, l’âme de lui-même Hyrië sera trop loin dans les Chemins-de-Grâce.
— Et vous, vous pouvez pas le faire ? » s’enquit Letha.
Le regard que porta sur elle le Korrigan lui fit l’effet d’être une petite fille qui venait de raconter une bêtise plus grosse qu’elle-même, si bien que Letha se sentit rougir de gêne.
« Moi-même n’étant pas Invocateur, je ne puis invoquer ! dit civilement le mage, d’un ton professoral qui agaça la jeune femme.
— J’en sais rien, moi, j’suis pas mage. J’ai jamais causé à un mage avant aujourd’hui. »
Ça faisait aussi très longtemps qu’elle n’avait pas croisé de Korrigan de souche. Ceux qui vivaient parmi les humains depuis longtemps avaient perdu l’habitude de répéter « moi-même » et « vous-même » à tout bout de champ mais les plus attachés aux racines Korrigans continuaient encore à parler ce charabia qui embrouillait les esprits plutôt que de clarifier une situation. Le Korrigan la gratifia d’un grand sourire quelque peu moqueur qui fit grommeler la jeune femme.
Elle ne brillait pas par sa culture, ni par un discours particulièrement bien trouvé, mais au moins, se targuait-elle de savoir réfléchir – même si elle avait souvent tendance à parler avant d’en avoir eu le temps – aussi, Letha n’avait jamais eu aucun mal à déchiffrer les pensées des personnes avec qui elle conversait. Aussi loin qu’elle se souvenait, les gens avaient eu tendance à la sous-estimer, à se dire qu’elle n’était qu’une misérable à peine plus civilisée qu’un cochon sauvage mais ces gens-là oubliaient une chose : pour survivre dans les rues malfamées de Balzar pendant aussi longtemps, il fallait un peu de chance, certes, mais beaucoup de jugeote. Letha lui renvoya son sourire, lui offrant le plus insolent qu’elle ait jamais eu en réserve et se retourna vers Shanas et Danur qui étaient toujours occupés à disserter sur ce qu’il convenait de faire.

« Alors, comment savoir d’où il arrivait ? Il pouvait venir de Devruse, de Peylmon ou même de Tusse, qu’en savons-nous !
— Comment vous avez su qu’il était à Balzar ? demanda Letha.
— Je vous l’ai dit, nos armes nous l’ont fait sentir.
— Et elles vous ont pas dit où il était avant ?! s’exclama-t-elle, franchement dubitative.
— Non, car avant ça, il n’avait pas besoin d’aide. Il n’était pas en danger. Nous ne sommes pas reliés vingt-quatre heure sur vingt-quatre, seulement lorsque nous en avons besoin.
— Et il vous distançait de beaucoup ?
— Si Mordvain ne nous avait fait avancer par magie de quelques précieuses lieues, je dirais d’environ deux jours. Il est passé à Mitanec et à Satreux pas de traces entre Balzar et Satreux et nous savions seulement qu’il cherchait quelqu’un à Satreux.
— Qui ça ?
— Encore une énigme. Notre contact a dit qu’il avait apparemment demandé à voir du monde. C’était sa formule exacte, apparemment. »
Letha fronça les sourcils. Ça lui disait vaguement quelque chose, mais quoi ?! Elle était certaine d’avoir déjà entendu ça quelque part, mais où ? Ça lui reviendrait et puis, telle qu’elle se connaissait, ce serait sans doute futile.
« Pourquoi vous lui racontez tout ça, elle n’est qu’une entre-deux, elle n’a pas à se mêler de nos affaires ! jeta l’elfe, ressortant brusquement de sa tente pour se planter devant le feu que le Korrigan venait d’allumer.
— Un regard neuf, ça ne fait pas de mal. Et Légion ne l’aurait pas choisie, même s’il s’avère qu’elle n’est qu’une entre-deux, si elle n’était pas digne de confiance. rétorqua Shanas.
— C’est quoi, un entre-deux, exactement ? demanda Letha, pas certaine de comprendre tout ce que ça impliquait.
— C’est une personne choisie par nos armes lorsque l’un de nous décède et qui a pour mission de rapporter l’arme au Sanctuaire, s’il s’avère que nous ne puissions nous en charger.
— Mais qu’est-ce qui vous dit que ces personnes rapporteront l’arme dans ce Sanctuaire, où qu’il se trouve ?
— Parce que nos armes les y obligeront, d’une façon ou d’une autre.
— Je…ne me sens absolument pas obligée de ramener cet arc dans ce Sanctuaire à la noix que j’sais même pas où il est… »
Shanas et Danur se jetèrent un regard entendu que Letha ne comprit pas et finirent par relever les yeux vers l’elfe.
« Ça veut rien dire. On l’a menacée de l’embarquer de force, donc Légion n’a pas du juger opportun de la forcer à…
— Ou alors, c’est la Nouvelle Légion. hasarda le Nain en passant un doigt sur le tranchant de sa hache.
— Je refuse de croire que Légion a remplacé Hyrië si vite et par…ça… »

Letha ne s’offusqua pas du ton dédaigneux et dégoûté de l’elfe. Elle avait vu pire que ça et si elle commençait à prendre ombrage à chaque fois qu’on lui manquait de respect, elle n’aurait jamais fini. Ce n’était pas qu’elle ait une piètre opinion d’elle-même, non, simplement, elle se fichait de ce qu’on pouvait penser d’elle. Cette elfe avait du vivre dans une jolie petite maison, entourée de parents aimants qui avaient fait en sorte qu’elle ne manque jamais de rien. Letha, elle, n’avait jamais du compter que sur elle-même et ce n’était certainement pas cette gamine qui allait lui apprendre la vie. Shanas fronça les sourcils et jeta, sèchement :

« Je doute que Légion ait quoi que ce soit à faire de tes états d’âmes, Siraliel. Nous avons tous un rôle à jouer, du plus miséreux au plus royal des hommes. Tu devrais t’en souvenir. Car peut-être qu’un jour, Letha te sauvera la mise.
— Ah ! Comme si elle pouvait… »
L’elfe soupira et fit un geste dédaigneux de la main, coupant court à la conversation. Elle retourna s’engouffrer dans la tente et Letha espéra qu’elle y demeurerait. Retournant la tête vers le brasier qui éclairait leur camp, Letha vit que l’homme et le nain la fixaient d’un œil étrange.
« Quoi ?
— Vous ne semblez pas déterminée à vous défendre, comme si vous…. » jugea l’humain.

Letha eut un ricanement moqueur et secoua la tête avant de dire, fixant Shanas d’un regard désabusé qui lui fit froncer les sourcils.

« Comme si j’avais pas d’honneur ?! Ah, laissez-moi rire ! L’honneur, monsieur, n’est rien qu’une chimère inventée par ceux qui parlent de combats sans jamais en avoir mené un seul. »
La phrase n’était pas d’elle mais d’un talentueux acteur qui avait un soir, dévoilé l’étendue de ses dons de comédiens à Balzar et Letha avait toujours trouvé que c’était probablement la phrase la plus intelligente qu’elle ait jamais entendue.
— Oh, et vous en avez mené, des combats, vous ? dit-il, dubitatif.
— Tous les jours. Pour survivre. Ça se voit, vous n’avez jamais souffert de la faim, de la soif. À la rigueur, vous avez p’têtre connu le froid. Mais moi, je n’ai connu que ça. Alors, elle peut bien penser ce qu’elle veut, votre elfe à la noix, je m’en balance. Parce que je n’accorde aucune espèce d’importance à ce qu’elle raconte. C’est rien que du blablas. Il en faut bien plus pour m’atteindre et si c’est ce qu’elle veut, va falloir qu’elle monte d’un cran dans le rayon insultes, parce que ça, c’est digne d’un fouillepoche de quatre ans ! »

Letha eut un dernier rictus moqueur et étendit ses maigres jambes, fatiguées par la longue marche qu’elle leur avait imposée. Le Korrigan se rapprocha du feu et décréta d’un ton péremptoire :

« Il nous faut nous-mêmes songer à notre destination elle-même.
— Mordvain a raison. souffla Shanas en fourrageant dans sa besace pour en ressortir ce qui ressemblait à une carte de la région.
— Peut-être devrions-nous nous diriger vers Devruse ? C’est le bourg le plus proche d’ici et de Balzar. hasarda le nain.
— Si on avait ne serait-ce qu’une seule idée de ce qu’il cherchait, peut-être qu’on saurait mieux vers où se diriger. soupira Shanas.
— Et on ne trouvera pas ce qu’il cherchait, si on ne trouve pas où il était avant aujourd’hui. C’est un cercle sans fin !
— Peut-être aurions-nous du regarder dans les registres de Balzar. J’ai vu un bureau d’enregistrement, près des docks. Ils auront sûrement noté d’où il venait…
— Si votre pote est venu par la terre, ça ne sera pas marqué. Ils n’enregistrent que ceux qui débarquent. Pour contrôler les marchandises. Ceux qui viennent par les terres, ils s’en foutent. C’est Borée, tout ce qui compte, c’est le commerce. corrigea Letha.
— Je vois…Réfléchissons…Avant qu’Hyrië ne nous fausse compagnie, nous approchions des Monts de Carakreint…Il est passé par Mitanec et Satreux. Il n’aurait jamais eu le temps d’aller jusqu’à Gemme puis de remonter jusqu’à Balzar avant que nous le rattrapions…
— Donc, on doit se cantonner autour de Balzar…
— Comment vous savez qu’il n’a pas directement fait le trajet de Satreux jusqu’à Balzar ? demanda la jeune femme en fixant la carte d’un œil circonspect.
— Un Dokkàlfar dans ce coin-là de Borée, ça ne passe pas inaperçu. S’il était resté trois jours à Balzar, nous en aurions entendu parler et nous aurions pu arriver à temps. expliqua Danur en triturant son bouc, l’air pensif.
— Donc, ça nous laisse Devruse, Tusse et Kargronde. »

Le nain et l’humain dissertèrent encore pendant de longues minutes, tandis que Mordvain distribuait de la nourriture. Letha ne se fit pas prier et avala son repas avec encore moins de délicatesse qu’une ogresse. Puis, alors que Mordvain et finalement Siraliel se joignirent à la discussion concernant leur destination, Letha s’éloigna du feu pour s’approcher du gigantesque marronnier sous lequel les tentes avaient été montées. La jeune femme sentait la pression monter comme la nuit se faisait de plus en plus noire et profonde, et elle se rendit compte qu’elle craignait que la fumée tueuse ne revienne.
Grimpant le marronnier et s’asseyant à califourchon sur l’une de ses plus basses branches, Letha examina l’horizon en se demandant d’où cette chose avait bien pu provenir et pourquoi elle avait été épargnée quand tant d’autres étaient morts. Letha n’était pas une mage, elle le savait depuis sa première arrestation. Les gardes testaient toujours les prisonniers à la recherche de potentiels mages et son test était demeuré aussi limpide que la plupart des fouillepoches. Ça ne pouvait donc pas être de son fait. Ce qui voulait dire qu’il y avait quelque part, quelqu’un qui possédait la capacité de tuer quelques cinq milles personnes en à peine quelques minutes. L’idée était effrayante, terrifiante même.

« Nos tentes sont plus confortables que ce vénérable marronnier. » l’interpella le nain, depuis le pied de l’arbre.
La jeune femme se laissa descendre à ses côtés et il reprit :
« Nous partons tôt, demain. Il vaut mieux que vous soyez d’aplomb. Nous avons du chemin.
— Où va-t-on ?
— À Tusse. De là, nous pourrons confier le corps d’Hyrië à l’Ambassade Brannique qui se chargera de l’envoyer au Sanctuaire en bon état.
— Oh. Et pourquoi Tusse ?
— Devruse est trop proche de Balzar pour qu’Hyrië ait pu passer autant de temps aussi bien dans l’un que dans l’autre sans avoir attiré l’attention. Il y a un peu plus de distance entre Tusse et Balzar. On commencera donc par là.
— Et si vous trouvez pas ce que vous cherchez ?
— Alors, nous rentrerons. Mais pas avant d’être sûr d’avoir écumé toutes les possibilités. Allez vous coucher, je suis certain que vous devez être morte de fatigue, Letha. »

La jeune femme hocha la tête et resta un moment devant les trois tentes qui trônaient en cercle autour de l’arbre, ne sachant pas trop dans laquelle elle pouvait se permettre de s’allonger. Le Korrigan qui se tenait devant la tente du milieu, les deux mains jointes comme s’il allait prier, ouvrit légèrement la tente.

« Nous-même partagerons.
— Merci. »

Letha allait s’engouffrer à l’intérieur sans demander son reste mais fut bientôt interpellée par le mage.
« Légion elle-même doit toujours être avec vous-même. »

Le Korrigan désigna l’arc que Letha avait délaissé au pied du feu et en soupirant, Letha fit demi-tour pour récupérer l’arme qui l’avait embarquée dans cette histoire, consciente que le Korrigan ne la lâcherait pas avant qu’elle ait accédé à sa requête. C’est que c’était aussi têtu que La Noire, ces petites choses-là ! Une fois à l’intérieur, Letha se laissa tomber sur l’imposant duvet paré d’une couleur orange si criarde que ceux qui l’avaient teinté étaient probablement devenus aveugles par la suite. Mais elle n’eut guère le temps de s’appesantir sur les goûts douteux du Korrigan qu’elle sombrait dans un sommeil agité.

Lorsque Mordvain la secoua pour lui demander de se préparer à partir, elle eut peine à croire qu’elle avait dormi plusieurs heures tant elle était encore harassée de fatigue. Elle ne comprenait d’ailleurs pas trop pourquoi. Elle avait l’habitude des nuits courtes, à dormir sur une oreille, de crainte de se faire dépouiller de ses maigres possessions, agresser voire même tuer par un détraqué. Ils déjeunèrent dans un silence de plomb, à peine entrecoupé par les discussions entre l’humain, le Korrigan et le nain. L’elfe, quant à elle, mordait sans conviction dans son morceau de pain, les yeux rivés sur Letha, qui l’ignorait du mieux qu’elle pouvait.
Une fois le camp levé, ils reprirent la route en direction de Tusse, qui se trouvait à une dizaine d’heures de marche, plus au sud. Cette fois, Danur et Shanas menaient la marche, suivis par Mordvain et le cadavre qu’il faisait toujours flotter derrière lui. Letha, le suivait, pas franchement ravie de se retrouver une fois encore derrière le cadavre d’un Dokkàlfar. L’elfe, quant à elle, fermait la marche, Letha en était certaine, pour mieux la surveiller.

La matinée se déroula sans accroc, fut même monotone de l’avis de Letha, davantage habituée à ce que son quotidien soit plus mouvementé. Ce n’était pas qu’elle regrettait de ne plus devoir échapper aux gardes de Balzar, ou d’éviter d’être embarquée de force dans les bordels de la ville mais demeurer aussi désœuvrée la laissait perplexe. Lorsque la soleil atteint son zénith, leur petit groupe aperçut l’orée d’un village qui semblait composé d’une dizaine de maisons et d’une auberge défraichie.
Pour qu’une auberge soit construite dans un endroit aussi perdu, Letha devina qu’il devait être sur la Voie Royale, cette immense route qui reliait Gemme, la capitale, à Balzar, son principal port commercial. Gemme était une ville de nobles, qui, bien que située le long de la côte, ne possédait pas d’autre port de commerce que Balzar. Il y avait bien un petit port de plaisance, mais ce dernier était très peu utilisé. L’océan de Brume qui bordait les côtes Boréennes portait si bien son nom que si l’on espérait l’arpenter assez longtemps pour demeurer vivant, il fallait à tout prix éviter de s’y engager sans s’être bien préparé. Le chemin le plus court était généralement mortel et, lorsque ce n’était pas le cas, les bateaux étaient tellement endommagés que le peu que l’on parvenait à vendre, ne suffisait pas à produire du chiffre.

Ainsi, les marchands passaient généralement par le Nord de l’océan, moins sujet aux brumes, pour finalement accoster à Balzar. Cela faisait un sacré détour mais même avec un voyage rallongé de plusieurs semaines, le trajet demeurait plus rentable de cette façon. Le seul autre moyen possible pour atteindre Gemme par la voie maritime, consistait à posséder un navire et un équipage Dokkàlfar. Ces derniers, originaires de Torneval, bordé par l’océan Tempétueux, avaient l’habitude de naviguer en eaux troubles. Ceux-là parvenaient à traverser l’océan de Brume comme s’il s’était agit d’un lac aussi calme que la mort. Longtemps, les marins de Mortemar s’étaient contentés de longer les côtes pour remonter jusqu’à celles de Borée, mais les récifs étaient si nombreux et si tranchants qu’une fois sur deux, les navires coulaient. Ainsi, la quasi-majorité des échanges maritimes de Borée passait par Balzar. Et pour permettre aux marchandises d’être acheminées entre les deux villes le plus vite possible, la Fédération avait fait construire la voie Royale, une route pavée qui reliait Gemme à Borée et permettait de faire le trajet en trois jours. En même temps que se développait la route, de multitudes de petits villages s’étaient greffés autour de la voie Royale, attirés par les promesses de richesse. Il fallait bien nourrir et héberger les marchands qui passaient par là.

Il ne leur fallut pas plus d’une demi-heure pour rejoindre les abords du village et si Letha s’était tout d’abord réjouie à l’idée de se reposer un peu, elle perdit vite son sourire en remarquant que l’endroit était désert. Quelque chose clochait, elle en avait conscience. Même si le village était petit, quelqu’un les aurait bien accueillis, appâtés par une probable transaction.
Letha sut qu’elle ne s’était pas trompée lorsque ses comparses dégainèrent leurs armes d’un même mouvement. Sans trop savoir si ce qu’elle faisait n’était pas aussi ridicule et pitoyable qu’une fille de joie de quatre-vingt printemps, Letha banda son arc, prête à décocher une flèche. Shanas fit un signe à Siraliel et cette dernière passa en coup de vent devant eux, marchant sur la pointe des pieds d’une façon si gracieuse que Letha aurait juré qu’elle dansait. La jeune elfe s’approcha doucement de l’auberge dont le panneau de bois annonçait fièrement le nom La Table de Thadehus. Siraliel jeta un bref coup d’œil par la fenêtre crasseuse de l’auberge et rengaina ses poignards, ses épaules s’affaissant légèrement. Du bout du pied, elle entrouvrit la porte et jeta un regard à ses comparses qui en dit long sur ce qu’ils allaient trouver à l’intérieur.
Letha se mordit les lèvres et suivit Danur et Shanas jusqu’au seuil de l’auberge. La jeune femme fronça les sourcils en apercevant une vingtaine de corps, allongés au sol, le visage figé dans la même expression terrifiée qu’elle avait croisée sur les visages des habitants de Balzar. Shanas et Danur rangèrent leurs armes à leur tour et pénétrèrent dans l’auberge. Mordvain s’approcha du premier cadavre, le nez retroussé, probablement gêné par l’odeur nauséabonde qui se dégageait de l’endroit. Letha avait du mal à ne pas s’éloigner et il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour qu’elle rende son déjeuner.

« Mordvain ? Ça fait combien de temps qu’ils sont là ?
— Moi-même, je dirais qu’eux-mêmes sont morts, trois nuits avant ce jour.
— Avant Balzar, donc. en déduisit Danur, les sourcils froncés comme il évoluait entre les cadavres, semblant à peine gêné par l’odeur.
— Peut-être qu’Hyrië a vu ce qu’il s’est passé ici et qu’il a remarqué quelque chose qui l’a mené à Balzar ? proposa Siraliel dans une grimace.
— Si ta supposition est juste, ça voudrait dire que Balzar n’était pas sa destination principale, qu’il a changé d’avis en chemin.
— Danur a raison. Si Hyrië est passé par ici, s’il a vu ce massacre, alors Balzar n’était pas un arrêt prévu. Passer par ici pour atteindre Balzar aurait été un détour inutile.
— Si ça s’est passé il y a trois jours, pourquoi on a pas été prévenu, à Balzar ? » demanda Letha.

Si elle avait eu vent d’un massacre ici…En fait ça n’aurait rien changé. Il n’y aurait pas eu de survivants, personne pour témoigner d’une fumée tueuse de gens. Et elle n’aurait donc eu aucune raison de fuir.

« C’est un petit village et l’auberge n’est pas très avenante. Peut-être que les nobles qui voyagent par la Voie Royale préfère s’arrêter un peu plus loin. Quant aux autres voyageurs, je doute que quiconque les ait pris au sérieux. Ça ressemble davantage à ce que nous avions l’habitude de voir, de petits villages insignifiants, massacrés.
— Et toujours sans blessures apparentes. ajouta Danur.
— Ceci-même est fort étrange. Si nous-mêmes n’étions pas déjà lestés du corps de lui-même Hyrië, moi-même, j’aurais voulu emmener un de ces corps pour le porter aux Mages du Sanctuaire. intervint Mordvain, examinant plus en détail le visage crispé d’une fillette qui ne devait pas avoir plus de dix ans.
— Je croyais que ça faisait trop longtemps pour un Invocateur…hasarda Siraliel.
— Pas un Invocateur. D’autres Mages, eux-mêmes pourraient découvrir la cause de la mort elle-même.
— Comment ?
— Étude du corps lui-même. répondit Mordvain et Letha grimaça en comprenant ce qu’il sous-entendait.
— Fouillons un peu, cherchons ce qui aurait pu mettre Hyrië sur la piste de Balzar. » conseilla Shanas.

Letha entra à contrecœur dans l’auberge et se dirigea à l’étage, son arc toujours prêt à servir. Elle ignorait d’où lui venait cette maîtrise de l’arc mais se doutait que ça devait avoir un rapport avec la magie. Les armes étaient bien connectées, elles pouvaient très bien être magiques, qu’en savait-elle, après tout ?
Une fois les escaliers grimpés, Letha pénétra dans les différentes chambres, cherchant un quelconque indice. La jeune femme se sentait mal à l’idée de leur cacher une information d’importance mais elle craignait trop d’être tenue pour responsable pour dévoiler ce qu’elle savait. Elle avait toujours eu un instinct de survie très développé et bien que ses compagnons de voyage soient pour la plupart amicaux, elle n’avait toujours pas confiance en eux. S’engouffrant dans l’une des chambres, errant plus qu’autre chose, Letha fut toutefois attirée du coin de l’œil vers le fond de la pièce, plongée dans une atmosphère sombre grâce au rideau de toile noire qui occultait presque totalement la lumière du jour. La chambre avait du être occupée par l’une des personnes du rez-de-chaussée car un sac avait été négligemment posé contre l’armoire de bois sombre qui trônait au fond de la pièce.

La jeune femme se pencha sur le contenu du sac et resta interdite en contemplant l’étrange collection de poignards du propriétaire du sac. Letha fronça les sourcils, lorsqu’elle finit par trouver un emblème qu’elle avait toujours détesté entrapercevoir. En fait, tous les miséreux de Borée devaient prier pour qu’aucun porteur de ce symbole n’en ait après eux.
La broche, faite de bronze, symbolisait un œil, planté de trois poignards et était l’emblème des Exécuteurs, des mercenaires engagés par les plus hautes instances de Borée pour retrouver et supprimer ceux qui se mettaient à dos les plus grands banquiers du pays. Généralement, il ne s’agissait que de petites frappes qui dépouillaient les commerçants le long de la Voie Royale mais vu l’attirail que transportait cet exécuteur, Letha était certaine que sa cible était plus importante. Il devait bien avoir quelque chose, un ordre de mission ou une quelconque description de sa cible. À chaque fois que Letha en avait vu un, écumer les rues de Balzar, il se pavanait en montrant à tous un parchemin qui effrayait et faisait fuir quiconque
se trouvait face à lui.

« Te voilà ! » souffla-t-elle en trouvant finalement un parchemin précautionneusement enroulé sur lui-même.

Une fois déroulé, Letha put y voir le portrait d’un Dokkàlfar dessiné au fusain. Elle aurait pu croire qu’il s’agissait d’Hyrië mais le portrait était trop dissemblable pour qu’il s’agisse du Dokkàlfar mort que Mordvain promenait depuis la veille. Comme pour n’importe quel elfe, elle était incapable de lui donner un âge. À tout hasard, elle lui aurait donné une dizaine d’années de moins qu’Hyrië, peut-être dans les trente ans, mais la jeune femme n’était sûre de rien. Ses cheveux blancs étaient bien plus courts que ceux du défunt qui reposait au rez-de-chaussée quant à son visage, si le portrait était fidèle, Letha pouvait dire qu’il était moins fin que celui d’Hyrië mais peut-être était-ce à cause de la cicatrice qui lui barrait la joue gauche. Sous le portrait, Letha déchiffra : À celui qui ramènera sa tête, cinq mille couronnes seront accordées.

L’offre laissa Letha pantoise. Cinq mille couronnes, c’était une fortune, même pour la Fédération. Astronomique. La jeune femme était persuadée qu’il y avait de quoi s’acheter un permis-de-voix, condition sine-qua-none pour qu’une personne prétende au droit de siéger à l’Assemblée de la Fédération commerciale qui dirigeait Borée depuis des siècles. Cherchant un quelconque commanditaire, Letha finit par reconnaître, non sans mal, le sceau, non pas de la Fédération mais de Rivefière. Plus elle pensait avoir trouvé de quoi expliquer le départ précipité d’Hyrië, plus Letha trouvait que la situation se compliquait. Que venait faire Rivefière dans cette histoire ? Pourquoi diable Rivefière se préoccuperait-elle d’un Dokkàlfar ?
Le pays qui partageait une frontière avec Zalkyban, la patrie des elfes, était une royauté matriarcale centrée sur le culte de Zëo, la figure bienfaitrice qu’ils imaginaient être fille de Bran en lieu et place de La Noire. Grenier de Valdhaïss aux côtés de la Principauté de Grandeplaine, Rivefière était surtout connue pour avoir installé une véritable terreur autour du culte de Zëo. Quiconque était supposé adorer La Noire subissait maintes tortures absolument horribles, selon les dires de nombreux marins que Letha avait entendus à Balzar.

Si Rivefière ne portait pas les Dokkàlfars dans son cœur, principalement parce que leur culte à eux était centré sur La Noire, figure que les Rivois assimilaient à un esprit démoniaque, jamais encore ils ne s’étaient préoccupés d’un Dokkàlfar en particulier. Rivefière laissait difficilement entrer des marchands et Letha n’avait encore jamais entendu qui que ce soit prétendre être originaire de cette province, et pourtant, Balzar était connue pour être l’une des villes les plus cosmopolites de Borée. Pourquoi donc Rivefière voudrait-elle s’occuper d’un petit malfrat de Borée ? Car il ne pouvait être si important que ça. Letha en aurait entendu parler si un Dokkàlfar avait pris une position particulièrement importante au sein des gens de l’ombre. Comme l’avaient dit Danur et Shanas, on finissait toujours par en entendre parler quand un Dokkàlfar se faisait un peu trop présent.
Fourrant le parchemin dans sa poche, Letha se redressa et se dit qu’elle trouverait peut-être davantage de choses dans l’armoire. D’autres indices, peut-être, en espérant qu’ils soient plus utiles que ceux qu’elle venait de trouver. À peine eut-elle ouvert la porte que Letha se mit à hurler en voyant une forme humaine recroquevillée dans l’armoire, dans une étrange position. La jeune femme recula et le cadavre raide de l’homme qui avait du être l’occupant de la chambre, chuta au sol, tête la première.

« Letha ? Tout va bien ? » appela la voix de Shanas.

La jeune femme ne répondit rien, encore surprise. Elle entendit vaguement ses comparses grimper les escaliers et elle se retourna lorsqu’ils pénétrèrent dans la chambre. L’homme, qui se révéla être un nain, tenait deux poignards dans ses mains et Letha en était certaine, si elle avait pu voir son visage, il aurait arboré la même expression terrifiée que les autres habitants du village.

« Il m’a…euh…surprise…Il était dans l’armoire…Et…je crois que vous devez voir ça. »

Letha leur tendit le parchemin et Shanas le parcourut des yeux avant de le transférer à Danur qui lut à haute voix l’inscription.

« Ce n’est pas Hyrië. lâcha sèchement Siraliel en examinant brièvement le dessin.
— Mais c’est peut-être quelqu’un qu’il connaît. hasarda Letha.
— Quand bien même. Nous formons le Rempart de Valdhaïss, nous abandonnons toute considération personnelle lorsque nous devenons porteur.
— Ouais. railla Letha. Sur le papier, ça a l’air super facile. Dans la vraie vie, je suis certaine que ça l’est beaucoup moins. »
Shanas lui jeta un bref regard que Letha ne put déchiffrer avant de fixer le parchemin.
« Hyrië était le plus…droit de nous tous.
— Mais ça pourrait coller. rétorqua Danur.
— Que veux-tu dire ?
— Il cherchait quelqu’un. Peut-être a-t-il eu vent du contrat sur ce Dokkàlfar et qu’il a voulu intervenir.
— Et le rapport avec ces morts inexpliquées, avec sa mort ? souffla Siraliel.
— Aucune idée. Il ne t’a jamais parlé de quelqu’un, d’un Dokkàlfar qui lui importait. Un frère, un ami ? Un fils, peut-être, qu’en savons-nous ?
— Jamais. Il ne parlait que très rarement de sa vie à Torneval. Et je ne l’ai jamais entendu parler d’un autre Dokkàlfar avec qui il aurait gardé contact. soupira-t-elle d’un air si triste qu’elle eut l’air beaucoup moins antipathique aux yeux de Letha.
— Ça peut aussi bien être une coïncidence mais…je ne sais pas, j’ai comme un doute. Ça fait gros comme coïncidence.
— Mais on a aucune certitude qu’il soit passé par ici ! intervint Siraliel.
— Je sais bien. »

Shanas s’approcha du mercenaire et s’accroupit, le fouillant dans l’espoir d’en apprendre plus.

« Mais pourquoi, par le Feu de Bran, Rivefière s’occuperait d’un Dokkàlfar exilé à Borée ?! C’est à n’y rien comprendre ! Ils ne s’occupent jamais des affaires extérieures. On a déjà eu un mal de fou à passer par Ordalie le mois dernier, même avec notre statut, alors comment un mercenaire nain a-t-il pu avoir un tel contrat ?!
— On a un indice sur le commanditaire de cet assassinat ? demanda Siraliel.
— Juste le sceau d’Ordalie, ce qui veut dire que c’est une requête du palais. Quant à savoir de qui il vient précisément, pas moyen de le savoir.
— Rien ne sort du palais sans l’aval de la Reine-Prêtresse. Ça vient forcément d’elle. J’ai entendu des tas de choses sur elle…commença Siraliel en fronçant les sourcils.
— Comme ?
— Ils pensent que les Dokkàlfars sont des êtres impurs, infectés à cause de leur adoration de La Noire. Tu as bien vu sa réaction en voyant Hyrië…Quand j’étais enfant, on disait souvent que la Reine-Prêtresse avait pour habitude de pratiquer des sacrifices en l’honneur de Zëo. Peut-être que pour laver « l’affront » de la présence d’Hyrië, elle aurait commandité le meurtre d’un autre Dokkàlfar, en guise de…d’offrande à Zëo ? Et Hyrië aurait pu l’apprendre et décider de sauver ce Dokkàlfar, peu importe son identité. Tu sais à quel point il était à cheval sur le code de l’honneur…
— C’est un peu tiré par les cheveux, Sira. grimaça Danur.
— C’est Rivefière. Ce n’est pas une idée qui me paraît si irréaliste compte tenu de ce que nous avons vu le mois dernier. dit-elle en haussant les épaules, comme si cela expliquait tout.
— Il y a plusieurs choses qui ne collent pas. La Reine-Prêtresse, même si elle n’était pas enchantée de voir Hyrië, a bien dit qu’elle soutenait notre cause et que nous étions nécessaires, que c’était la volonté de Zëo…Pourquoi aurait-elle dit ça alors pour finalement mettre un contrat sur le premier Dokkàlfar qui passe ?
— Sans compter que cinq mille couronnes, c’est une somme bien trop importante pour un truc aussi futile. » intervint Letha.

Les autres tournèrent le regard vers elle et la jeune femme poursuivit :

« Avec cinq milles couronnes, on peut se procurer un permis-de-voix. Certes, ce ne sera que pour un mandat de deux ans, mais ça vaut son pesant d’or, c’est énorme comme récompense. Je connais les exécuteurs. Ils auraient accepté le contrat pour dix fois moins. Soit Rivefière a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, soit ce Dokkàlfar est hyper bien protégé, soit c’est d’une importance capitale pour le commanditaire.
— Même si Rivefière est riche, cinq mille couronnes restent une belle somme, même pour eux. Donc, reste la possibilité que cet homme soit très bien protégé, quelqu’un d’important, peut-être.
— Pas parmi la Fédération. Ça se saurait si un Dokkàlfar avait atteint un rang aussi prestigieux. ajouta Danur.
— Pas chez les fouillepoches non plus. Ça aurait fait le tour de Borée en moins d’un mois. dit Letha.
— Alors, c’est une nouvelle impasse ? » pesta Siraliel.
Shanas se redressa, son examen du mercenaire terminé.
« Au moins, on a avancé. Hyrië a du tomber sur cet endroit et comprendre que…Non. Ça ne colle toujours pas ! Il savait forcément que ce Dokkàlfar, si c’est bien lui qu’il cherchait, était en danger avant de croiser ce mercenaire…Sinon, comment expliquer qu’il nous ait quittés si brusquement ?
— Où étiez-vous, juste avant qu’il ne parte ? Dans quel coin, quelle ville ? s’enquit Letha, qui se sentait de plus en plus concernée par leur quête, sans trop savoir pourquoi.
— Nous venions de quitter Tarpor.
— En y repensant, c’est vrai qu’il avait l’air bizarre, comme s’il était préoccupé. intervint Siraliel, l’air songeur.
— Cela-même est très important et méritera un examen plus approfondi. Mais nous oublions quelque chose. ajouta brusquement Mordvain.
— À quoi tu penses ?
— Que faisait ce mercenaire lui-même dans cette armoire ? Je ne gage pas de connaître en tout point les habitudes naines, mais il ne me semble pas qu’ils aient eux-mêmes pour habitude de dormir dans les armoires.
— Certes non. » rétorqua Danur en retournant son compatriote comme s’il s’était agit d’une crêpe.

Le nain semblait avoir une vingtaine d’années, à peine plus jeune que Danur, si Letha se fiait à leur apparence physique. Contrairement à Danur, il portait les cheveux détachés et la barbe longue. Plus svelte que Danur, il demeurait toutefois imposant. Dans ses mains, des poignards d’assez bonne facture. Le visage du nain, s’il n’arborait pas l’extrême panique des autres occupants de l’auberge, n’était pas dénué d’une certaine expression d’inquiétude, comme si la panique avait commencé à l’envahir mais que le nain avait tenu à garder la maîtrise de lui-même.
« Il a voulu se préparer à attaquer. Mais quelque chose l’a atteint avant…La porte de l’armoire était fermée, donc ? »

Letha hocha la tête.

« À quoi tu penses ? demanda Shanas.
— Ce qui l’a tué, l’a fait sans le toucher…Tu avais peut-être raison, un empoisonnement par l’air apparaît comme la seule explication à tout ça. Mais je ne comprends toujours pas. Quelque chose d’aussi virulent aurait forcément mis des jours à s’estomper et nous sommes arrivés à peine quelques heures après à Balzar…
— Letha, nous précédiez-vous de beaucoup, à Balzar ? » s’enquit Shanas en relevant la tête vers elle.

On aurait pu croire que la jeune femme choisirait ce moment pour leur avouer qu’elle n’avait jamais quitté Balzar depuis aussi longtemps qu’elle se souvenait, mais déterminée à garder une certaine longueur d’avance sur eux, Letha fixa le nain et mentit du mieux qu’elle put :

« J’sais pas, peut-être une ou deux heures.
— D’où veniez-vous ?
— En quoi c’est important ? s’agaça-t-elle en les fuyant du regard.
— Peut-être avez-vous croisé les responsables.
— Je m’en souviendrais si j’avais vu une armée.
— Si c’est bien un empoisonnement, un homme seul aurait pu le faire.
— Et s’il était tout seul, je l’aurais pas forcément remarqué. rétorqua Letha en se plantant devant la fenêtre.
— Ça pourrait très bien être elle ! remarqua insidieusement Siraliel.
— Légion ne l’aurait pas choisie si c’était elle, réfléchis un peu, Sira. s’agaça Shanas.
— Donc quoi, on prend tout ce qu’elle dit pour argent comptant ?!
— Tu m’agaces, Sira. s’énerva Danur. Si c’était un autre qu’Hyrië qui avait trouvé la mort, tu ne serais pas aussi réfractaire à sa présence. Nous sommes tous tristes de ne plus l’avoir parmi nous, mais grandis un peu. Que tu le veuilles ou non, elle est Légion. Nous devons compter les uns sur les autres, sans quoi notre quête est vaine. »

Letha se mordit les lèvres, s’en voulant de leur cacher des choses quand Danur et Shanas prenaient sa défense avec tant d’aplomb. Peut-être ne l’accuseraient-ils pas de folie si elle leur racontait ce qu’il s’était passé à Balzar. Ouvrant la bouche, prête à leur avouer ce qu’elle avait vu quand elle remarqua un petit groupe de cavaliers s’approcher de l’auberge.

« On a de la compagnie ! » dit-elle en reprenant ses esprits, bénissant l’arrivée des voyageurs.

Et dire qu’elle avait été si proche de se laisser attendrir par la confiance que le nain et l’humain plaçaient en elle. Letha ne se savait pas aussi facilement influençable. Il faudrait qu’elle fasse plus attention.
Shanas se posta derrière elle, fixant les cavaliers.

« Ils sont de la Garde Palatine.
— Ils sont un peu loin de Gemme pour être arrivés par hasard. jugea Danur.
— Je vais voir ce qu’ils veulent. Siraliel, viens avec moi. Mordvain, si tu penses que des mages de ta connaissance peuvent tirer quelque chose d’un de ces corps, je suis d’avis de prendre celui du Mercenaire. Ça pourrait nous apprendre ce qu’Hyrië cherchait si jamais ce Dokkàlfar est impliqué. »

Shanas et Siraliel quittèrent l’auberge et Letha les vit s’approcher des cavaliers. Letha les fixa et, si elle avait déjà entendu parler de la Garde Palatine, elle n’en avait encore jamais vu. Dévolus à la protection des membres les plus importants de l’Assemblée, ils étaient stationnés à Gemme et ne sortaient que très rarement de la capitale. Vêtus d’armures d’un blanc immaculé, ils dégageaient d’eux un sentiment de noblesse et de supériorité qui agaça profondément Letha. La jeune femme n’avait jamais apprécié ces gens qui se pavanaient, se prenant pour des êtres si nobles que fouler le même sol que les fouillepoches étaient pour eux, la pire des insultes. Elle avait déjà croisé des nobles qui, en la voyant, avaient changé de trottoir, pire même, l’une d’elle s’était brusquement mise à hurler en plein milieu de la rue, et la garde avait pris en chasse Letha qui n’était coupable que d’avoir emprunté la même rue que la noble.
Shanas s’entretint avec celui qui semblait être le chef de la délégation de Gardes Palatins, visiblement entrain d’expliquer qui il était car bientôt le cavalier se découvrit la tête et descendit de cheval, bientôt imité par ses comparses. Letha se désintéressa d’eux et se retourna vers Danur et Mordvain qui retournaient le nain dans tous les sens. Mordvain faisait une moue étrange et palpait le crâne du mercenaire décédé, l’air de chercher quelque chose.

« Alors, tu crois qu’on pourra en tirer quelque chose ?
— Moi-même, je crains que le corps lui-même ne supporte pas le voyage jusqu’à Sanctuaire. Mais moi-même, je connais quelqu’un à Tusse. Lui-même devrait pouvoir nous aider nous-mêmes. Ses méthodes ne sont pas reconnues par le Collège des Mages lui-même, mais nous-mêmes sommes pressés par le temps.
— C’est pas un Invocateur, hein ? Par la Pierre, dis-moi que ce n’est pas un Invocateur ! dit le nain d’un ton presque implorant.
— Non, lui-même n’est pas mage de cette branche. Mais moi-même pense que Danur, toi-même, n’appréciera guère plus Jabbur Mitraz’Verdz.
— Jabbur ?! hoqueta Letha en écarquillant les yeux.
— Eiletha, toi-même, le connaît ? s’enquit Mordvain, intrigué.
— Si j’le connais ?! Tous les fouillepoches de Borée le connaissent ! On dit que quand on a besoin des secrets d’un mort, il faut aller voir Jabbur le Dépeceur.
— Le Dépeceur ? répéta Danur. J’espère que ce n’est pas un surnom littéral !
— Quand un fouillepoche surnomme quelqu’un, généralement, il va pas chercher loin…railla la jeune femme.
— Mais comment tu connais quelqu’un qui se fait surnommer le Dépeceur ? s’exclama Danur en fixant le Korrigan d’un drôle d’air.
— Moi-même, je fus le professeur de Jabbur lui-même. Méthodes très discutables mais résultats certains.
— Qu’est-ce que tu appelles méthodes discutables, au juste ? s’enquit Danur.
— Jabbur lui-même fait preuve d’une éthique quelque peu…contestable. éluda le Korrigan.
— Tu sais que quand tu ne réponds pas directement à ma question, ça veut dire que c’est encore pire que ce que je m’imagine ? » marmonna Danur.

Letha fut certaine de voir le Korrigan laisser échapper un petit sourire amusé mais ce dernier frappa brusquement le sol de son bâton et le corps du nain se mit à flotter dans les airs, toujours placé dans une position quelque peu étrange, qui aurait presque pu faire rire Letha si elle n’avait pas été trop inquiète à l’idée de rencontrer le Dépeceur. Il était craint comme la peste par tous les fouillepoches de Borée et elle-même, n’était pas certaine de vouloir rencontrer ce mage.
Danur suivit Mordvain et Letha se décida à l’imiter, peu encline à l’idée de demeurer au milieu de ces morts. Shanas et Siraliel étaient toujours entrain de s’entretenir avec la garde. Celui qui semblait être le chef s’exclama d’ailleurs :

« Voici donc le reste de vos compagnons et…qu’est-ce que c’est que ça ?!
— Nous-mêmes, réquisitionnons ce corps pour examen plus approfondi. expliqua vaguement Mordvain avant de déposer magiquement le corps du mercenaire à côté de celui d’Hyrië. Ça commençait à faire beaucoup de cadavres à transporter, jugea Letha.
— Et ce Dokkàlfar ? Le coupable de ce massacre ?
— Non, il fut Légion. rétorqua sombrement Shanas.
— Oh. Mes condoléances, seigneur.
— Ne m’appelez pas seigneur. Je suis Shanas, épée de Valdhaïss, rien de plus. corrigea l’intéressé.
— Que faites-vous si loin de Gemme ? s’enquit brusquement Danur.
— Nous avons eu vent d’un village apparemment déserté de ses habitants. Un noble de Pâleversant s’est plaint de ne pas avoir été accueilli et servi, malgré ses appels. Il a donc quitté ce village sans chercher à comprendre quoi que ce soit. C’est notre commandeur qui a trouvé cela étrange et nous a envoyé en patrouille.
— Je crains que ce genre de choses ne se reproduise de plus en plus. soupira Shanas.
— Pourquoi ?
— Balzar est tombée. Tous les habitants sont morts. De la même façon qu’ici. »

Le Garde Palatin pâlit et ouvrit la bouche, l’air pourtant incapable de prononcer la moindre parole.

« Balzar ?! Mais il y avait des milliers de personnes, là-bas.
— Je sais. Nous avons quitté la ville hier. C’est là-bas que notre ami a trouvé la mort, dans des circonstances qui restent encore à établir.
— Il faut absolument avertir Gemme. C’est probablement une épidémie ! Il faut tout brûler !
— Réfléchissez donc un peu, ça ne peut pas être une épidémie. Elle ne frapperait pas aléatoirement. Sa progression serait logique et rectiligne. Or, ce n’est pas le cas. Ce village a été touché il y a trois jours, Balzar le fut hier et il y a un peu plus d’un mois, c’est un village de Rivefière qui fut touché. C’est trop aléatoire pour être une épidémie. »

Le Garde n’eut pas l’air convaincu et tout ce qu’il trouvât à dire fut :

« Rivefière ? Vous pensez que ça vient de là ?! Il faut à tout prix prévenir Gemme. Et il nous faut brûler ces corps pour éviter la propagation. Et ordonner un embargo à l’encontre de Rivefière !
— Avez-vous seulement écouté ce qu’il vous a dit ?! gronda Danur.
— Laisse tomber, qu’ils les brûlent donc. Au moins, ils ne resteront pas là à pourrir. jeta Siraliel.
— Très bien…
— Mais vous ne pouvez pas partir avec deux corps.
— Nous le pouvons et nous le ferrons. Nous sommes le Rempart, vous ne pouvez pas nous empêcher de partir.
— Mais l’épidémie…
— Il n’y a pas d’épidémie. Ce n’est pas quelque chose de naturel ! » martela Siraliel, franchement agacée.

Les Gardes se fixèrent et l’un d’eux finit par dire :

« Vous allez effrayer les gens à vous promener avec deux cadavres. Mieux vaudrait que vous soyez plus discrets. Il y a une étable, un peu plus loin. Les chevaux sont morts mais il reste une charrette. Un peu plus au sud, il y a un autre village qui vend des chevaux. Vous devriez arriver plus rapidement…là où vous…devez vous rendre.
— Nous-mêmes ne pouvons nous permettre de retarder notre voyage. Moi-même, je recommande de nous diriger nous-mêmes sans tarder vers Tusse.
— Mais la charrette… »

Mordvain fit un geste de son bâton vers l’endroit désigné par le garde et dans un raffut assourdissant, une vieille charrette qui menaçait de tomber en morceaux s’avança vers eux dans des grincements métalliques qui n’inspiraient rien de bon. Le Korrigan continua d’user de magie pour déposer les corps d’Hyrië et du mercenaire nain dans la charrette. Letha le regarda avec de gros yeux. Il aurait pas pu faire ça plus tôt ?

« Comptez-vous vous occuper de Balzar ?
— Je pense que des bateaux ont bien du accoster depuis hier. Si ce que vous dites est vrai, Gemme a déjà du dépêcher des garnisons pour…gérer la situation.
— Je vois. Messieurs. » les salua Shanas avant de reprendre la marche sans plus de cérémonie.
Letha resta un moment interdite à fixer les hommes de la Garde Palatine se mettre en devoir d’incendier chacune des baraques présentes dans le village. Comme ça, sans plus de précautions, comme s’ils n’avaient été personne, que de vulgaires petits insectes dont la mort ne signifiait rien.

« Letha ? appela Danur.
— J’arrive. » marmonna-t-elle.

Reprenant sa route, Letha rattrapa ses comparses, non sans songer à tous ces gens, morts dans l’indifférence et le dédain le plus total. Mais ses compagnons ne semblaient pas plus préoccupés par leur mort que les Gardes. Étaient-ils comme tous les Dudevants de Gemme ? Ne considéraient-ils qu’une vie n’était perdue que lorsqu’elle était celle d’un noble ? Dans un soupir et parce que broyer du noir ne les ramènerait pas, Letha entreprit de chasser de sa mémoire les visages de ces gens. Et si cela fonctionna dans une certaine mesure, la jeune femme sut que les visages des villageois la quittaient maintenant pour mieux revenir la hanter durant ses nuits. Comme si elle ne faisait pas assez de cauchemars comme cela.

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