C’était la nuit où les lunes étaient pleines, la nuit où l’on y voyait presque comme en plein jour. Cela ne s’était pas produit depuis des années, et ne se reproduirait pas avant longtemps. Les Hommes allaient fêter cette nuit, la Nuit de Mara comme ils l’appelaient. A dire vrai ils la fêtaient depuis trois jours déjà, et la fêteraient trois jours de plus encore.

Au plus profond de la terre, dans la chaleur moite de son antre, la Bête s’agita dans son sommeil, instinctivement elle sentait que cette nuit si spéciale pour ceux de sa race était arrivée. Elle s’éveilla doucement de son long, très long sommeil. Ses yeux de braises incandescentes s’ouvrirent à moitié, leur luminescence baignant soudain la grotte d’une lueur rougeâtre. Elle se leva, doucement, ses muscles puissants raidis par une trop longue inactivité. Puis elle étira langoureusement son corps sinueux, sollicitant chaque muscle, chaque tendon, de la pointe de sa queue barbelée à l’extrémité de son mufle camus. Sans les étendre, son nid étant de dimension trop réduite, elle entrouvrit tout de même ses larges ailes membraneuses et les manœuvra le plus possible. Alors seulement elle ouvrit sa gueule dans un long bâillement, révélant une langue bifide et des dents grandes comme des hommes et plus tranchantes que la meilleure épée. Elle ne put réprimer un sourd grondement de satisfaction qui se répercuta le long de ses tunnels jusqu’à la surface, où il mit en fuite la faune toute proche.
Puis, d’un pas las, le dragon s’avança vers le tunnel qui reliait son nid au reste de son antre. Il passa son cou puissant par l’anfractuosité et dirigea son regard pourpre vers les profondeurs de son antre. Puis il baissa la tête, une cruelle tristesse lui étreignant le cœur. Autrefois, tout son clan avait vécu là, dans ce réseau de cavernes qu’il avait façonné de ses griffes. Aujourd’hui, seul le silence et les souvenirs s’attardaient encore en ces lieux. Il se retourna, prêt à aller se rendormir, oubliant presque ce qui l’avait éveillé. Mais quelque chose était différent, sa couche lui sembla inconfortable, sa caverne exiguë, l’atmosphère étouffante. Cela faisait trop longtemps qu’il vivait sous terre, dormant la plupart du temps, s’éveillant juste le temps de satisfaire sa faim, se cachant des Hommes. Il lui sembla soudain que la roche qui le séparait de la surface pesait sur lui de tout son poids. Son repaire lui était devenu insupportable. Décidé, il s’engagea dans le long tunnel menant au dehors, ses pensées vagabondant de nouveau alors que ses griffes d’ivoire poli imprimaient leur marque dans la roche à chacun de ses pas. Il repensait aux temps anciens ou sa race régnait sur les cieux, les mers et la terre. Bien avant la venue des Hommes. Il les avait vu s’élever de la condition animale, bâtir des cités, fabriquer ces choses merveilleuses dont les siens raffolaient et qu’ils nommaient bijoux, argent, trésors. Il vit aussi leurs croyances se former, évoluer, et faire de lui et des siens des créatures maléfiques. Comme tous les dragons, il n’avait jamais compris ce mot : maléfique. Comme à tous les dragons, le concept de Bien ou de Mal lui était étranger. Cette race incroyablement ancienne était bien au-dessus du Bien ou du Mal, bien au-delà, ils étaient l’incarnation même de la Vie et de la Magie. Toutes deux choses ni bonnes ni mauvaises.

Quelque chose dans l’air le tira de sa rêverie et l’arrêta net. Il leva la tête aussi haute qu’il le put et, inspirant lentement, compris ce qui l’avait troublé. Son odorat sur-développé avait, à son insu, perçu au travers des multiples odeurs provenant du dehors quelque chose d’unique, de subtil, de diaphane. Il ferma les yeux, ralenti sa respiration et inspira à nouveau, analysant et reconnaissant chaque odeur. Tout d’abord les fragrances sirupeuses et entêtantes des fleurs du printemps, puis celle, plus lourde et chargée de moisissures de la terre humide, il avait dû pleuvoir dans la journée, et enfin, l’odeur qui n’en est pas vraiment une, celle de l’air, de la légère brise des soirs de printemps, celle qui chasse les nuages et les mauvais rêves et qui fait croire que la vie est simple et bonne et que les soucis n’existe pas. Mais derrière tout cela il y avait autre chose. Quelque chose que nul autre qu’un dragon aurait pu percevoir. C’était dans l’air. Et au-delà. Il le sentait dans ses veines, ses muscles et ses os. Cette nuit était SA nuit. Cette nuit il quitterait ce monde et trouverait la paix et la fin de sa solitude.
La bête fabuleuse parcouru les derniers mètres rapidement pour s’arrêter net devant l’entrée de son repaire. La région n’avait guère changée. Son regard de braises embrassa les montagnes alentour, la vallée, et la mer au loin, scintillante sous les rayons des lunes. Loin en contrebas, il pouvait voir de grands feux aux abords de la rivière qui coupait la vallée. Les Hommes. Le village avait prospéré depuis la dernière fois que ses yeux s’étaient posés dessus, il mériterait bientôt le nom de ville. Les chants, les rires et la musique montaient jusqu’à lui. La fête de Mara battait son plein. Puis il leva la tête et contempla les lunes un instant. Oui, c’était cette nuit. La nuit des dragons. La nuit où certains d’entre eux ressentaient un appel, puissant, impérieux. Ils prenaient alors leur dernier envol pour se rendre en un lieu secret. Nul ne savait ni où ni ce qu’était cet endroit. Les Hommes le nommaient « le Cimetière des Dragons » ou encore « la Cité des Dragons ». Cette nuit il saurait la vérité sur ce lieu. Et à l’aube, la race des dragons et la dernière étincelle de magie en ce monde s’éteindraient avec lui. Il contourna la gueule béante de son antre et escalada sans efforts apparent une paroi qui aurait demandée une semaine d’efforts soutenus au meilleur des grimpeurs humains. Il constata avec plaisir qu’il avait encore gagné en puissance alors qu’il prenait pied sur un énorme éperon rocheux qui surplombait son aire.
Là, hiératique et superbe, le dragon irradiait de puissance et de majesté. Les Hommes avaient utilisés des mots comme « gigantesque » ou « titanesque » pour décrire les dragons qu’ils avaient croisés. Lui était de dimensions mythologiques. La plus imposante, la plus énorme créature qui ait jamais existé. Les siècles lui avaient apportés ce que les Hommes perdaient durant leur vie, la puissance, la vigueur, l’agilité. Il avait été le premier d’entre eux. Il était maintenant le dernier. L’alpha et l’oméga. Le premier et dernier des dragons. Prit d’une impulsion subite, il s’approcha de l’extrémité de l’éperon, ouvrit grand ses ailes, se ramassa sur lui-même, étendant son cou au maximum et, la gueule au ras du sol, il poussa le plus puissant rugissement jamais entendu. L’air sembla vibrer et se déformer sous l’impact, le sol trembla. Des hurlements de panique parvinrent de la vallée. Les feux furent éteints. Il n’y aurait pas de fête cette nuit-là. Juste des gens cloîtrés chez eux, les armes à la main, la prière aux lèvres et la peur au ventre.
Le dragon se redressa. Et après un dernier regard sur la vallée et les lunes, il se propulsa dans le vide d’un bond vif et gracieux. Il ouvrit alors ses ailes immenses et prenant un courant ascendant, monta vers les cieux. En quelques battements d’ailes il disparu dans la nuit.

Il n’y eut plus jamais de nuit de Mara après cela. Les lunes ne furent jamais plus pleines en même temps. Et la magie s’éteignit à jamais, emportant avec elle tout le Petit Peuple et les créatures fabuleuses qui arpentaient cette Terre. Le monde devint soudain un peu moins gai, moins coloré. Les Hommes s’en aperçurent sans jamais vraiment comprendre. Ils surent alors que leurs peines seraient un peu plus grandes et leurs joies un peu moins intenses.

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