Accroupi, tenant sa monture par la bride, le jeune homme écartait de sa main gantée de cuir de daim les feuilles éparses et les herbes grasses qui recouvraient l’empreinte de pas. Parfaitement visible dans la terre gorgée d’eau, c’était une empreinte de pied nu, de pied d’homme apparemment. S’il s’agissait bien d’un homme…

Tout à ses pensées, le pisteur entendit d’une oreille distraite le bruit sourd de sabots martelant le sol détrempé. Un cavalier fit irruption dans la clairière et stoppa sa monture à quelques mètres à peine du pisteur. La bête émit un hennissement de protestation face à la violence avec laquelle le cavalier tira sur les rênes. Ce dernier n’y prêta aucune attention et, sans démonter, lança un « Alors ? » plein d’arrogance au jeune homme. Le pisteur, tournant à peine la tête vers son interlocuteur et voilant avec peine le mépris qu’il éprouvait pour « son maître », lâcha :
– Alors ? Alors il a douze heures d’avance.
– Comment peux-tu en être aussi sûr ?
Ephaël, le pisteur, baissa un instant la tête, la mâchoire crispée, inspira un grand coup puis expira lentement pour évacuer la colère qu’il sentait monter en lui.
– C’est simple, mon seigneur. Je connais ceux de son espèce, ils sont agiles et rapides. De plus, nul ne connaît mieux ces forêts que lui. L’eau qui imprègne la terre a eu le temps de remplir les creux laissés par ses empreintes. Et certaines des herbes qu’il a foulé ont eu le temps de se redresser. Mais la bonne nouvelle est qu’il est aux abois.
– Comment cela ?
– Les empreintes. Il serait maître de lui que nous n’aurions même pas trouvé une brindille de brisée.
– Quand penses-tu que nous l’aurons rattrapé ?
Ephaël tourna lentement la tête vers Hylas, son suzerain, en faisant une grimace ennuyée.
– C’est là que le bât blesse, sire, il a beaucoup d’avance et, d’après la direction des empreintes, il se dirige tout droit vers la Lurène. Très probablement vers le gué de Kymon. Avec les pluies de ces derniers jours, le gué est le seul moyen de traverser la rivière à des lieues à la ronde.
– Mais pourquoi voudrait-il traverser la Lurène ? S’il est aussi intelligent que tu le prétend il doit bien se douter que nous allons deviner où il se dirige et que traverser une rivière ne suffira pas à brouiller sa piste.
– Sire, de l’autre côté se trouvent les terres du seigneur Lethar. Il sait que vos deux familles se haïssent depuis près de quatre générations. Il sait aussi que rien ne fera plus plaisir à Lethar que de lui accorder sa protection, surtout après ce qu’il vous a fait.
Le seigneur Hylas, le visage déformé par la colère, les poings serrés a s’en faire blanchir les articulations, laissa échapper un « Malédiction ! » à peine audible. Puis il éperonna violemment sa monture en criant : « En route, il reste une chance, même s’il a beaucoup d’avance, il est à pied ! ».
Rejoignant sa propre monture, Ephaël l’entendit cracher entre ses dents : « Lethar ne doit jamais savoir, à aucun prix. Pire que le déshonneur, ce serait l’humiliation. ».

Dans les heures qui suivirent les deux hommes et leurs montures allèrent à un train d’enfer, ne s’arrêtant que pour qu’Ephaël vérifie la piste. Les bêtes dévorèrent les lieues de leurs puissantes foulées. Hylas sentait, à mesure qu’ils approchaient des terres de Lethar, la peur lui serrer le cœur. Ephaël, quand à lui, se concentrait sur les éventuelles traces de passage qu’il remarquait de temps à autre. Soudain, alors qu’ils s’apprêtaient à contourner un bosquet de frênes et de chênes bien trop dense pour y faire passer les chevaux, le pisteur, d’un poing levé, fit signe à son suzerain d’arrêter.
– Quoi ? Tu as vu quelque chose ?
Sans répondre, Ephaël sauta à terre et s’approcha des frênes. Il se mit à explorer chaque pouce de terrain, chaque arbre, chaque buisson. Derrière lui, Hylas attendait, contenant son impatience, sachant pertinemment que son éclaireur avait besoin de toute sa concentration et de calme, ce qui ne serait pas de trop si celui qu’ils poursuivait était bien ce qu’il croyait. A cette idée, le jeune seigneur de Rhéal frissonna. Puis la voix douce d’Ephaël le fit sursauter.
– Il est entré dans ce bosquet. Il y a une heure ou deux, peut être plus mais pas de beaucoup, je pense qu’il est encore là.
Hylas s’exclama, dégainant son épée, une lueur sauvage au fond de ses yeux gris :
– Enfin ! Je vais lui faire payer l’affront qu’il m’a fait ! Mon honneur sera lavé dans son sang !
Ephaël le regarda un bref instant, le visage fermé, puis se détourna pour pénétrer dans le bosquet, sa petite épée courbe en main.

Les rayons du soleil couchant peinaient à traverser l’épaisse frondaison et, passant aux travers des feuillages, baignaient les lieux de lumières dorées et émeraudes. Il régnait dans le bosquet une chaleur et une humidité anormale. Le seigneur Hylas avançait prudemment, s’épongeant le front du revers de sa manche pour la troisième fois. Devant lui, Ephaël ne semblait nullement incommodé par la chaleur, il progressait d’un pas sûr, l’œil aux aguets, se frayant calmement un chemin dans la végétation luxuriante. Au bout d’une dizaine de mètres ils aboutirent à une petite clairière que le soleil éclairait à peine tant les branches des arbres attenant avaient d’ampleur. Sans qu’ils comprennent pourquoi ils surent qu’ “Il” était là. Hylas s’écarta d’Ephaël, cherchant sa proie dans la pénombre, la main crispée sur son épée. Apercevant une ombre mouvante dans le creu d’un arbre près de son maître, Ephaël s’écria :
– Derrière vous ! Il est là !
Hylas fit volte-face… et laissa tomber son épée de stupeur devant le spectacle qui s’offrait à lui. Un être à l’allure masculine était en train d’émerger du tronc d’un puissant chêne comme une branche qui pousserait à vue d’œil. L’être à la peau d’écorce et aux formes rugueuses posa un pied dans les herbes hautes qui s’écartèrent pour le laisser passer. Hylas, trébuchant, recula de quelque pas et s’arrêta net en sentant une pointe acérée dans son dos. Tournant lentement la tête il vit Ephaël, pointant son épée courte sur lui, un sourire carnassier aux lèvres.
– Surpris ? Pourtant le piège était grossier. Mais il est vrai que vous ne brillez guère par votre intelligence. Vous ne vous êtes pas demandé comment un enfant de la Nature tel qu’un dryade pouvait laisser quelques traces que ce soit dans une forêt alors que la nature toute entière le protège ? Ni comment un simple humain pouvait traquer un être-fée sans se tromper au grand galop sur son cheval ?
Le regard affolé d’Hylas allait tour à tour d’Ephaël au dryade, ce dernier prenant petit à petit une forme plus humaine tandis que la peau d’Ephaël semblait se couvrir d’écorce, et balbutia :
– Vous… qu’allez-vous faire ? Et qui… qui êtes-vous ?
– Pourquoi le pourchassais-tu ? Demanda Ephaël, désignant le dryade.
A cette simple question la haine remplaça la peur dans le cœur d’Hylas, et lorsqu’il parla sa voix était un feu glacé vibrant de rage.
– Il a séduit mon épouse et l’a engrossée !
– Et toi qu’as-tu fait lorsque tu l’as découvert ? Demanda Ephaël en haussant la voix.
– J’ai ordonné qu’on me l’amène pour qu’il soit exécuté sur le champ, cria Hylas !
– Et pour ton épouse et son enfant, hurla Ephaël !
– Elle m’avait trahie et lui, lui c’était une aberration ! ils méritaient de mourir !
La rage d’Ephaël éclata à son tour, il hurla de toutes ses forces sur Hylas l’attrapant par sa chemise et le plaquant contre un arbre.
– Elle t’était fidèle sombre idiot, même si tu ne l’as jamais mérité ! Seulement t’es-tu jamais posé la question de ses origines ? Non, bien sûr, tout ce que tu as vu le jour où tu l’as rencontré c’est une jeune fille se baignant dans une rivière, une jeune fille d’une beauté surnaturelle. Et tu as ordonné qu’elle soit tienne. Seulement elle était notre sœur, une dryade, comme nous tous !
Hylas s’aperçut alors que de chaque arbre de la clairière sortait un de ces êtres végétaux, les dryades, et qu’elles s’approchaient lentement de lui, dans un murmure menaçant. Ephaël reprit :
– L’enfant que tu as tué était le tien ! Un bâtard, oui, d’une certaine façon. Fils d’une dryade et d’un humain. S’il y a une chose que les dryades respectent et protègent entre toutes, c’est la vie. Pour en avoir détruit deux, dont une qui n’a pas pu avoir la chance de grandir et de s’épanouir, nous allons prendre la tienne.
– Vous… vous allez me tuer ?
– Ce serait faire preuve de clémence… et nous n’en aurons aucune.
Hylas regardait avec horreur les dizaines de dryades qui l’entouraient, toutes arboraient le visage de sa femme, et toutes s’avançaient vers lui, sans un mot.
Un hurlement de terreur pure s’éleva brièvement du bosquet, faisant fuir les oiseaux. Puis plus rien. Le silence. Total. Comme si la Terre-Mère retenait son souffle.

Nul ne revit Hylas bien sûr, ni Ephaël. Et, pour les incroyables chanceux qui seraient admis dans le bosquet des dryades, qu’ils sachent qu’au centre de la clairière se trouve aujourd’hui un arbre. Ou plutôt une parodie d’arbre, chétif, torturé, à l’écorce noire couverte de mousses et de lichens gluants, ses branches tordues évoquant des serres se couvrent rarement de quelques feuilles maladives d’un brun verdâtre et les rares fruits qu’il porte sont gâtés avant même d’être mûrs. Et il paraît qu’en regardant de près, dans des replis du tronc noueux non couverts de moisissures, on peut, avec de l’imagination, y reconnaître un visage tordu par le désespoir et la souffrance.

176