A un bon petit paquet de lieues de là, vers le Sud-Est, se trouvait Baram, cité resplendissante et légendaire s’il en est. Non, je plaisante. En réalité Baram était une bourgade aux masures crasseuses planquées derrière de larges murailles de pierres sombres. Si cela semblait peu engageant, il fallait bien se dire qu’au sein du royaume de Kalte, Baram faisait figure de centre culturel et économique. Et a bien y regarder, tous les signes de la métropole phare de la civilisation étaient là, embouteillages de charrettes matin et soir, mendiants aux coins des rues, malandrins dans les ruelles sombres, autorités corrompues et aussi, une prison surchargée de détenus.

Dans ladite prison, poétiquement nommée « la Tour des Veuves », était enfermé un homme. Il se trouvait là depuis que, à la tête d’une petite troupe de guerriers, il avait tenté de s’approprier la demeure toute proche de l’un des vassaux du royaume. Il avait donc, comme il se doit, été condamné à mort. Oui, au royaume de Kalte on ne s’encombre pas avec ces notions décadentes que sont le jugement équitable et les peines en rapport avec le crime. Brûlez la masure d’un paysan et vous vous en tirez pour cinq couronnes d’argent d’amende. Par contre, marchez sur le pied d’un nobliau et c’est la décapitation.
Cet homme donc, attendait sont exécution depuis plusieurs semaines, le temps que la ville organise une petite fête pour l’occasion et que le grand prêtre local annonce que « oui oui, c’est le bon moment, les étoiles sont propices, tout ça tout ça. ». Cet homme se morfondait donc dans sa cellule, attendant sa dernière heure. Puis il y eut du bruit dans le couloir, puis une clef dans la serrure et le prisonnier crut que la période de chômage technique du bourreau venait de prendre fin. Il n’en ressentit qu’une joie très modérée pour ce brave homme exerçant le métier, ô combien décrié, de bourreau. Deux gardes entrèrent en premier dans la petite cellule et se postèrent de chaque côté de la porte, posant sur le prisonnier un regard peu amène. Deux personnes entrèrent à leur suite et non des moindres. Il ne s’agissait rien de moins que de Gyleon de Varl, seigneur de Baram, et de Vyncis, grand prêtre d’Olan, le dieu tutélaire de Baram. En somme, les deux personnes les plus importantes de la région. En retrait sur le pas de la porte se tenait une troisième silhouette, restant dans la pénombre, le visage dissimulée sous la capuche de son grand manteau gris. Le prisonnier releva à peine la tête, observant les intrus entre les mèches crasseuses de sa chevelure noire. Le seigneur Gyleon fit un pas en avant et parla d’une voix autoritaire mais où perçait une certaine anxiété :
– Kârn de Sthurie, dit Brûle-Mana, dit Brise-Mage, vous avez été reconnu coupable de nombreux crimes et pour cela condamné à mort. Cependant, nous sommes disposés à vous accorder une amnistie si vous acceptez la mission que nous nous apprêtons à vous confier.
– D’accord, répondit simplement l’intéressé.
– … Euh, bien mais… nous n’avons même pas évoqué ladite mission !
– Écoutez, vous me proposez le choix entre la mort et autre chose ? Je préfère autre chose.
– Eeet bien… d’accord, parfait parfait. Vous serez donc accompagné de quelques hommes et de la personne ici présente, indiqua Gyleon en désignant la silhouette encapuchonnée. Si vous remplissez votre mission et en revenez, vous serez gracié et n’aurez plus qu’à aller vous faire pendre ailleurs.

Le lendemain, alors que le soleil se demandait encore s’il allait se lever, la cour du donjon de Baram voyait se préparer une petite troupe d’hommes d’armes équipés de lances et de cotte de mailles. Près de l’écurie, deux hommes étaient en train de charger une mule de provisions et de matériel. Tandis qu’un palefrenier amenait deux magnifiques chevaux, Kârn sortait du donjon. Sa barbe, taillée de près, et ses cheveux, propres et réunis en catogan, encadraient son visage aux traits durs et décidés. Sa musculature racée était mise en relief par une cuirasse d’écailles polies et un pantalon de cuir brun. Un large bouclier en forme de goutte inversée sur l’épaule, une hache de combat au côté, il avait tout du guerrier vétéran, et pour cause, des cicatrices sur ses bras nus et sa nuque témoignait d’un passé tumultueux. Sa démarche souple et dynamique ainsi que son regard attentif et pénétrant évoquaient dans l’esprit des soldats présents le loup noir du septentrion, magnifique et mortel.
Voilà ! Le plan magnifiant le héros, c’est fait. On va pouvoir passer aux choses sérieuses.
Alors qu’il s’arrêtait au milieu de la cour pour admirer le cheval qu’on lui destinait, une intuition soudaine le poussa à tourner la tête. Il eut alors un sursaut en découvrant, à quelques centimètres à peine de lui, la silhouette encapuchonnée de la veille et qui semblait répondre au surnom de « la Lame de Varl ». Il ne l’avait ni entendu ni senti de quelques manières que ce soit. Durant sa nuit au donjon de Gyleon, durant laquelle il avait, entre autre, baffré comme un ogre et bu comme un nain, il avait surpris diverses conversations édifiantes sur la vie locale. Il avait notamment appris d’autres surnoms destinés à sa compagne imposée, moins officiels que celui qu’il connaissait déjà. Notamment un, particulièrement fleuri et qui pouvait expliquer pas mal de choses quant à la position apparemment élevée de la jeune femme : « la Catin de Gyleon ». Sans même tourner la tête vers Kârn, la « Lame » lui demanda, d’une voix douce mais sans bienveillance :
– Alors, reposé ? Prêt à remplir votre part du marché ?
– C’est sûr qu’on dort mieux ici qu’à la Tour des Veuves ! Et puis, un bon repas, un bain chaud, pour un peu j’aurais pu croire être le bienvenu. Et oui, je vais remplir ma part du contrat, je n’ai qu’une parole.
– Tant mieux, je n’aurais pas à vous tuer comme ça.
Et sans rien ajouter, la « Lame » bondit en selle sans effort apparent et partit au pas en direction de la grande porte, faisant un simple signe de main aux hommes d’armes qui se mirent immédiatement en formation derrière elle. Observant la silhouette au capuchon prendre la tête du groupe, Kârn monta en selle à son tour, des dizaines de question à l’esprit.

A l’une des fenêtres du donjon, Gyleon de Varl et Vyncis d’Olan regardaient le petit groupe sortir de Baram en direction du Nord-Ouest, vers les marais. Penchant la tête vers le grand prêtre sans détourner son regard, Gyleon demanda :
– Vous pensez qu’il trouvera l’objet ? Qu’il trouvera ce qui a corrompu sa magie ?
– Si ce que l’on dit de lui est vrai, il devrait pouvoir y arriver. Peut-être.
– Et s’il réussit et qu’il revient, on le libère ? Après tout, lui et vous avez prêté serment devant Olan.
– Cet homme ne croit en rien. Étant donné ces actes passés et sa réputation il n’a pas davantage d’honneur. Pourquoi respecterais-je un serment envers une personne ne respectant rien ? Et puis… il y a un je ne sais quoi chez lui qui me met profondément mal à l’aise.
Le seigneur Gyleon acquiesça à ses mots et renchérit :
– Les gardes de la prison et la plupart des personnes qui l’ont rencontré m’ont dit la même chose. Même ma « Lame » m’a avoué éprouver un certain mal-être en présence de ce Kârn !

[A Suivre…]

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