Un territoire familier : la cité des Arbres-Donjons.

Depuis les premières lueurs de l’aube, les tubullions des guetteurs halghorns n’ont cessé de tournoyer, résonnant sur toute la canopée environnante, leur écho se perdant dans les profondeurs luminescentes du précipice, infranchissable frontière protectrice de la cité. L’astre du jour a révélé aux sentinelles toute l’ampleur de la menace. Les passerelles ont été repliées, lorsqu’elles n’ont pas été purement et simplement brisées face aux premières assaillantes téméraires, sans doute suicidaires afin de mieux mesurer l’adversaire.
La horde d’Ombrumes obscurcit désormais la ligne d’orée de la forêt tout entière. Sa luxuriante beauté s’en trouve effacée, occultée par ce monstrueux rassemblement ennemi. Une femme, plus sombre encore, apparaît, rompant cette parfaite continuité de nymphes obscures.
Elle s’agenouille, figeant son regard vers le sol, son esprit concentré sur l’acte de sorcellerie qui prend bientôt forme. Nul besoin de passerelles, nul besoin de cordages pour mener l’assaut. Les Ombrumes s’élèvent dans les airs, survolant le gouffre qui, depuis des générations, interdit toute conquête de la cité des Arbres-Donjons. Pour la toute première fois, les Halghorns vont devoir braver une invasion sur leur propre territoire.
Ternée n’hésite pas un instant. Il bande son arc. Les branches d’obscorène de son arme pourraient céder tant il y met toute sa haine. Il relâche la corde. La flèche empoisonnée file à une vitesse vertigineuse, destinée à occire Sérusia et rompre ainsi le sortilège. Mais dans sa course, son bois, sa pointe, ses plumes d’oiseaux-celtes, gangrénés par un nouveau maléfice, se désagrègent. Seule une infime poussière de cendre inoffensive atteint la puissante sorcière. Un nuage dont elle se débarrasse d’un revers de la main. Les projectiles des autres archers traversent le ballet aérien des femmes-brouillard sans pouvoir meurtrir leur chair, se perdant dans la frondaison ou les abîmes. L’affrontement devient inévitable. L’envol des ondeflots fuyant leurs nids laisse présager une sombre issue. Les renforts de près de mille guerriers envoyés par les autres royaumes et citadelles seront-ils suffisants pour défendre la place et déjouer les desseins de Sérusia ? L’augure d’Oracle est-il d’ores et déjà écrit ?
Il émane de l’Ambassadrice Ovine un charme et un charisme sans égal, malgré la morphologie particulière de sa silhouette halghornne. Une beauté que l’on retrouve d’ordinaire dans les traits des Amazones, des Elfelynes ou de certaines Grandes-Elfes et Humaines. Une beauté qui n’a d’égal que sa bravoure. Elle n’a pas hésité à rejoindre les siens pour livrer bataille. Leur courage s’en est trouvé transcendé. Un courage qui n’a pas empêché les Ombrumes de semer le désordre et la mort dans les rangs alliés.
Les Halghorns ne peuvent que constater, impuissants, l’arrivée d’une nouvelle ligne ennemie. Les arbres de la forêt plient sous cette seconde menace. Des Archors apparaissent, suivis par d’innombrables Trolls-Cyclopes. D’autres créatures cauchemardesques aux mandibules et aux pattes menaçantes émergent de la végétation. Des Humains aussi, mercenaires voués à la cause de Sérusia, impatients de livrer combat, mais qui restent immobiles et attendent.
Depuis ce versant opposé du précipice, par la seule force des bras puissants des redoutables colosses, sont catapultées des roches aux dimensions inhumaines. Sous leur poids, des pans entiers de falaises s’effondrent, entraînant parfois avec eux quelques âmes, qu’elles soient alliées ou rivales. D’autres projectiles éventrent les maisons. Une moitié de journée d’affrontement plongée dans la terreur, baignée dans le sang, hantée par les cris de douleur et les clameurs de combat.
Sous la course de l’astre de jour, les ombres des trois adamevias géants ont lentement chaviré sur la partie aubeterienne de la Cité. À présent, il est temps pour la sorcière malfaisante d’œuvrer pour précipiter sa victoire qui ne peut lui échapper. Sous son pouvoir de lévitation, sa seconde horde dévastatrice franchit le gouffre. Cette fois-ci, elle et les autres Humains, anciens prisonniers des Marais de Losthal ou guerriers de la Lande des Clans, se joignent à cette vague aérienne et irréelle pour ce face-à-face ultime. Une confrontation inégale au regard des êtres titanesques et des parasites géants, avides de sauvagerie, qui foulent ce sol d’ores et déjà sous leur emprise. Ils déferlent sur leurs proies.
Un Troll-Cyclope piétine les décombres d’un ancienne tour de guet, puis s’immobilise. Il ramasse l’un des tubullions abandonné là et l’approche de ses larges naseaux. Son odorat ne peut le tromper. Il reconnait les restent d’un des siens. Sa rage n’en est que décuplée. Il s’élance jusqu’à se fondre dans l’armée monstrueuse qui déjà écrase le cœur de la cité. De nombreux alliés fuient vers les plaines extérieures.

Un seul jour a suffi pour faire tomber cette prestigieuse nation. Épuisée, Ovine s’est repliée aux abords de l’abîme. Les dernières âmes de sa garde ne résistent qu’un bref instant aux Ombrumes bien trop nombreuses qui les encerclent. Elles achèvent leurs victimes sans pitié, laissant sauve la souveraine de cette citadelle dévastée par cette invasion sauvage. Elles s’écartent alors pour ouvrir le passage à leur sinistre maîtresse.
Sérusia s’approche, doucement, sournoisement, puis d’un geste vif, saisit la grande dame halghornne à la gorge, son pouvoir empêchant toute riposte :
– Ambassadrice ! ton peuple s’éteint aujourd’hui. Et dans mon infinie bonté, je t’épargnerai cette vision d’horreur. Je t’offre dès à présent la mort comme délivrance. Que ton ultime regard se porte sur les plus valeureux de tes guerriers qui espèrent encore nous vaincre, plus courageux que ces quelques humains qui nous ont échappés en préférant la fuite.
– Pourquoi t’acharnes-tu sur nous ?
– La cité des Arbres-Donjons s’est un jour soulevé contre mon bien-aimé Volgardh.
– Il méritait la mort, et nous n’étions pas les seuls à réclamer sa tête.
– Dans les prochains jours de ce mois d’aridia, Les Royaumes de l’Alliance subiront eux aussi mon courroux, jusqu’à ce que je prenne place sur le trône de Crystalliande. Les Territoires des Grands Peuples pourront alors trembler à leur tour, mais ça, tu ne le verras pas non plus.
À ces mots, elle propulse Ovine dans le précipice ceignant la ville à l’agonie. Dans sa chute, la souveraine en perdition s’anime d’un ultime sursaut de révolte, déclenchant une gerbe de feu de sa chevelure. La sphère incandescente termine sa course ascendante à hauteur de la sorcière sans pouvoir l’atteindre, puis retombe dans le vide en brillant de ces dernières lueurs.
– Belle tentative grande Dame, murmure Sérusia, mais vaine.
Ainsi se répand le sang des Halghorns dans les ruelles de leur illustre Cité. Sang mêlé à celui des âmes venues en renfort depuis Anthéar et Walkhyria, depuis les citadelles de Vaste-Chœur et Mille-Pollens, depuis les royaumes de Crystalliande et Gardane, depuis tant d’autres territoires plus humbles aussi.
Au cœur de cette apocalypse, émanant des ruines, reste l’écho d’un appel désespéré qui s’élève vers les cieux :

-PROUD ÈAN LASAÏR
MÒR CENNAD EFSTLAND
YLITYS À SPÈÏR
OG LYSIR OKKAR LAND
KERATA À ANDAR
MEÖAL VOLK FJARLOG
LJOMA À LIF OKKAR
DÙISIGH À ORLOG.

Cette fois-ci, l’incantation est complète. Ternée se sait pourtant condamné. Les flammes et la poussière ont altéré l’odorat accru des Ombrumes, lui offrant un moment de répit, mais l’arrivée du phénix ne pourra passer inaperçue, trahissant son lieu de refuge et son invisibilité. Il devra faire vite.
Lorsque les femmes-brouillard surgissent au-dessus de lui, attirées par les lueurs de l’oiseau de lumière, Cerflamme les éblouit de tout son feu et s’élève à travers la fumée. Impuissante, Sérusia voit s’envoler le phénix. Elle le sait, sa magie obscure n’aura aucun effet sur le messager ailé, le protégé des Déesses. Elle se tourne vers l’archer halghorn mortellement blessé. Comme pour accélérer ce voyage vers une mort prochaine, elle plonge sa main dans la blessure béante qui meurtrit la poitrine du jeune guerrier :
– À qui est adressé ce message ?… Parle !
Le visage de Ternée marqué par la douleur s’anime d’un sourire de satisfaction :
– Bientôt les Elfes de Novaee anéantiront ton armée… et ils n’auront peut-être pas la même mansuétude envers toi qu’il y a dix ans.
La sorcière se relève, portant son regard vers l’horizon, au-delà des Marais de Losthal, là où s’étend la Mer du Milieu. La pensée qui s’échappe de ses lèvres ne parviendra pas à l’esprit de sa victime qu’elle laisse agoniser :
– Si par la magie, je ne peux empêcher cet oiseau de malheur de délivrer ta requête, je peux par contre user de ruse en me jouant de sa stupidité. Ces maudits Elfes ne recevront jamais ton appel… Quelle désolation pour toi, tant d’efforts pour ne récolter que la mort.
En un éclair de temps, elle se métamorphose en une silhouette diaphane, s’élance vers le ciel et disparait au cœur des nuages.

Désolation… voilà bien un piètre mot comparé à ce que s’apprête à subir les Royaumes de l’Alliance…

94