Il est des histoires si fortes qu’elles nous font frémir, si terribles qu’elles nous font peur. Une peur sans nom qui, parfois, ne dure qu’un bref instant. Le temps de battre des paupières et c’est fini. Et d’autres histoires encore, malgré la crainte et les frissons, nous donnent envie de pleurer.

Laura sentait une boule grossir au fond de sa gorge à mesure que Maman racontait les aventures du Petit être de roche. Cette dernière caressait les cheveux de sa fille d’une main tandis que de l’autre, elle tenait l’épais livre ouvert sur ses genoux. Assise sur le bord du lit, elle lisait à la lueur de l’unique lampe de chevet. D’ordinaire, sa voix douce et mélodieuse suffisait à rassurer Laura même dans les récits les plus effrayants. Mais pas ce soir. L’angoisse envahissait la fillette. Une forte envie de pleurer l’accompagnait.
— Les petits êtres de roche, comme lui, souffraient beaucoup de ce qu’ils étaient, à cause de la lave qui parcourait leurs veines. Ils criaient à l’intérieur, et nul ne les entendait. Alors leur créateur décida de les rappeler un à un dans les entrailles de la Terre. Et un à un, il les fondit de nouveau dans le magma en fusion afin d’abréger leurs souffrances. Seul notre petit être de roche solitaire, celui qui s’accrochait à la vie comme à un nouveau souffle, échappa au sort de ses camarades. Il continua d’errer seul à travers les rues et les champs, à la recherche d’un hypothétique sauveur qui pourrait percevoir ses cris de douleur.
Maman referma le livre et un profond soulagement berça Laura, qui esquissa un sourire destiné à rassurer sa mère l’interrogeant du regard.
— Tu es certaine que ça ira cette nuit ? demanda-t-elle avec tendresse. Ce conte est un peu… sombre, je l’admets.
L’enfant acquiesça vivement. À onze ans, elle avait passé l’âge qu’on l’apaise avant de dormir. Maman était déjà bien gentille de poursuivre le rituel de son enfance en lui lisant une histoire chaque soir.

Vingt et un ans plus tard

Laura se réveilla en sueur. Assise au milieu de son lit trop large, elle surveilla la fréquence de ses palpitations. Ses mauvais rêves revenaient de plus en plus souvent, tant qu’elle s’estimait heureuse d’avoir dormi une poignée d’heures d’affilée. Sa vie solitaire renforçait ce qu’elle vivait comme une forme de paranoïa. Elle se sentait parfois observée en pleine nuit. Et ces cris qui lui vrillaient les tympans en continu… Ces cris qu’elle seule paraissait entendre dans ses songes, des supplications qui lui gonflaient le cœur d’amertume. L’énergie du désespoir perçait dans la voix de l’inconnu, dans ses appels au secours. Car il s’agissait de ça : des appels au secours. Ils semblaient émaner du ventre du monde, des profondeurs, là où nul n’avait jamais mis le pied. L’estomac de Laura se noua, mais son rythme cardiaque retrouva une régularité rassurante. Elle soupira avant de se rallonger. En revanche, il lui serait impossible de se rendormir ; elle était encore plus nerveuse au réveil et redoutait qu’une entité quelconque évadée de son rêve en profite pour l’observer durant son sommeil. Elle s’apprêtait à s’installer sur le côté pour somnoler malgré tout quand un craquement attira son attention. Figée sous les couvertures qu’elle ramena un peu plus sous son menton, la jeune femme osa un coup d’œil sur sa droite, là où la porte du placard se trouvait normalement close. Elle était ouverte. Juste un peu. Juste assez pour laisser sortir quelqu’un. Incapable de bouger, elle attendit en scrutant la semi-obscurité que les premières lueurs de l’aube percent à travers le volet qu’elle ne fermait jamais tout à fait.
De profonds cernes soulignaient les yeux de Laura, et quand elle trouva enfin le courage de quitter son lit pour rejoindre la salle de bains, elle constata les dégâts causés par l’insomnie. Ses traits tirés, son regard terne témoignaient de sa fatigue. Même quand elle croyait bien dormir, les cris résonnaient dans sa tête. Ils ne dormaient pas, eux. Jamais. Et dès qu’elle s’assoupissait, ils lui martelaient le crâne. Quelquefois, elle avait envie de hurler à l’unisson avec cette personne inconnue, sortie de son imaginaire qui la suivait depuis sa plus tendre enfance. Depuis que sa mère lui avait raconté l’histoire du Petit être de roche. Laura ne croyait pas en l’existence d’un tel personnage. Ça se saurait si des trucs pareils existaient ! se disait-elle. Essayer de s’en convaincre relevait de l’improbable tant les faits présentaient une tout autre théorie. Laura ressentait la peur qui étranglait la voix de l’homme de ses cauchemars, la déception qui l’habitait, la colère qui le nourrissait chaque jour un peu plus. Il n’émettait de souhait plus ardent que celui d’être entendu et compris. Le rapprochement avec l’être de roche du conte avait sauté aux yeux de Laura dès le début.
Elle gagna le salon, laissa glisser un doigt sur les livres alignés dans la bibliothèque jusqu’à trouver celui qu’elle lisait si souvent depuis l’enfance. Elle le tira, s’installa sur le canapé et entama une énième lecture. L’ouvrage avait été tellement manipulé que ses bords présentaient une usure caractéristique. Laura avait glissé des marque-pages en plusieurs endroits, là où l’histoire rejoignait le déroulement de ses mauvais rêves. Elle avait pris des notes, surligné des passages. Aujourd’hui, le précieux bouquin de ses jeunes années ressemblait plus à un essai qu’à un banal livre pour enfants. Les doigts de Laura connaissaient par cœur la sensation du cuir sous leur peau. Il lui arrivait de caresser longuement la couverture avant de commencer à lire, comme pour s’imprégner de la douleur qui menaçait de s’imposer à elle en parcourant ces lignes. Plus qu’une simple douleur, il s’agissait plutôt d’empathie. La jeune femme éprouvait les mêmes sensations que le petit être de roche. Elle le comprenait, oui, sans doute bien plus que quiconque ici bas.
Si toutefois il existe, songea-t-elle.
Se mettre à la place d’un personnage de papier lui paraissait incongru, proche du ridicule. Sombrait-elle dans la folie ? Elle ne le croyait pas. Saine de corps et d’esprit, elle avait pourtant grandi avec l’impression d’avoir toujours eu quelqu’un à ses côtés, invisible et discret. Quelqu’un qui ne lui avait jamais adressé la parole, qui ne s’était jamais montré non plus. Réalité ou fruit de son imagination ? Elle préférait ne pas savoir, trembler un bon coup quand elle trouvait sa porte de placard entrouverte et se dire qu’elle se faisait des idées. C’était sa façon à elle de se tranquilliser, même si elle admettait réagir bizarrement devant les faits.
— Il était une fois un homme si seul au centre du monde après la création de celui-ci, qu’il décida de se fabriquer une centaine de petits compagnons. Après des jours et des nuits, des semaines de dur labeur, il arriva à un résultat qui le combla de bonheur. Coulés dans la lave, ses petits êtres de roche venaient de naître de sa main. Mais très vite, des murmures constants envahirent l’esprit du pauvre homme. Puis les murmures muèrent en cris sinistres et insupportables. Le créateur avait beau se boucher les oreilles, il les entendait toujours, plus terribles d’heure en heure. L’un d’eux hurlait plus que les autres. La joie de goûter à la vie émanait cependant de ses plaintes. Les petits êtres de roche, comme lui, souffraient beaucoup de ce qu’ils étaient. Ils criaient à l’intérieur, et nul ne les entendait jamais. Alors leur créateur décida de les rappeler un à un dans les entrailles de la Terre. Et un à un, il les fondit de nouveau dans le magma en fusion afin d’abréger leurs souffrances. Seul notre petit être de roche solitaire, celui qui s’accrochait à la vie comme à un nouveau souffle, échappa au sort de ses camarades. Il continua d’errer seul à travers les rues et les champs, à la recherche d’un hypothétique sauveur qui pourrait percevoir ses cris de douleur.
Le cœur de Laura cognait dans sa poitrine sans s’arrêter, dans ses tempes aussi. L’afflux du sang donnait l’impression à son crâne de pouvoir exploser dans l’instant. Elle prit une profonde inspiration, ferma les yeux et essaya de se détendre. Ses épaules d’ordinaire si hautes s’affaissèrent le long du dossier en cuir, sa tête tomba en avant en tirant un peu sur la nuque. Son dos se courba et tout en elle donna alors l’apparence d’une jeune femme endormie. Elle guetta néanmoins chaque bruit, chaque tremblement de son corps et attendit. Un souffle chaud lui picota le cou ; ses poils se dressèrent sous l’effet de la peur. Il y avait quelqu’un avec elle. Aucun doute n’était permis, sinon à qui appartenait la respiration en train de caresser sa peau ?
En fait, je ne peux pas respirer, déclara une voix dans son esprit.
La même que dans ses cauchemars ! Elle redressa la tête, envahie par une appréhension nouvelle, celle de n’avoir jamais rien rêvé.
Je n’ai jamais voulu t’effrayer, poursuivit celui qu’elle identifiait comme le petit être de roche. Je t’attendais juste.
Q-Qui respire dans mon dos ?
Pas moi. La crainte te joue des tours.
Laura avait trouvé le cran de poser sa question. À vrai dire, un sentiment de confiance l’imprégnait peu à peu. Une agréable étreinte enserra ses bras. Aussitôt, une sensation de bien-être l’envahit tout entière.
N’ouvre pas les yeux ! s’exclama le petit être de roche. Pas maintenant. J’ai tant prié pour que ce jour arrive, celui où une personne bien vivante me tendrait la main.
Mais je…
Laura n’avait pas du tout l’impression d’avoir tendu la main à qui que ce soit. Elle n’avait absolument pas agi pour que la situation, identique depuis son enfance, change.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Tu es prête. Simplement et magnifiquement prête.
À… À quoi ?
De nouveau, la frayeur s’immisça dans les pensées de la jeune femme. Et avec elle le doute. La tristesse.
Ça, je crois que c’est à moi, plaisanta le personnage du conte.
Deux mains se posèrent tout à coup sur celles de Laura ; elle eut un mouvement de recul.
M’entends-tu ? M’entends-tu hurler depuis tout ce temps ?
Un mélange de confusion et d’empathie jaillit en Laura comme un feu d’artifice. Bien sûr qu’elle l’entendait ! Depuis toujours. Son petit être de roche endurait une perpétuelle souffrance qu’il souhaitait soulager, et elle percevait chacun de ses maux.
J’aurais dû rejoindre les miens quand notre créateur a fait taire leur douleur. J’aurais dû…
Laura remarqua qu’il étouffait ses sanglots.
Cela fait longtemps déjà que j’ai renoncé à la vie telle que je me l’imaginais. Je pensais que souffrir équivalait à se sentir vivant, je me suis trompé. Je regrette.
Sa poigne se durcit autour des doigts de sa nouvelle confidente.
Je regrette parce que je m’apprête à te demander quelque chose qui te changera à tout jamais.
Ta simple présence m’a changée à tout jamais, souligna Laura sur le ton de l’évidence.
Elle le pensait avec une sincérité troublante. Son cœur battait toujours la chamade, ses lèvres tremblaient. Quelque chose de terrible émanait des paroles du petit être de roche. La jeune femme craignit le pire. Que lui demanderait-il ? Surtout, se sentirait-elle à la hauteur de sa requête ? Ses yeux roulaient un peu sous ses paupières encore closes. Devait-elle les ouvrir ? Que verrait-elle alors ? À quoi assisterait-elle ? La peur au ventre, elle pressentait qu’un drame était sur le point de se produire.
Je souhaite mourir, avoua la création des profondeurs.
N’y a-t-il personne pour t’aimer et te chérir ? Pour te…
Laura hésita à prononcer ce dernier mot.
Pour te sauver ? questionna-t-elle cependant.
Nul qui m’aimerait assez pour mettre fin à mes souffrances. À part toi.
Elle déglutit. Elle n’aimait pas cet… homme ou quoi que ce soit d’autre. Elle ne l’aimait pas !
L’amour se décline en diverses façons, Laura. Pourrais-tu me détruire ? Je continuerai de brûler pour l’éternité et de crier à travers les âges. Après toi, qui m’entendra ?
Je…
Les larmes commencèrent à monter au rythme de la peine grandissante. N’existait-il aucune autre alternative ? Cette histoire devait-elle vraiment finir ainsi, comme elle avait commencé, dans la douleur ?
Je crains que oui.
Une caresse effleura la joue de Laura. Le monde parut alors disparaître. Les bruits alentour, le tic tac de l’horloge, le grondement des moteurs de voitures, le piaillement des oiseaux… Tout se fondit dans un immense trou noir, car tout à coup, plus rien n’avait de sens si le petit être de roche disparaissait. Qui regarderait Laura dormir ? Qui s’éclipserait en pleine nuit après une longue attente ? Qui lui donnerait l’impression de l’accompagner en permanence ? Personne. Elle se sentit soudain retomber en enfance, plongée de force dans un engrenage sentimental qu’elle n’avait jamais maîtrisé malgré le poids des années. Engloutie en pleine détresse.
Laura. Ma Laura.
Elle ouvrit soudain les yeux. Il n’y avait personne, hormis le spectre de la peur qui l’enveloppait. Encore. Comme vingt et un ans plus tôt, quand l’enfant qu’elle était avait commencé à croire en l’existence du petit être de roche. Et qu’il se fût agi d’un rêve éveillé, d’une hallucination ou du reflet de la folie, elle garderait toujours en elle l’empreinte de l’inquiétude ressentie par la dernière création des profondeurs.

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